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Spécial focus / Eye rape : le viol par le regard

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Rude risque comic 2 men leering at yacht or bikini clad woman postcard
Texte paru dans « Les 400 culs » Blog écrit par Agnès Giard

A partir de quel moment le regard posé sur vous porte-t-il atteinte à votre intégrité ? Venu des Etats-Unis, le concept de «eye rape» gagne l’Europe. Pourra-t-on bientôt porter plainte contre un regard jugé insistant, dégradant ou non-désiré ?

14 juin 2019, Genève. Lors d’une grande marche pour les droits des femmes, une cohorte d’adolescentes se met à scander un slogan –«Ne nous regardez pas !»–, en faisant tout ce qu’elle peut pour attirer l’attention. Longeant la terrasse d’un café où des gens sont paisiblement attablés, elles redoublent d’énergie –«Ne nous regardez pas !» Fusillant du regard les hommes (héberlués) devant qui elles passent, elles leur intiment l’ordre de détourner les yeux, comme si le fait d’être vues portait atteinte à leur personne. Le spectacle est absurde mais significatif : partant du principe que le «regard masculin» (male gaze) est par essence celui d’un prédateur –un regard qui vous déshabille–, certaines femmes l’assimilent à une forme insupportable de domination.

Faut-il mettre le regard dans la liste des «violences» ?

On pourrait s’en moquer ou s’en inquiéter, au choix. Le fait est que, d’année en année, les sensibilités s’exacerbent. Ce qui nous semblait normal il y a 30 ans devient maintenant scandaleux, au point que –portant un regard rétrospectif sur notre propre vie– nous en venons à nous étonner d’avoir subi sans broncher (et sans séquelles) des traitements qui relèvent désormais du pénal. A l’époque, ce n’était pas bien grave. Maintenant, c’est une «violence». Dans un article passionnant – «Histoire de la violence sexuelle, histoire de la personne» (publié dans l’ouvrage collectif Intimités en danger), l’historien Georges Vigarello dresse le même constat : le concept de violence ne cesse d’être ajusté, au fil de remaniements juridiques qui traduisent le souci croissant, presque schizophrénique, de protéger la liberté individuelle. Mais jusqu’où ce souci peut-il mener ?

Une relation sexuelle obtenue par tromperie

Prenons deux cas de viol similaires, dit-il. En 1828, la cour de Besançon doit juger le nommé Gaume qui, profitant du sommeil de la «femme Fallard» s’est fait passer de nuit pour son mari afin de consommer «l’acte du mariage». Il est démasqué et dénoncé au matin. S’agit-il d’un viol ? Les juges admettent que la femme a été abusée, mais refusent de reconnaître Gaume coupable car il n’a pas fait usage de la force. «L’erreur ou le défaut de consentement n’a pas été accompagnée de violence». Presque trente plus tard, rebelote. En 1857, la cour de cassation doit juger un certain Dubas qui s’est introduit de nuit dans le lit d’une femme, à Nancy, en se faisant passer pour son mari… obtenant d’elle tout ce qu’il veut, jusqu’à ce qu’elle comprenne l’erreur, crie, se débatte et porte plainte. Cette fois, les juges tranchent en faveur du viol, «attendu que ce crime consiste dans le fait d’abuser d’une personne contre sa volonté».

Quel changement entre les deux jugements ?

En 1828, les juges définissent le viol comme une relation sexuelle accompagnée de violence physique. En 1857, les juges inventent la notion de violence morale qu’ils définissent comme un moyen d’atteindre son but «en dehors de la volonté de la victime». L’importance croissante accordée à la notion de liberté individuelle «conduit très vite, durant le siècle, à réinterroger l’effet des coercitions», explique Georges Vigarello qui cite le Dictionnaire Larousse de 1876 : «Il y a viol toutes les fois que le libre arbitre de la victime est aboli.» Il s’agit, en réaménageant la loi, de protéger le droit qu’ont les individus de disposer d’eux-mêmes. Nous l’avons bien intégré à notre système de valeurs : ce souci nous paraît normal. De la même manière, nous estimons parfaitement juste que la loi interdise à quiconque de nous toucher le sexe ou de nous embrasser les seins (sans permission). L’affaire Soraya, par exemple…

L’affaire du baiser volé

Tout le monde s’en rappelle. Le 14 octobre 2016, l’animateur Cyril Hanouna encourage son chroniqueur, Jean-Michel Maire à embrasser Soraya Riffy. Celle-ci refuse à deux reprises : «j’ai dit non». Cyril Hanouna lui demande «pour quel motif», comme s’il ne suffisait pas qu’elle n’ait pas envie. Elle bégaye une excuse, qui encourage Hanouna à insister lourdement. Jean-Michel Maire finit par se pencher sur elle, «juste un smack» (dit-il), et lui embrasse la poitrine alors qu’elle tend sa joue. En janvier 2018, Soraya Riffy porte plainte. Il s’avère que depuis 1992, en France, le délit de harcèlement sexuel punit «toute atteinte sexuelle [attouchements sur les fesses, les seins ou le sexe] commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » (article 222-22 du Code pénal). Dans le cas de Soraya, le baiser a clairement été obtenu par surprise.

Tolérance zéro pour les abus

De ce «dérapage» télévisuel, beaucoup de spectateurs (hommes et femmes) s’offusquent. «L’accroissement de l’autonomie rend toujours plus intolérables nombre de comportements imposés sans partage, fondés sur une asymétrie relationnelle, transformant en inacceptables brutalités ce qui a pu longtemps être tacitement “accepté”. D’où la remise en cause radicale d’attitudes, de gestes, de comportements, de mots censés brutaliser la victime ou viser son humiliation, jusque-là plus ou moins tus ou vaguement endurés», commente Georges Vigarello. L’exigence est d’ailleurs si forte que, ces dernières années, la loi sur les agressions sexuelles n’a cessé d’être peaufinée, afin que soient interdits tous les abus, même les plus bénins (ou crétins, au choix). Depuis 2012, la définition du harcèlement sexuel s’est d’ailleurs à ce point élargie qu’elle inclut maintenant les notions dangereusement floues de «dignité» et d’«offense».

Que signifie se sentir «offensé-e» ?

«Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui, soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.» Problème : si un homme, sous couvert de me montrer ses photos de vacances, me laisse voir une photo de lui, nu, dois-je me sentir offensée ? Retournons le problème : si une femme a envie de mater et fréquente le club de gymn pour se régaler des culturistes, est-ce dégradant ? Pris au pied de la lettre, le texte de loi qui définit le harcèlement sexuel ouvre le champ à toutes les plaintes possibles, autorise tous les excès de victimisation. Il est d’ailleurs symptomatique que certaines app encouragent maintenant à dénoncer le «regard» comme une forme de harcèlement sexuel.

Regarder quelqu’un c’est lui «faire violence»

A Lausanne, depuis novembre 2019, une app permet de «signaler» à la police toutes les formes d’inconduite sexuelle, telles que : «sifflement», «remarque à caractère sexuel/sexiste», «bruitage, gestes obscènes», «frottement», et… au sommet de la liste, «regard insistant». Cela peut sembler légitime, bien sûr. Sur le site «Paye ta shnek», une contributrice raconte : «des collègues à mon beau-père souvent restent pas loin devant la maison à glander et dès que je passe il me fixe de haut en bas et même quand je me retourne je les regarde droit dans les yeux en mode énervé, ils continuent et c’est flippant…». Le regard, dans ces conditions, peut en effet être terrorisant. Mais est-il bon de le sanctionner juridiquement ? Ainsi que Georges Vigarello le souligne, cette «volonté de redéfinir tout acte d’abus et de domination en y introduisant la loi» fragilise plus qu’elle ne protège les individus. Elle témoigne en tout cas certainement d’une forme de panique collective face aux injonctions impossibles de notre société.

Etre «objectifié-e» = être une victime ?

La société exige que nous soyons des individus libres et autonomes, c’est-à-dire disposant de nous-mêmes. La propagande actuelle (qui sacralise la «liberté individuelle» sous la forme d’une liberté de choix réduite au consumérisme) nous encourage à dénoncer tout acte qui fait de nous des «objets» passifs et à condamner toute image qui montre l’humain comme «objet» de désir. Dans notre système de pensée, «objet», c’est mal. Seul le «sujet» est respectable. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas tout contrôler dans la vie : impossible de forcer les gens à nous voir (percevoir) tels que nous souhaitons être vu-es (jugé-es). Que faire si untel a de moi une image qui ne correspond pas à celle que j’aimerais donner ? Porter plainte pour «atteinte» à ma volonté ?

Jusqu’où peut aller le rejet des «emprises» ?

Jusqu’où peuvent aller ces lois qui répriment, avec toujours plus de finesse, toutes ces choses qui nous font «violence» dès lors qu’elles n’ont pas été choisies par nous ? Tout en insistant sur la légitimité de lois qui protègent les individus, Georges Vigarello dénonce le fait que ces lois ne soient jamais que les miroirs déformants de nos obsessions. En Occident, nous sommes obsédés par l’idée d’exercer notre pouvoir de décision. Nous voulons tout décider : notre apparence, notre corps, notre image, notre destin et même les contenus auxquels nous sommes exposés (voire la vogue des «signalements » en ligne, permettant de faire supprimer tous «les contenus qui paraissent inappropriés»). «D’où ce vertige possible, dont la société américaine devient un exemple extrême sinon caricatural, modèle illustrant une avancée toujours plus grande de la loi dans les gestes privés au point de punir quelquefois la seule “intention sexuelle” ou même le seul “visual harassment” (le regard trop insistant porté à quelqu’un).»

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A LIRE : «Histoire de la violence sexuelle, histoire de la personne», de Georges Vigarello, dans l’ouvrage collectif Intimités en danger, dirigé par Muriel Flis-Trèves et René Frydman. PUF, Hors-Collection, 2019.

POUR EN SAVOIR PLUS : «La théorie du “male gaze” : critique»

CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER : «Pourquoi les femmes ont-elles peur dans la rue ?» ; «Harcèlement de rue : violence ?» ; «Eye rape : le viol par le regard» ; «Une appli pour lutter contre les agressions sexuelles» ; «Peut-on encore draguer au travail ?»