Texte paru dans Lacan quotidien n°889
« Tout le monde s’est un jour ou l’autre assis sur un […] Perriand » 1, sans le savoir.
Traversant les couloirs du métro, je tombe sur la photographie en noir et blanc de ce qui est pour moi et pour de nombreux autres : un divan Le Corbusier — célèbre création que l’on trouve dans certains cabinets d’analystes. Telle une provocation, un nom apparaît en grand au-dessus : Charlotte Perriand. Je reste devant l’affiche un moment pour essayer de comprendre. Comment cette chaise longue serait-elle l’œuvre de cette femme qui m’est inconnue alors qu’elle porte le nom de cet architecte illustre du début du XXe siècle ?
L’affiche annonce une exposition à la Fondation Louis Vuitton 2 consacrée à son œuvre. J’y découvre son impressionnante modernité, mais encore que ses créations et réflexions se retrouvent, presque un siècle plus tard, dans ce qui est devenu « le design » aujourd’hui !
Toutefois durant l’exposition, aucun élément ne me permet de répondre à ma question. Un silence ? Ma curiosité redouble. Comment est-ce possible que cette femme, dont le travail reconnu dans le monde entier a absolument influencé le design actuel, ne soit pas connue ? De surcroît, comment son nom se retrouve-t-il remplacé par celui d’un autre ?
Charlotte Perriand se fait pourtant connaître très jeune dans le milieu des arts décoratifs, dès sa sortie de l’école en 1927. On peut même dire qu’elle est révélée en un instant, pour sa création exposée au Salon d’Automne : « Le bar sous le toit ». Elle y propose un ameublement en rupture avec les intérieurs bourgeois de l’époque : une cuisine ouverte sur la pièce principale ! Impensable à l’époque. La femme n’est plus repliée dans la solitude de sa cuisine, mais peut recevoir ses amis autour d’un bar, pour boire et danser (elle avait même intégré un phonographe), comme on peut le faire dans les cafés. Son nom apparaît alors dans les revues les plus prestigieuses comme celui d’une artiste avec qui il va falloir compter.
Mais c’est alors qu’au lieu de tirer profit de ce succès et de ce nom, elle remet sa jeune carrière en question et s’apprête à tout quitter. Elle dira plus tard qu’elle découvrait à cette occasion « avec effroi le snobisme lié à la réussite » 3. Et d’ajouter : « J’étais jeune, “voire la plus belle, la plus talentueuse”, je ne pouvais que chuter de mon piédestal, et j’étais sans programme, sans projet ». Elle pense que ce succès n’a aucun sens, et même qu’il n’est pas juste 4. Elle remet donc d’un coup en question sa carrière dans le milieu et confie son désarroi à son ami Jean Fouquet. Elle va jusqu’à envisager de devenir ingénieur agronome en s’inscrivant à l’école Grignon, ce qui la ramènerait à la campagne et au grand air de son enfance. Mais son ami coupe court à ses idées et lui donne à lire deux ouvrages de Le Corbusier sur les arts décoratifs et l’architecture. Elle est conquise par sa pensée, ses idées :
« La lecture de ces deux livres fut pour moi un éblouissement. Ils me faisaient franchir le mur qui obstruait l’avenir » 5. Sa rencontre avec Le Corbusier est pour elle « une naissance à la vie » 6. Comment mieux dire la contingence d’une rencontre ? Là où le succès très tôt rencontré la laisse égarée, elle trouve à s’orienter par la rencontre des idées et du génie de cet homme.
C’est ainsi qu’elle frappe à la porte de l’étude de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, rue de Sèvres, afin d’y travailler. Revenant sur ce moment décisif 7, elle se demande si
« Corbu » connaissait son « Bar sous le toit », car il la renvoie aussitôt. Cependant, il lui écrit quelques jours plus tard pour lui proposer de venir travailler chez lui, tout en la prévenant :
« ici on ne brode pas des coussins ». « Un peu misogyne peut-être » 8 son cher Corbu, commente-t-elle du bout des lèvres.
Cette remarque désobligeante semble toucher le point précis de l’orientation contre laquelle elle se situe depuis ses plus jeunes années. Elle qui fonde son travail contre les techniques traditionnelles telle la tapisserie vendue faubourg Saint-Antoine, crée des meubles avec des tubes de métal issus de l’aéronautique et revendique son côté masculin. Elle qui se vante de ne jamais avoir joué à la poupée, se coiffe « à la garçonne », met en avant son goût pour les voitures, et porte comme collier « [s] on roulement à billes » ! Tout porte à croire qu’elle ne vient pas faire de la tapisserie. On peut penser que, précisément par cette phrase, elle trouve à se situer, parfaitement à sa place, dans cette étude.
Si tout le monde connaît et reconnaît Le Corbusier pour ses travaux, sa personnalité difficile, non moins connue, lui vaut d’être fort décrié. Certes, en engageant C. Perriand, il lui offre la chance de se former à l’architecture auprès de lui. Mais en lui confiant la partie ameublement, il sait que son talent certain, elle pourrait aussi redorer son blason, alors qu’il vient de subir de lourds déboires artistiques.
C. Perriand évoque le moment où, après qu’elle a travaillé avec acharnement durant des semaines à la création et la construction de la chaise longue à bascule — le divan de l’affiche — et de la chaise à dossier basculant, Le Corbusier émet ce commentaire : « ils sont coquets ». Cette remarque, un brin misogyne, souligne la méfiance, ou pire, qu’il pouvait manifester envers sa jeune collègue, ce qui finira par la faire quitter l’étude.
Aujourd’hui encore, seul le nom Le Corbusier signe les fauteuils Perriand et en garantit l’originalité, de même pour la fameuse chaise longue à bascule nommée, chez Casina, LC4. Le nom de la femme est effacé.
Cependant, à aucun moment, cette aventurière passionnée pas son travail ne s’attarde sur l’analyse de ses sentiments ni de ses ressentiments. Elle agit, elle crée, elle aime le travail collectif avec ses camarades. De ces années « au couvent », comme elle appelle l’atelier rue de Sèvres, elle insiste sur le travail réalisé « ensemble ». Ses mémoires ou ses interventions diverses sont constitués d’explications de ses travaux, des idées qu’elle y met et qu’elle veut servir. Rares sont les confidences sur sa vie privée, quelques mots suffisent. Comme pour sa liaison avec Pierre Jeanneret, le cousin de Le Corbusier…
Lorsqu’elle revient sur ses désaccords et sa rupture douloureuse avec l’atelier de Le Corbusier, elle ne cache pas l’impossibilité de continuer à faire équipe avec lui, qui la suspecte sans cesse d’œuvrer dans son dos et de vouloir lui nuire. Elle n’entre pourtant jamais dans des reproches passionnés et témoigne même jusqu’à la fin de ses jours de son admiration, soulignant son génie.
En découvrant l’exposition à la Fondation, j’imaginais je ne sais quelle histoire d’amour qui viendrait éclairer l’effacement de sa signature par Le Corbusier. Telle Camille Claudel, longtemps oubliée sous la figure de son maître Rodin. Je me représentais une petite histoire, un fait marquant, qui allait expliquer, disons-le, cette injustice. Mais à mesure que je découvre ce qu’elle a fait de sa vie, je m’aperçois que ce détail n’existe pas. À aucun moment elle n’évoque ainsi l’appropriation de ses œuvres par son « vieux Corbu ». Elle n’en fait pas cas.
Charlotte Perriand dit de leur séparation que leur histoire avait été tellement belle que ça ne pouvait être mieux, citant un mythe rapporté du Japon où l’on se jette dans le cratère d’un volcan à la fin d’un amour, car on ne peut imaginer rien de plus beau. Elle formule pourtant le regret d’être partie en détruisant tout ! 9 Quel sens attribuer à cet unique regret ? À de nombreuses reprises et jusque dans les derniers jours de sa vie, elle affirme ne jamais revenir sur ses pas… de peur d’être déçue.
Sa relation à Le Corbusier se lit dans et entre les lignes. On peut faire mille interprétations sur les raisons pour lesquelles elle a laissé son nom être ainsi gommé par cet homme adoré et craint. Mais elle-même ne se prête pas à ce jeu, restant d’une rigueur extrême, ne traitant jusqu’à la fin de sa vie que de son travail.
Laure Adler dresse ce constat général : « l’histoire des femmes est ainsi faite […] de substitutions de leurs créations par des maris, des compagnons […], quelques fois, de consentement plus ou moins conscient […] des femmes elles-mêmes à leur propre effacement » 10. Comment lire ce consentement ?
J.-A. Miller souligne la position du mâle, qui se voit complet, menacé par l’Autre sexe, qui lui apparaît « comme marqué d’une irrémédiable incomplétude » 11 qui se révèle comme une « illimitation », un désir qui passe par un amour sans limites « parce qu’il est au — delà, précisément au-delà de l’avoir ». Ainsi, à rebours d’un regard féministe qui voudrait lutter pour la reconnaissance de toutes, ne peut-on voir plutôt dans la position de Charlotte Perriand un consentement certes, mais en ce qu’il est constitutif de sa solution féminine singulière ? C’est-à-dire une manière singulière de continuer d’inventer à partir d’une position féminine — jamais réductible à une forme pleine. Est-ce à dire que son consentement à sa position féminine passe par un certain effacement ? Cette femme de vingt-trois ans, qui se retrouve égarée dans la solitude du succès, ne trouve-t-elle pas dans sa rencontre avec Le Corbusier, une façon d’être pas-toute ? Pas toute dans la solitude, pas toute dans le succès. Ceci, loin de la brimer, lui permet en s’effaçant derrière le nom du partenaire, de s’arrimer.
Elle se voyait enfermée quand son nom avait soudain pris consistance. Œuvrer sous le nom du partenaire lui ouvre, semble-t-il, une liberté nouvelle. Le partenaire apporte l’idéal comme la limite, ce qui « libère une audace » 12. Elle trouve, par là même, une position subjective de femme libre qui crée.
1. Barsac J., l’un des commissaires de l’exposition « Le nouveau monde de Charlotte Perriand », cité par Jaeglé Y.,« Charlotte Perriand, celle qui a révolutionné nos intérieurs, à la Fondation Louis Vuitton », Le Parisien, 2 octobre 2019, disponible ici.
2. « Le nouveau monde de Charlotte Perriand », exposition, Fondation Louis Vuitton, octobre 2019-février 2020.
3. Perriand C., Une vie de création, éd. Odile Jacob, 1998, p. 27
4. Cf. ibid.
5. Ibid., p. 28.
6. Perriand C., entretiens avec Paule Chavasse, À voix nue, France Culture, 1984, rediff. 1999.
7. Cf. ibid.
8. Ibid.
9. Cf. ibid.
10. Adler L., Charlotte Perriand, Gallimard, Paris, 2019, p. 111.
11. Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », Quarto, n° 40, 1999, p.7.
12. Ibid.