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Pierre Naveau / Après-coup. Pourquoi une certaine privation de liberté peut-elle provoquer un choc traumatique ? /

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Texte paru dans Lacan quotidien n°895

«Mais il y a, comme toujours, manière et manière de dire les choses».

Bernard-Henri Lévy, Ce virus qui rend fou.

 

Bernard-Henri Lévy, dans le court opuscule Ce virus qui rend fou (1), dit sa sidération et exprime sa colère. Mettant l’accent sur la différence entre le virus et le discours sur le virus, il a été frappé par l’extension de l’épidémie de la peur, dont le « discours » en question a été, en effet, la cause. L’effroi, qu’une telle extension a suscité, l’a sidéré.

Le signe de la véritable panique, qui s’est emparée des corps et des âmes des habitants de la plupart des villes européennes, est apparu dans le fait qu’avant de prendre la parole, les chefs d’État consultaient, longuement, les Conseils dits « scientifiques » dont ils avaient pris soin de s’entourer. Le problème de la séparation des pouvoirs, pouvoir politique et pouvoir médical, posé par Platon dès son dialogue intitulé Le Politique et finalement résolu par Socrate, se posait à nouveau.

À cet égard, me référant au texte de Lacan « La science et la vérité » (2) (1965), il me semble que les considérations de B.-H. Lévy se répartissent entre ces trois modes de relation d’un sujet au savoir que sont la magie, la religion et la science.

Je ne donne, ici, que quelques indications à propos des références choisies par B.-H. Lévy :

La magie — Le virus aurait été investi d’une mission : pousser le peuple à la révolte contre l’actuel chef de l’État, afin qu’éclatent enfin au grand jour les injustices. Comme si, écrit B. – H Lévy, le virus nous parlait. Comme s’il pensait, savait, voulait ! (3) — Une référence à Claude Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage.

La religion — B.-H. Lévy évoque le sermon du père Paneloux dans La Peste d’Albert Camus :

« La peste est venue pour vous punir de vos péchés ! » L’« obscène » est alors invoqué par B.-H. Lévy. Ce misérable virus qui, de crachotis en crachotis, a ainsi élu le crachat comme vecteur de transmission, engagerait le coupable pécheur sur la voie du rachat (4).

La science — La référence principale de B.-H. Lévy est, sur ce point précis, Georges Canguilhem. Canguilhem a rappelé que, selon l’étymologie, le virus diffère du microbe. Là où le microbe signifie « petite vie », le virus, à l’opposé, est un « poison » (5) fait pour donner la mort.

Deux questions, dès lors, sont à poser à partir du champ qui est celui de la science : qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce qu’un virus ? B.-H. Lévy se rapporte ainsi à Naissance de la clinique de Michel Foucault (1963) et à Le normal et le pathologique de Georges Canguilhem (1966). N’apprend-on pas, quand on entre dans la lecture de ces livres passionnants, qu’un corps est fait de miasmes, de crachats, qu’il est affecté de peurs, d’effrois, de terreurs, que, la nuit, il est traversé par des cauchemars, par des représentations de « corps accrochés à d’autres corps » (6) ?

Alors ? Eh bien alors, B.-H. Lévy s’étonne. Il s’arrête à deux principes.

L’un, politique.

L’autre, métaphysique.

Réparer le monde ? Oui, dit-il. Faire entrer l’écologie dans l’esprit des lois ? Il acquiesce. Mais il ajoute : « Pas comme ça ! Pas d’un coup ! » (7) Une telle « révolution », ça se calcule. Il convient, selon lui, d’avancer d’un pas mesuré.

Il rejoint, sur ce principe, Foucault et, ne l’oublions pas, le vieil homme, Socrate : il ne faut pas réduire la politique à la clinique. La parole politique et le regard médical doivent rester séparés.

Remarque à propos d’un malentendu

B.-H. Lévy écrit avoir souvent entendu citer cette phrase de Blaise Pascal, qui se trouve dans un passage des Pensées portant sur le divertissement : « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (8).

Cette citation a servi à prétendre qu’il pouvait y avoir du bon à rester chez soi et à se limiter à voyager autour de sa chambre – allusion au Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre. Mais B.-H. Lévy fait remarquer que cette phrase de Pascal ne doit pas être séparée de son contexte. « Demeurer dans une chambre » est, selon la métaphysique pascalienne, une ascèse confrontant qui se soumet à cette épreuve « non seulement [au] rien, mais [à] l’horreur infinie de ce rien » (9).

B.-H. Lévy ajoute à cette remarque que le « corrélat » d’une telle expérience douloureuse est que, toujours selon Pascal, « le moi est haïssable » (10) et que, pour vivre une expérience exigeant le renoncement impliqué par une ascèse, il convient de se dé-centrer par rapport à son Moi, c’est-à-dire par rapport à un Moi égal à lui-même, en un mot, par rapport à un Moi non divisé !

À ne pas oublier, par conséquent : s’il y a, d’un côté, le Moi et, d’un autre côté, les autres, l’Enfer, écrit B.-H. Lévy, ce ne sont pas les autres, c’est le Moi en tant que centré sur lui-même.

Le risque de la vie

B.-H. Lévy s’insurge alors, dans sa colère, contre un certain nombre d’interdictions qui ont été décrétées et auxquelles il a fallu, avec docilité, se plier. Pourquoi les librairies ont-elles été obligées de rester fermées ? Pour quelle raison les livres n’ont-ils pas été considérés comme des produits de première nécessité ? Qui nous expliquera selon quels critères il été jugé préférable de laisser seuls (!) dans un EPHAD notre vieille mère ou notre vieux père sans qu’une visite nous soit autorisée ?

Certes, il y aurait eu un risque. Mais, B.-H. Lévy le souligne : « la vie n’est pas la vie, si elle n’est que la vie… » (11) ; si elle n’est pas écornée de cette part d’inconnu correspondant au risque de la perdre.

C’était bien là, en effet, la base d’un nouveau contrat social : Si tu acceptes de renoncer à une partie de ta liberté, je te garantis (me dit un Autre supposé) la vie sauve contre le risque d’attraper le virus (12).

L’on ne peut qu’être touché, lorsque B.-H. Lévy écrit ne pas avoir supporté que la promenade au bord de la mer, seul ou seule, avec son amoureuse ou avec son amoureux, soit restée interdite.

Bref. Il faut conclure, en laissant de côté un certain nombre de choses, comme le retour de la délation dans les commissariats de police.

La dernière phrase du livre porte sur l’esprit de résistance. Il faut résister, dit B.H. Lévy.


  1. Lévy B.-H., Ce virus qui rend fou de, Paris, Grasset,
  2. Lacan , « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.855-877.
  3. Lévy B. — H., Ce virus qui rend fou, op. cit., p. 39. 4. cf. ibid., p. 43 & 45.
  4. Ibid., p.39.
  5. Ibid., p.52.
  6. Ibid., p.47.
  7. Ibid., p. 53. Cette phrase se trouve page 149 de l’édition Pocket des Pensées de Pascal. 9. Ibid., p.55.
  8. Ibid., p.56.
  9. Ibid., p.81.
  10. cf. ibid.