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PERVERSCOPIE / «Culture du viol» : ces mots ont-ils un sens ?

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Texte paru dans le Blog de Libération, Les 400 culs, écrit par Agnès Giard – 29 juin 2020.
Illustration : « Whore », « slut », « asking for it », « provocative », « cheeky » : la graduation des insultes suivant le niveau de la jupe.

Venue des Etats-Unis, l’expression “rape culture” se banalise en France. Problème : cette expression utilisée à tort et à travers sert maintenant à légitimer des discours en parfaite contradiction avec le message initial que ces mots portaient.

Lorsqu’elle est née à la fin des années 2000, l’expression «culture du viol» avait une raison d’être. Il s’agissait de désigner, sous une forme synthétique, les différentes causes de l’injustice sexuelle. A la question «Pourquoi, dans certaines société, la majorité des agressions sexuelles sont-elles commises par des hommes sur des femmes ?», répondre en trois mots, c’était pratique. Pour ceux et celles qui disaient «culture du viol» l’expression avait un sens précis. Dans l’ouvrage Corps Accord, rédigé par les féministes, elle était ainsi définie : «ensemble de comportements qui banalisent ou qui encouragent les agressions sexuelles : on rend la victime responsable de l’agression (tenue vestimentaire, consommation d’alcool), on met en doute sa parole, on encourage les jeunes garçons à insister pour avoir des relations sexuelles et on juge négativement les femmes qui en ont (slut-shaming)».

Etre séductrice «sans passer pour une salope»

La culture du viol, pour donner un exemple précis, c’était le discours de la presse féminine, incitant la lectrice à «être attirante» mais «sans passer pour une allumeuse». La culture du viol, c’était ces juges reprochant aux victimes leurs tenues ou leurs dessous «affriolants». La culture du viol, c’était aussi ces mises en garde : «Si tu couches le premier soir, il te prendra pour une fille facile», «Si tu mets une jupe trop courte, il te traitera comme une pute», «Refuse-toi si tu veux être respectée». La culture du viol, pour résumer, c’était d’interdire aux femmes la libre disposition de leur corps, en les prenant au piège d’injonctions contradictoires –«être sexy mais pas salope», «s’amuser mais pas avec n’importe qui», «charmer sans aguicher»– toutes chargées du même message : le sexe est dégradant pour une femme. Si elle s’adonne au sexe, il est donc juste qu’elle soit punie, c’est-à-dire avilie.

L’étiquette de pute comme outil de contrôle social

La culture du viol, c’était tout cet ensemble de petites phrases humiliantes désignant, d’une part, la femme «trop» libre comme trainée et, d’autre part, le garçon «pas assez» viril comme tapette. La culture du viol, c’était le discours incitant les hommes à se conduire de façon agressive pour prouver leur valeur et interdisant aux femmes d’avoir une sexualité récréative, sous peine d’en subir les conséquences. Deux manières de légitimer le viol. Soit en justifiant les inconduites des mâles, soit en justifiant le sort réservé aux fauteuses de trouble. «Après tout, elle cherchait…», «Quand on s’habille comme ça, faut assumer», «Elle sortait avec n’importe qui, alors…». Voilà tout ce que l’expression «culture du viol» dénonçait pêle mêle. Il n’est pas difficile de comprendre l’aspiration à la liberté qui sous-tendait son usage : pour ceux et celles qui parlaient de «culture du viol», la meilleure manière d’en finir avec le viol c’était –bien évidemment– d’encourager les femmes à séduire activement, en quittant la posture passive de la petite souris qui attend son matou.

Des mots retournés contre eux-mêmes

De façon implicite, les adeptes de cette expression militaient pour que les filles s’autorisent à draguer, à faire le premier pas, à être actives sexuellement… Hélas. Ces idéaux semblent avoir disparu, remplacés par leur exact contraire. L’expression «culture du viol» n’est maintenant plus utilisée qu’à contre-sens, en vue de défendre des positions exactement inverses à celles qui prévalaient autrefois. Pour ses nouveaux utilisateurs-ices, l’expression «culture du viol» ne sert plus qu’à censurer des images érotiques, des textes littéraires et parfois même, comble de l’ironie, des articles féministes. La chercheuse Laura Kipnis en a fait les frais. Dans son livre Le sexe polémique, elle raconte ainsi l’histoire : en mars 2015, des élèves organisent une manifestation contre elle à l’aide de matelas. Elles prennent exemple sur une étudiante de Columbia –déboutée de sa plainte pour agression sexuelle– qui avait trainé pendant un an son matelas avec elle pour faire une oeuvre d’art-performance. Sur les campus américains, le matelas est devenu le symbole de l’agression sexuelle.

L’obsession de protéger les femmes…

De quoi ces étudiantes accusent-elles Laura Kipnis ? D’avoir publié un article qui participe de la «culture du viol», car il contient des idées offensantes. L’article en question (intitulé «La paranoïa sexuelle frappe le milieu académique») établit que plus un système protège les femmes –en les assignant au statut de personnes qui toujours subissent–, plus il les fragilise. Dans cet article, Laura Kipnis s’inquiète : «l’obsession pour un imaginaire mélodramatique d’impuissantes victimes et de puissants prédateurs [se fait] au détriment de qui l’on prétend protéger les intérêts, nommément les étudiantes. Et quel en est le résultat ? Elles se sentent plus vulnérables que jamais.» Peu après la publication de l’article, des étudiantes affirment s’être senties «blessées» par cette lecture, apportant une confirmation éclatante aux propos de la chercheuse. Hélas pour Laura Kipnis, l’affaire tourne au vinaigre. La controverse prend des proportions telles qu’elle manque se faire renvoyer de l’Université. Tout ça au nom de la «culture du viol».

… renforce les préjugés contre le «sexe faible»

Dans un ouvrage passionnant consacré à ce qu’elle appelle une véritable chasse aux sorcières, la chercheuse contre-attaque. «Dans les universités, l’expression «culture du viol» en est venue à servir une rhétorique de l’urgence», dit-elle. Soi-disant pour lutter contre la «culture du viol», les autorités déploient tout un arsenal (mesures punitives, surveillance généralisée, justice expéditive, délation encouragée) qui contribue à exacerber les peurs, donc les fragilités, mais surtout à renforcer cette même «culture du viol» en dissuadant les filles de sortir du rang. Rien de plus efficace que la politique de terreur pour décourager leur émancipation. Plus les institutions (avec la collaboration des médias) prétendent défendre le sexe qu’elles jugent faible, plus elles valident l’idée que la femme ne PEUT PAS être sexuellement active, ne PEUT PAS draguer, puisqu’elle est avant tout une victime. «Tout ça crée un climat dans lequel la présomption de la femme comme réceptive par défaut aux avances des hommes est la règle», résume Laura Kipnis dans une interview à Libération.

Le triomphe du féminisme carcéral

Mise au service du tout sécuritaire, de l’intimidation sur les réseaux sociaux, des campagnes de haine et de l’appel au boycott, l’expression «culture du viol» permet maintenant à ceux et celles qui s’en arrogent l’usage de défendre des positions diamétralement opposées à celles qui permettraient d’en finir avec le viol. C’est le triste constat de Laura Kipnis : «La politique sociale inspirée par les préoccupations fémi­nines a connu un tournant belliqueux axé sur la sécurité et, pour le décrire, on a eu recours à l’expression «féminisme carcéral», inventée par Elizabeth Bernstein, sociologue au Barnard College : plus de surveillance, plus de réglementation, un empressement à troquer les libertés individuelles contre d’illusoires promesses de sécurité, et la même orgueilleuse incapacité à analyser la situation. C’est ce féminisme carcéral qui guide aujourd’hui les universités, dans un esprit profon­dément conservateur et répressif, détournant les ressources financières destinées à l’éducation vers l’appareil punitif.»

Les militantes pseudo-radicales : des néo-conservatrices ?

Au sein du féminisme, il y a toujours eu affrontement entre courants puritains et courants émancipateurs. «Les féministes soi­-disant radicales des années 1980 (le qualificatif a toujours été inapproprié) étaient des bégueules myopes, qui n’ont pas hésité à faire alliance avec les chrétiens conservateurs contre le démon de la pornographie (tout comme certaines féministes de la première vague avaient rejoint les prohibitionnistes dans leur lutte contre le démon du rhum)», rappelle Laura Kipnis. Aujourd’hui, les voilà de retour. Ces militantes qui se réclament du féminisme ne font que recycler les pires clichés du XIXe siècle, à l’aide de mots expurgés de leur signification première. Pour elles la «culture du viol», ce sont les images de beautés dénudées… comme si l’érotisme était le monopole des hommes. Pour ces nouvelles puritaines, la femme ne saurait qu’être dégradée et avilie par le sexe. Ca ne vous rappelle pas quelque chose ?

Haro sur la salope… pardon, je voulais dire femme-objet

Pour Laura Kipnis, l’ardeur avec laquelle ces militantes crient au scandale dès lors qu’une femme est mise en scène comme «objet de désir» est en tout point similaire aux jugements moraux sur les salopes. Il s’agit –en tordant des concepts féministes pour en faire les outils d’un nouvel ordre moral– de jeter le discrédit sur toutes les femmes qui s’affichent comme «trop» libres sexuellement, «trop» attirantes, «trop» désirables ou «trop» désirantes. Remplacez l’expression «femme-objet» par «allumeuse» dans les discours de ces pourfendeuses du machisme (sic) et vous obtiendrez… un discours machiste, parfaitement misogyne. «On retrouve là, en effet, dans une nouvelle livrée, l’appétit familier du mouvement anti-por­nographie pour le récit de la femme captive, confirme Laura Kipnis. Cette nouvelle version ne tombe certes pas dans l’anti-pornographie, ce qui ferait ringard (de nos jours, même les mères de famille de banlieue prétendent aimer la porno), mais la saga défraîchie de femmes tenues en joue par les pulsions sexuelles masculines ne manque pas de popularité.»

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A LIRE : Le Sexe polémique. Quant la paranoïa s’empare des campus américains, Laura Kipnis, traduit par Gabriel Laverdière, éditions Liber, 2019.

POUR EN SAVOIR PLUS : «Les leçons de morale du CSA» ; «Haro sur les publicités “sexualisées”» ; «L’érotisme, c’est du sexisme ?» première partie, «L’érotisme, c’est du sexisme ?» deuxième partiE ; «Sexe = violence ?» ; «Etre contre le sexisme, pas contre le sexe» ; «Pourquoi les femmes ont-elles peur dans la rue ?» ; «Harcèlement de rue : violence ?» ; «Eye rape : le viol par le regard»