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Norbert Bon / Le cerveau, le cerveau, vous dis-je… /

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« Le poumon, le poumon vous dis-je… », chacun connait cette réplique de Toinette dans Le malade imaginaire, Acte III, scène 10, où elle mystifie Argan et daube sur les médecins de l’époque, imbus de leur prétention scientifique et rapportant à une causalité unique et simpliste tous les maux du pauvre Argan : qui au foie, qui à la rate… Aujourd’hui, c’est au cerveau que nos sciencurentistes modernes 1. rapportent unilatéralement la causalité psychique (dont elles effacent le nom), quand ce n’est pas au « deuxième cerveau», le microbiote intestinal. 2

Ainsi Elena Sender rapporte-t-elle dans le dernier numéro de Sciences et Avenir 3 les effets du confinement sur le cerveau. L’article commence par l’affirmation que le confinement a modifié notre fonctionnement cérébral : « Nous constatons que nos cerveaux se sont inéluctablement adaptés et transformés. » (p. 8) Affirmation que la phrase suivante devrait suffire à démentir : « Si nous n’avons pas encore de publications sur cette période, nous connaissons les conséquences cérébrales de l’isolement grâce aux études antérieures. » explique Catherine Belzung 4. Ce n’est donc pas un constat, mais une extrapolation. Parmi lesdites études antérieures, elle s’appuie sur celle de John Cacioppo et Louise Hawkley, du Centre de neuroscience sociale et cognitive de l’université de Chicago 5 pour qui le cerveau des espèces sociales serait considérablement affecté par l’isolement : « Il peut contribuer à de moins bonnes performances cognitives globales, un déclin cognitif plus rapide, un mauvais fonctionnement exécutif, à plus de négativité et de cognition dépressive, à une sensibilité accrue aux menaces sociales… ». Et, si c’est vrai pour la mouche drosophile, c’est forcément vrai pour l’homo sapiens ! L’isolement social agirait « comme un facteur de stress qui entraine des altérations du comportement social, de la fonction des systèmes neurochimiques et neuroendocrines, des changements anatomiques et comportementaux à la fois chez l’animal et chez l’humain », selon une revue d’études faites par une équipe iranienne en 2018 6 Ce que la même Catherine Belzung explique, imagerie cérébrale à l’appui, par une hyper fonctionnalité de l’amygdale, « cette petite structure qui s’active en cas de danger lorsque l’on est anxieux ou stressé… » et, au contraire, un régime moindre du cortex préfrontal (impliqué dans le raisonnement) et de l’hippocampe (impliqué dans la mémorisation). Et la chercheuse s’appuie notamment sur une étude réalisée… chez le rat, par une équipe de Nono Sousa de l’université de Minho au Portugal 7.

S’ensuit toute une série de supputations sur les effets possibles de l’isolement social sur la sécrétion de cortisol et d’adrénaline et leurs possibles conséquences neurotoxiques en cas de stress prolongé, la baisse de la dopamine qui régule l’humeur et de l’ocytocine qui régule l’attachement et le manque de contacts physiques qui a pu favoriser les molécules pro-inflammatoires cérébrales qui peuvent avoir des effets neurotoxiques… (souligné par moi). Le tout aboutissant à des recommandations de fort bon aloi, la meilleure stratégie pour limiter l’impact de l’isolement social serait, selon Catherine Belzung, de « se défocaliser en faisant des choses pour les autres […], développer à la fois son intériorité et la solidarité demeure, en effet, la meilleure façon de contrecarrer les déficits cérébraux. » 8. Pas de doute, l’homo sapiens est bien un animal social, comme la mouche drosophile et le rat. Mais on ne nous dit pas si l’on prit la peine de comparer les effets de l’isolement chez des rats, ou des drosophiles, que l’on aurait isolés sans explication et d’autres à qui l’on aurait expliqué le pourquoi de la chose et donné chaque jour, chaque heure, des nouvelles du monde extérieur et, pourquoi pas, la possibilité de converser par Smartphone avec leurs congénères… Bref, on en oublie que l’homo sapiens est un être parlant qui vit non pas dans un Umvelt naturel auquel il serait coapté par ses instincts, mais dans un monde essentiellement construit, ,organisé par un ordre symbolique auquel sa plasticité cérébrale lui a permis de s’adapter. Certes le rat objet d’étude dans un laboratoire est lui-même introduit à l’insu de son plein gré dans cet ordre, mais sans les outils symboliques lui permettant de s’y orienter. Allez donc savoir ce qui, en fait, opère dans sa rencontre avec le chercheur entre les stimuli que ce dernier entend contrôler et ceux qu’il promène à son insu !

Mise à jour

Il faut tout de même préciser que les auteurs cités ne participent pas forcément de ce salmigondis théorico — journalistique qui ravale toute la complexité de l’homo sapiens au neuro-endocrinien. John T. Cacioppo, notamment, a publié un ouvrage sur la solitude et le besoin de lien social 9 d’où il ressort que c’est la manière dont est ressentie la solitude qui joue le rôle décisif, plutôt que le degré objectif de connectivité sociale. Ce que les cliniciens ont pu constater pendant cette période : angoisse devant l’ennemi invisible pour les uns, colère pour d’autres avec le sentiment d’être privés de liberté ou infantilisés, fatigue d’avoir à supporter ses enfants ou son conjoint ou au contraire plaisir à pouvoir prendre du temps ensemble, rêve pour les écrivains, cauchemar pour les noceurs… Cacioppo est tout le contraire d’un « imagicien » réducteur, il propose, même, un projet de « neurosciences sociales » visant à « spécifier les mécanismes neuronaux, hormonaux, cellulaires et génétiques sous-tendant les comportements sociaux et, ainsi, à comprendre les influences et associations réciproques entre les niveaux d’organisation sociaux et biologiques. » 10 C’est évidemment une grande ambition que de tenter de promouvoir une collaboration plus systématique des scientifiques biologistes, cognitiviste et sociaux sur la base d’une « croyance commune que la compréhension de l’esprit pourrait être renforcée par une analyse intégrative qui englobe des niveaux d’organisation allant des gènes à la culture. » Il remarque d’ailleurs que lesdites neurosciences sociales se sont considérablement étendues et, du même coup, diversifiées en « neuroscience cognitive, neuroscience affective et sociale, neuroscience culturelle, neuroscience sociale théorique, neuroscience sociale développementale, neuroscience sociale comparative ? » 10 Dure loi sans doute de la compétition universitaire. N’en jetez plus !

Idem, les études sur le self par l’imagerie cérébrale qui aboutissent à démanteler le concept entre « self actuel, self passé, self expérimental, self préréflexif, self mental, self essentiel, self minimal, self spatial, self émotionnel, self autobiographique, et self narratif » 10, associés à des régions cérébrales différentes. Il reconnait enfin que « les constructions développées par les psychologues sociaux apportent des moyens de comprendre les processus et comportements sociaux sans avoir besoin de spécifier chaque action individuelle par ses composantes les plus simples et permettent de faire une approche efficiente pour décrire des systèmes complexes. » 10 Les chimistes, lorsqu’ils font de la cuisine, souligne-t-il, ne s’appuient pas sur le tableau périodique des éléments, mais sur un livre de recettes, non pas « parce qu’ils pensent que les recettes ne pourraient pas être exprimées en équations chimiques, mais parce que cela serait cognitivement improductif. 10 Autrement dit, la visée intégrative n’a d’intérêt qu’en termes de connaissance théorique. En termes opérationnels, il y a des sauts paradigmatiques entre niveaux qui impliquent des outils d’analyse et d’intervention spécifiques.

Quant à la psychanalyse, c’est précisément ce saut qu’effectue Freud dès L’Esquisse d’une psychologie scientifique 11 lorsque, s’agissant de traiter le cas clinique d’Emma, il passe de la spéculation sur le traitement des quantités énergétiques par les neurones ?, ?, ?, à l’analyse du réseau langagier dans lequel la phobie de la jeune fille et les affects qui l’accompagnent sont noués 12. Nul besoin, pour l’opérationnalité de la psychanalyse d’avoir recours aux processus biochimiques et neuronaux qui, nécessairement, sous-tendent, et non pas déterminent, ces processus psychiques. Et, même si, en 2030, on pourra lire la parole dans le cerveau, comme le science-fictionne un autre article du même numéro de Sciences et avenir 13, ce n’est pas demain la veille qu’une intelligence artificielle pourra y capturer le sujet de l’inconscient dans un lapsus où un mot d’esprit. Mais l’endormir, pourquoi pas ? En effet, voilà déjà que nos marchands de sans-souci, un temps mis en veilleuse pendant la crise, nous proposent leurs recettes faciles pour sortir en douceur du confinement et retrouver la sérénité dans l’adversité… 14

Notes

1  Bon N ; 2018 (26/04), “Science, scienscurantisme et suggescience”, freud-lacan.com, https://www.freud-lacan.com/getpagedocument/27269.

2    Bon N., 2017, “À l’écoute du ‘cerveau d’en bas’ ?”, Le Journal des psychologues 2017/8 (n° 350), pages 75 à 77.

3  Sender Elena, 2020, “Confinement. Le cerveau soumis à rude épreuve”, Sciences et avenir, 880, p. 8-11.

4 Directrice de l’unité Inserm 1253, Imagerie et cerveau, à l’université de Tours. Citée par Sender, op. cit., p. 8.

5  Cacioppo J.T., Hawkley LC, 2009, “Perceived social isolation and cognition”, Trends in Cognitive Sciences, 13, 447-454.

6  Cité par Sender, op. cit., p. 9. A noter qu’il est moins coûteux et plus rentable pour la carrière d’un chercheur de faire des revues d’études (méta-analyses) que de mettre en œuvre ses propres recherches !

7  Oliveira T. G., 2016, “The impact of chronic stress on the rat brain lipidome”, Molecular Psychiatry ; 21. 80-8.

8  Belzung C. Citée par Sender, op. cit., p. 11.

9  Cacioppo J.T., 2008, Loneliness : Human Nature and the Need for Social Connection, W. W. Norton.

10 Cacioppo J., Bernston G. et al, 2010, « Social neuroscience and its relationship to social psychology », Social Cognition. 2010; 28, 6, p. 675–685.

11  Freud S., 1895, Esquisse d’une psychologie, érès 2011.

12  Bon N., 2017, “Amusons nous à tirer sur la corde”, freud-lacan.com,

https://www.freud-lacan.com/getpagedocument/10218.

13  Sender E., 2020, “Une IA lit la parole dans le cerveau”, Sciences et Avenir, 880, p. 56-59.

14 Lenoir F., juin 2020, Vivre dans un monde imprévisible, Fayard.