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ALICE MASSAT – TROP BEAU POUR ETRE VRAI

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L’esthétique peut-elle nous sauver ?
Il y a l’Idiot, le Prince Mychkine, dans le roman de Dostoïevski, qui dit que : « La beauté sauvera le monde », mais la doctrine est moquée et elle sera critiquée à plusieurs reprises par les ennemis du Prince. Il y a Arthur Rimbaud sur la beauté, qui a écrit :
—« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux.
— Et je l’ai trouvée amère.
— Et je l’ai injuriée »…
Il y a Baudelaire pour qui : « Le Beau est toujours bizarre »…

Je mentionne ces références pour entrer en matière sur cette question de l’esthétique, et surtout pour relever qu’a priori, les poètes le signalent, il y a comme un problème avec la beauté, avec le beau. Alors comment Lacan s’en empare-t-il, dans ce séminaire sur l’éthique, et dans quelle intention ? Il y vient juste avant d’inaugurer les trois ou quatre leçons qui seront consacrées à Antigone. La tragédie va soutenir sa démonstration de manière exemplaire. Lacan sous-entend alors, par une allusion au Phèdre de Platon, qui est justement un dialogue sur le beau, qu’il s’agit de faire « un détour nécessaire1 ». Et ce détour par le registre esthétique le conduira à appréhender le beau de manière fonctionnelle, et effective. Le beau s’acquitte d’une fonction pour Lacan, et d’un effet, qui ne seront pas tout à fait ceux d’un salut, comme nous allons le voir : le beau ne fait pas le bien. Il est plutôt l’ennemi du bien, cela parce qu’il est mieux que bien : « et le mieux, comme chacun sait, est l’ennemi du bien2. »
En quoi donc, alors, le beau est-il mieux que le bien… ou pire… ? C’est ce que va permettre de considérer ce « détour » par la tragédie. Puisqu’il s’agit de considérer ici, de voir. Voir la beauté de la tragédie bien-sûr, considérable, et qui continue de nous faire discuter 2500 ans après sa création, mais il s’agit surtout d’une image centrale, celle de la beauté révélée par Antigone, une beauté qui n’est pas commune, et qui n’est pas celle des héroïnes habituelles, ni celle des déesses.
Pour parler de cette beauté révélée par la tragédie en la personne d’Antigone, il y a peut-être une allusion comparative que propose Lacan avec l’Ophélie d’Hamlet. Il l’avait évoquée dans son précédent séminaire sur le Désir3. Mais ne nous y trompons pas : si les deux jeunes filles sont fiancées chacune à des princes, si elles se donnent la mort toutes les deux avant l’hymen, et si elles provoquent toutes les deux d’autres drames qui viennent se jouer dans la fosse ou dans la caverne de leurs tombeaux, la mention allusive de Lacan sera utile ici pour les distinguer entre elles.
L’allusion de Lacan concerne pour Ophélie, l’ophelio (faire enfler, faire grossir), avec l’évocation signifiante au phallus qui se retrouve dans son nom. Par ailleurs, la référence au même signifiant, qui peut être mise en écho chez Sophocle à propos d’Antigone, est ophelein4, quand Antigone dit a sa soeur :
« Prends courage, vis ! Pour moi, mon âme est déjà partie et elle ne sert qu’aux morts5 ».
Ophelein : c’est : servir, venir en aide, secourir. Au début de la leçon 23, Lacan pointe ce signifiant, et nous renvoie à ce qu’il a déjà dit d’Ophélie au cours de l’année précédente à propos du désir, à un moment où il reprenait la fameuse équation d’Otto Fenichel, girl=phallus. C’est vrai que l’application de cette équation à Antigone ne serait pas appropriée, en tout cas pas de la même manière que pour Ophélie… Et donc, pour ce qu’il en est d’Antigone, l’allusion au phallus, ophelein, veut dire « venir en aide » aux morts, les servir. Les sauver peut-être ? Mais alors… de quoi ?
Ce que dit Lacan, c’est que le phénomène du beau s’apparente à la notion de « seconde mort » qu’il a introduite à propos de Sade, à propos du crime. La beauté supportée par Antigone intéresse cette seconde mort, c’est-à-dire l’au-delà du naturel, l’au-delà des alternances de la génération et de la corruption.
En couvrant de terre le cadavre de son frère criminel, Antigone cherche à lui permettre, peut-être, par un semblant d’inhumation, d’accéder à cette seconde mort : cesser de pourrir à la vue et au nez de chacun, des humains et des bêtes. La corruption du corps mort est exhibée. Ses effluves asphyxient Thèbes. Cela au nom de la loi du Bien commandée par Créon. Et cela signale qu’il y a des limites. Une première limite en tout cas, que la loi de Créon, qui se veut souveraine, commence à excéder, et contre laquelle s’érige Antigone.

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