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PERVERSCOPIE / Sors de ce trou !

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Saint Beat fait sortir le dragon de la caverne – gravure ancienne
Texte paru dans le Blog de Libération, Les 400 culs, écrit par Agnès Giard – 21 octobre 2020.

Il existe des saints dites « sauroctones » (vainqueurs de dragons), dont le culte est associé aux gouffres, soit l’équivalent de systèmes digestifs ou reproducteurs. Ces saints sont invoqués pour les constipations, les accouchements et… les secrets traumatisants.

Les saints sauroctones (littéralement «tueurs de reptiles») les plus célèbres sont bien sûr St Michel ou St Georges, terrasseurs de dragons. Leur nom s’inscrit dans une tradition de héros qui, à l’instar d’Apollon, clouant à Delphes le Python, font triompher la lumière. En Occident, leur culte est souvent lié à des grottes dont les boyaux descendent profondément sous terre, dans des zones de montagne, de zones inondables ou de ravins : le sauroctone c’est avant tout celui qui fait sortir les démons des gouffres et qui fait la lumière sur les sujets enfouis. Il lutte contre le néant, contre les ténèbres.

Pour faciliter les expulsions

Parmi les saintes sauroctones, une des plus célèbres est Ste Marguerite qui fut avalée par un dragon avant dʼen déchirer le ventre en brandissant la croix. Parce qu’elle ressurgit indemne hors du ventre de l’animal, elle est souvent invoquée pour faciliter les accouchements. Comme elle, les saints sauroctones permettent de faire sortir les choses qui, autrement, resteraient coincées à l’intérieur. Sors de ce corps !

L’image la plus courante du sauroctone chrétien, c’est celle d’un ermite qui lève son bâton en direction du dragon habitant une grotte et qui lui intime – au nom de Dieu tout-puissant – de vider les lieux. Ce genre de saint est souvent associé à l’idée du bonheur, comme St Béat (un ermite de l’an 1000, qui vivait dans les grottes d’Interlaken) dont le nom évoque l’immense soulagement d’être «débarrassé». Exit le monstre serpentiforme qui «bouchait» les voies de transit. Chassé, le dragon qui empêchait l’accès aux trésors enfouis !

«Avoir consulté l’oracle de Trophonius»

A ce sujet, connaissez-vous l’expression «Avoir consulté l’oracle de Trophonius» ? Cette expression signifie : avoir l’air triste et abattu. Elle date d’un culte de la Grèce antique (en Béotie), attesté depuis au moins l’époque homérique (soit le 8e siècle avant Jésus-Christ). On dit que ceux qui avaient consulté l’oracle de Trophonius en remportaient un fond de tristesse que rien ne pouvait vaincre, et qu’ils conservaient le reste de leur vie. La raison en est qu’ls avaient dû descendre dans des boyaux étroits au cours d’un rituel claustrophobique effrayant les forçant à chercher une partie d’eux-mêmes… au fond d’un gouffre. Il n’est pas innocent de s’enfoncer dans l’abîme. Ni de se confronter aux serpents qui symbolisent les vérités que l’on tente d’ignorer.

Faire surgir la vérité…

Pour consulter l’oracle de Trophonius, s’il faut en croire Pausanias (Description de la Grèce, Livre IX, Béotie), il fallait tout d’abord aller sur une certaine montagne de Lébadie, puis descendre dans un puit au fond duquel se trouvait l’entrée d’une caverne étroite. Après avoir introduit ses jambes dans le goulot, en position allongée, il fallait prendre en main des gateaux de miel afin de nourrir les serpents qui vivaient dans la grotte. Un mécanisme alors se déclenchait. Le consultant était comme happé par le gouffre, tiré par les jambes : son corps «entraîné avec autant de violence et de rapidité» que l’est un homme par un tourbillon de fleuve. Il dévalait au fond «de l’antre secret» où lui étaient révélées des choses avant d’être littéralement recraché par l’ouverture du goulot. L’expérience était si terrifiante que ceux qui avaient consulté l’oracle en ressortait en état second.

… d’un trou (de mémoire)

Le traumatisme était comparable à celui d’une naissance. De fait, le culte de Trophonius était fortement associé à celui de Démeter (déesse de la terre fertile et du retour à la vie), considérée comme sa nourrice. Mais il y a plus et c’est ici que les choses deviennent vraiment intéressantes : les statues de Trophonius étaient ornées de serpents. Par ailleurs, avant de consulter son oracle, le croyant devait boire deux eaux : une eau d’oubli (léthé) pour oublier les préoccupations mondaines et une eau de mémoire (mnemosyne) pour bien se rappeler le message de l’oracle. Après avoir été expulsé du gouffre, il était d’ailleurs interrogé par les prêtres, afin qu’il rapporte exactement ce qu’il avait vu et entendu. Puis il était remis «encore tout épouvanté, entre les mains de ses amis». Pausanias affirme qu’au sortir du gouffre, la personne avait les traits si déformés par la terreur qu’il lui fallait plusieurs jours pour «recouvrer sa raison, ainsi que la faculté de rire».

L’inconscient et ses dangers

On ne consultait pas cet oracle à la légère. Pour comprendre le sens de ce rituel traumatique, il faut d’ailleurs remonter à la légende, telle que Pausanias la rapporte : Trophonius, illustre architecte, est celui qui construisit (avec son frère, Agamède) le temple d’Apollon à Delphes. Encore une histoire de serpent. Il était si connu pour ses talents de constructeur que le roi Hyrieus le chargea de construire un édifice pour ses trésors. Avec l’aide d’Agamède, Trophonius fit bâtir le bâtiment comme un coffre-fort. Mais les deux frères le conçurent avec un passage secret pour voler ses richesses. Chaque nuit, ils entraient dans l’édifice par ce passage connu d’eux seuls et prenaient de l’or. S’apercevant que ses richesses disparaissaient mystérieusement, Hyrieus fit installer un piège dans l’édifice. Agamède fut pris. Ne parvenant pas à le libérer, craignant d’être identifié par la faute de son frère, Trophonius lui trancha la tête pour l’emporter avec lui. C’est alors que la terre l’engloutit dans ses entrailles. Il sombra au fond du gouffre de Lébadie où se situe son oracle.

D’effrayantes épreuves

Quelques années plus tard, la Pythie de Delphes recommanda aux personnes qui cherchaient des réponses de s’adresser à l’esprit de Trophonius dont l’oracle devint réputé. Mais l’idée de glisser son corps dans un trou, puis de chuter dans les ténèbres en dissuadaient beaucoup. «Les séjours dans l’antre pouvaient durer un jour et une nuit; les incrédules ne revoyaient plus le jour. Les croyants entendaient parfois l’oracle ; revenus à la surface, ils étaient assis sur un siège nommé Mnémosyne, ils évoquaient les terribles impressions ressenties, dont ils resteraient frappés toute leur vie

Le passé ne peut s’oublier

Dans un beau texte, sur son blog dédié à la mythologie grecque, Europia propose une hypothèse séduisante que je me permets de citer : «Le complexe de Trophonius, qui tua son frère pour ne pas être reconnu coupable, est celui des personnes qui renient les réalités de leur passé, pour étouffer en elles un sentiment de culpabilité ; mais le passé inscrit au fond de leur être ne disparaît pas pour autant ; il continue de les tourmenter (serpents etc.) jusqu’au moment où elles acceptent de le reconnaître comme leur appartenant. La caverne symbolise l’exploration du moi intérieur, refoulé dans les profondeurs de l’inconscient.» S’il faut en croire Europia, le fratricide de Trophonius est une métaphore de ce que l’on veut tuer en soi et garder enfoui, inconscient ou invisible.

L’oracle de Trophonius se trouve aussi en Suisse ?

Détail intéressant : le culte de Trophonius se serait répandu en dehors de la Béotie. L’historien Karl Kerenyi, qui vécut dans les montagnes d’Ascona, en Suisse, aurait ainsi trouvé les vestiges d’un lieu de culte tout à fait insolite à Tegna : une citerne qui, semble-t-il, n’était pas destinée à recueillir de l’eau. Servait-elle de ventre maternel pour mourir et renaître ? Pour accueillir et expulser des souvenirs ?

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CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE A MONTE VERITA : «Sors de ce trou !» ; «Monte Verita et la libération sexuelle» ; «Vivre d’amour et d’eau fraiche ?» ; «Otto Gross, baiseur en série ?» ; «Danse avec le diable» ; «Sexe, morphine et dadaisme», «Fidus, précurseur du flower power ?», etc