Christian Fierens / La sublimation en psychanalyse : une érotique pour la psychanalyse /
À propos du livre de Érik Porge
« Amour, désir, jouissance. Le moment de la sublimation »
(Éditions érès, 2020)
- « Existe-t-il une sublimation spécifique à l’exercice de la psychanalyse ? »
- Qu’est-ce que la sublimation ?
La deuxième question semble de prime abord plus large que la première qui annonce l’intention du livre. Et pourtant, le livre implique une révision de ce qu’est la sublimation (chez Freud, chez Lacan), si bien que la psychanalyse vient ici éclairer ce qu’est la sublimation en général en même temps que la sublimation vient éclairer ce qu’est la psychanalyse.
L’exercice de la psychanalyse, réglé par l’artifice de la règle fondamentale (association libre et attention également flottante) ouvre la prise en compte de l’inconscient et « c’est toujours en lien avec des questions cruciales de l’éthique » que l’auteur précise d’emblée comme « Élever un objet à la dignité de la Chose » (p. 17), ce qui définit la sublimation selon Lacan. Nous avons une triple quasi-équation visée par la règle fondamentale : inconscient = éthique = sublimation. Cette équation s’inscrit dans la question du savoir en tant qu’elle unit et oppose le « Supposé savoir » et le « Non-savoir » dont l’analyste doit faire preuve. L’unité des deux (qui résonne dans l’unité de la théorie psychanalytique et de ce qui se joue dans la cure) est aussi appelée « Coalescence » et Porge l’identifie à la « Jouissance » (ce que je discuterai plus loin). L’opposition des deux est appelée « Coupure » et Porge l’identifie à la sublimation. « La structure nodale de la sublimation rend compte de son effectivité à réaliser la coupure de la coalescence du sujet supposé savoir avec la structure clinique » (p. 24). (chapitre 1) La sublimation révèle le propre de la pulsion » (phrase tirée du séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, dépliée p. 28 à 41). La pulsion n’est une poussée constante qu’à partir de la dérive (autre terme pour traduire le Trieb freudien), dé-rive, coupure de la rive : « Il s’agit à chaque fois de ne pas ontologiser le concept, afin de libérer ses amarres substantielles pour le laisser dériver au fil de “lalangue » » (p. 34). La coupure essentielle à la dérive-pulsion n’est autre que la coupure de la sublimation : le devenir de la pulsion « Équivaut à la sublimation en élevant l’objet a du fantasme à la constance d’une satisfaction (jouissance) dans la pulsion » (p. 37). (chapitre 2)
La compréhension de la finalité de l’analyse est fondamentalement changée par la sublimation. C’est l’objet même du livre. Sans la prise en compte de la sublimation, la finalité de l’analyse peut se comprendre comme l’identification au symptôme en tant qu’elle « se rattache au problème général de l’identification du sujet dans son rapport à l’inconscient » (p. 51). La sublimation va beaucoup plus loin, puisqu’elle « Produit un lien entre désir et jouissance, puisqu’elle-même représente un devenir-pulsion du fantasme et un abord de la jouissance au lieu fondamental de la Chose, qui va être colonisé par l’objet a » (p. 51). Je fais ici remarquer que l’expression « Identification au symptôme », un hapax qui survient tout au début de la première leçon du séminaire XXIV, devrait être compris en écho direct au séminaire XXIII du Sinthome et devrait donc être interprété comme un faire constant, pulsionnel, dérive incessante de la topologie qui fabrique toujours à nouveau le sinthome à la place du symptôme. Ceci effacerait ou diminuerait l’opposition entre la fin de l’analyse vue du côté de l’identification au symptôme et la fin de l’analyse vue du côté de la sublimation. (chapitre 3)
On peut, à la suite de Lacan, définir les « structures cliniques » « en fonction de leur coalescence avec le sujet supposé savoir » (p. 64) : « quelque part on sait ce que veulent dire ces signes que lui ne connaît pas » (paranoïa), « ne surtout pas se prendre pour un maître » (névrose obsessionnelle), supposer « une autre femme savoir ce qu’elle veut et ce qu’il faut pour la jouissance de l’homme » (hystérie). Mais lesdites « structures » ne valent qu’en fonction d’une « coalescence » (qui implique en même temps la coupure ou la possibilité de la coupure), coalescence qui est fondamentalement un « tissage » (p. 66) ou une « tresse à trois brins portés par les termes sujet, supposé, savoir qui s’entrecroisent » (p. 69). Chaque fois, c’est l’entièreté de La Structure qui est convoquée (à l’opposé de structures psychopathologiques réalistes antinomiques à la démarche même de l’analyse). Et cette Structure « a le plus étroit rapport avec la fin de l’analyse » (p. 80). Entendons déjà : « avec la finalité de l’analyse ». (chapitre 5).
Qu’attendre dès lors du « psychanalyste » ? Sujet supposé savoir. Le cogito de Descartes tente déjà d’articuler le savoir (cogito) et le sujet (ergo sum) ? ; cela ne va pas sans le sexe et Érik Porge suit Lacan en positionnant l’analyste dans une « relation triadique entre sexe, savoir, sujet » (p. 86). À partir de l’exercice de l’analyse, à partir de la pulsion, à partir de la finalité de l’analyse, à partir de la Structure, l’analyste ne peut se dire que « lacanien ? ». Mais n’est-ce pas simplement l’a priori de départ, puisque la quasi-totalité des citations de l’ouvrage sont tirées de Lacan et de lacaniens avérés ? Non. « L’adjectif “lacanien” pose en son fond la question d’une identification, c’est-à-dire d’une sorte d’appropriation et de transformation dans un mouvement de délestage » (p. 92). Autrement dit, « lacanien » ne dépend pas tellement des citations, mais du questionnement repris et approprié par l’analyste parce qu’il est approprié à l’analyse. Quant au savoir, l’analyse ne peut se dérouler que si le psychanalyste sait « qu’il y a incommensurabilité du savoir et de la vérité » (p. 90). Quant au sujet, l’analyse ne peut se dérouler que si le psychanalyste sait que le sujet de l’énoncé n’est pas le sujet du dire. Quant au sexe, l’analyse ne peut se dérouler que si l’analyste n’est pas coincé dans une position masculine totalitaire, que si la porte reste constamment ouverte sur le « pas-tout ». Porge avance « que l’on ne peut se dire lacanien qu’au titre d’une identification » (p. 102). Et cette identification suppose certes l’appropriation, mais surtout le délestage : le non-savoir, la remise en question du sujet et le pas-tout du sexe. Ne doit-on pas dès lors dire que « lacanien » devrait devenir le nom de ce délestage inhérent à l’appropriation, plutôt que celui du refondateur de la psychanalyse ? (chapitre 6)
Le désir de l’analyste s’approche dans le croisement du délestage du savoir, du délestage du sujet et du délestage de la castration (pas-tout). « Le désir de l’analyste n’a pas de substance, pas d’attribut particulier, c’est essentiellement une force opératoire qu’il tient de se situer à la jonction de la réalité sexuelle, de l’inconscient et du transfert » (p. 111). C’est le désir de l’analyste qui commande la valeur de « l’interprétation ? ». Celle-ci « se distingue de ce que désigne ce terme partout ailleurs » (p. 113, citant Lacan, D’un Autre à l’autre, p. 346). Toujours fonction du désir de l’analyste, son intervention judicieuse « sera celle d’un discours qui détermine son “je” à son insu » (p. 115) sur un mode très variable (qui comprend même l’erreur), qui porte « sur la surprise et la méprise » (p. 116), dans le but « d’obtenir au final un effet de sens réel (à partir du nœud borroméen de R, S, I), un sens blanc, différent de la signification » (p. 116). (chapitre 7)
La mise en question de l’identification de l’analyste et de son désir implique la distinction précise entre « intension » et « extension », entre l’individuel et le collectif. Ainsi l’identification de l’analyste comme « lacanien » apparaît d’emblée comme une identification collective, en extension (comme toutes les façons communes de comprendre l’identification d’ailleurs) ? mais cette dénomination ne vaut que par le procès qui implique justement le délestage infiniment soutenu de toutes ces composantes imaginaires (tel est justement le sens de la « passe »). Ainsi le « désir de l’analyste », qui apparaît davantage en intension, est toujours pris dans le mouvement d’un discours « qui consiste à articuler la distinction et la tension entre l’individuel et le collectif » (p. 122). Cette question de l’intension et de l’extension est centrale dans la compréhension de la sublimation : la sublimation centrée sur la valorisation sociale chez Freud est orientée vers l’extension, tandis que, chez Lacan, comme « élévation de l’objet à la dignité de la Chose », elle est animée par l’intension partant du Réel. (Chapitre 8)
La dimension propre de l’acte, « c’est l’échec » (p. 152, citant Lacan, D’un Autre à l’autre, p. 346). Il faut entendre ici à la fois l’acte analytique et l’acte sexuel. « L’analyste n’est pas en surplomb par rapport à l’analysant dans son rapport au sexuel » (p. 147-148). Autrement dit, il faut comprendre l’acte sexuel et l’acte analytique dans leurs connexions, qui impliquent chaque fois un rapport ou un non-rapport (entre les deux personnes sexuées, entre l’analysant et l’analyste). Du côté de l’acte sexuel, « il n’y a pas de rapport », c’est l’échec. Cet échec a son pendant dans la « disparité subjective » (Le transfert) entre l’analysant et l’analyste. Se pose alors la question du pourquoi de cet acte voué à l’échec de part et d’autre. On pourrait dire que l’acte c’est toujours le surgissement d’une invention de soi à partir de l’inconscient. Dans et par son ratage, l’acte sexuel réussit à inventer quelque chose de neuf. L’acte analytique est à entendre selon Porge « comme l’acte qui fait passer de la position analysante à celle de l’analyste » (p. 154) et c’est de cet acte, dont la passe prend acte. Il va de soi que la passe devait, doit et devra être un échec. Mais quel est le sens de cet échec ? Le rapport analysant-analyste peut s’entendre à la fois comme un « rapport entre un analysant et un analyste avec deux places occupées par deux personnes en même temps, mais cela désigne aussi deux places occupables par une seule personne dans des temps différents » (p. 156). On privilégiera assurément le deuxième sens, non seulement dans la passe, mais aussi déjà dans le cours de l’analyse. Échec de l’acte : on n’est jamais devenu analyste. Au mieux, on le devient sans cesse et il s’agit toujours à nouveau de passer du discours hystérique au discours psychanalytique (le discours analytique est « à la fois un des quatre discours et le discours qui surgit lors d’un changement de discours » p. 167). Tout ceci remet en question la perspective en termes de personnages (« analysant » et « analyste ») au profit de la dynamique de l’acte précédent les acteurs, de l’acte des discours qui déterminent les semblants plutôt que d’être déterminés par des agents. « Il y aurait bien un acte, peut-être. Mais cet acte ne ferait pas rapport » (p. 168), faute précisément d’un statut fixé des analysants et des analystes, dirai-je, qui n’existent que dans le devenir : échec de l’acte et relance de l’acte. Érik Porge pose ensuite la question du « branchement des formules de la sexuation et de celle du discours analytique » (p. 168), précisément en fonction du ratage de l’acte : « il pourrait s’agir d’une élévation au carré du non-rapport comme tel ou d’une suppléance par l’acte analytique du non-rapport sexuel. » (chapitres 10 et 11)
« Je n’en veux rien savoir » conditionne la possibilité de l’acte (sexuel aussi bien qu’analytique), car l’acte n’est jamais la réalisation pratique d’une idée ou d’un programme qui pourrait être su. Mais quel « je n’en veux rien savoir » On se souvient que Lacan pose la question tout au début du séminaire Encore. On doit distinguer très clairement le « je n’en veux rien savoir » commun ou encore celui du névrosé et celui qui devrait être celui de l’analyste (et même déjà celui de l’analysant si possible). Le premier, horreur de savoir, peut être exemplifié par l’horreur de la jouissance : « la proximité de l’horreur et de la jouissance n’a pas échappé à Freud quand il qualifie de jouissance ignorée à lui-même l’horreur de l’homme aux rats racontant le supplice des rats enfermés dans l’anus » (p. 183-184). Le « je n’en veux rien savoir » porte ici sur la jouissance ? et la passion de l’ignorance est ici tournée vers l’évitement de la jouissance. Le deuxième « je n’en veux rien savoir », au contraire, « peut animer un mouvement pour en savoir plus » (p. 186), en savoir plus « de la triade sujet, savoir, sexe » en tant qu’elle est animée justement par le manque, le manque radical (qui correspond à ce que j’ai proposé d’appeler « le principe de jouissance », qui commande le fonctionnement propre de l’inconscient). Le deuxième « je n’en veux rien savoir » n’évite pas la jouissance, il la recherche. (Chapitre 12)
La « sublimation » effectue son nouage « avec l’action des trois termes amour, désir, jouissance » (p. 211). Nous avons là quatre des cinq concepts du titre de l’ouvrage (je reprendrai plus loin le cinquième concept : « moment »). Le propos reprend deux aphorismes de Lacan dans le séminaire sur L’angoisse ; le premier : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » (où manque la sublimation) ; et le second : « L’amour est la sublimation du désir » (où manque la jouissance) (L’angoisse, p. 209, citations reprises p. 213). La sublimation traverse l’ensemble du livre : sublimation inhérente à la règle fondamentale, sublimation de la pulsion, sublimation de la finalité de l’analyse, sublimation dans la Structure, sublimation
du psychanalyste qui s’efface pour la question de l’analyse, sublimation disant le désir de l’analyste, sublimation en intension, sublimation d’où part tout acte, sublimation du deuxième « je n’en veux rien savoir ». Mais qu’est-ce que la sublimation ? La lecture du livre oblige à prendre la mesure du déplacement du concept : de Freud à Lacan. Alors que chez Freud, la sublimation impliquait la « valorisation sociale » (p. 122) de l’artiste sublimant, chez Lacan, elle élève l’objet à la dignité de la Chose (passim, dans le séminaire de L’Éthique). Le lecteur l’aura compris : seule cette dernière conception rend compte du travail de la psychanalyse et de sa finalité, voire de sa fin. Dans le procès analytique, le désir est sublimé en amour. Quel désir ? Celui de l’analysant d’abord qui s’engage dans le transfert d’amour. Mais aussi celui du désir de l’analyste, qui précisément ne vaut jamais que comme désir déjà ouvert à la sublimation et donc à l’amour de transfert (qu’il ne faut pas prendre pour un artefact ou un contretransfert). (Chapitre 14)
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Mais d’où découle cette sublimation qui change complètement la façon de voir la psychanalyse, la sublimation spécifique à l’exercice de la psychanalyse, véritable propos du livre ? C’est, à mon sens, la jouissance qui peut condescendre au désir, par le truchement de l’amour et, ajoutons, moyennant la sublimation (entendue au sens précisé par Lacan, et non au sens commun, puisé chez Freud). Mais alors la « jouissance » doit elle-même être comprise comme le principe (c’est le principe — « le principe de jouissance » — qui peut descendre dans le désir pour l’animer, par l’amour et moyennant la sublimation). La conception de la jouissance comme « coalescence » (p. 21 et 22), comme satisfaction (p. 37 et p. 212) s’éclairerait avantageusement d’une tout autre conception : relative au désir (p. 182), relative à l’ » inconscient sans sujet, fait de jouissance » (p. 195), il est cette place « d’où se vocifère que “l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Être” » (Lacan, Écrits, p. 819). Car c’est bien la jouissance (irréelle et de pur principe) qui condescend au désir (et non, bien sûr, le désir qui aboutit à la jouissance). On pourrait ainsi rétablir le titre dans l’ordre (de haut en bas) : jouissance, amour, désir (et non amour, désir, jouissance).
Toujours à propos de la sublimation spécifique à l’exercice de la psychanalyse, le moment de la sublimation ne serait plus compris dans le sens d’une conclusion : la sublimation (et la référence lacanienne au transfini à-propos de la sublimation) « concerne la fin de l’analyse autrement que sur le mode d’une opposition imaginaire de l’analyse finie et de l’analyse infinie » (p. 218), le moment ne serait plus comme le
« moment de conclure » (p. 134) : il est d’ailleurs remarquable que tout de suite après ce moment comme conclusion logique (déduction), E. Porge introduit le « déduit » comme lieu de « divertissement, récréation, jeux érotiques, ébats amoureux » (p. 135). Le vrai sens du moment est ainsi le moment d’une force, le moment de la force libidinale qui se relance dans la sublimation au-delà de fini ou infini. Car la sublimation, en son fond, est essentielle libidinale, sexuelle (comme Lacan se plaît à y insister en relevant le poème courtois, pornographique, scatologique d’Arnaud Daniel, dans le séminaire de L’Éthique). Le moment de la sublimation, c’est le moment essentiellement libidinal de relance infinie, au-delà et en deçà de toute fin. De nouveau, ceci oblige à nous déplacer de la conception de la sublimation (comme satisfaction non sexuelle de la pulsion, chez Freud) vers l’élévation à la dignité de la Chose, laquelle, jouissance, ne peut condescendre au désir que par le moyen terme de l’amour.
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Dans ce livre riche et fouillé (comme toujours avec Érik Porge), qui remet au travail le concept de sublimation et sa pertinence pour comprendre à nouveaux frais la fin et la finalité de l’analyse, on trouvera, en outre, de nombreuses et heureuses précisions pour d’autres concepts et pour leur place dans le corpus lacanien. Les références topologiques y sont nombreuses, ainsi que les hypothèses de rapprochement (de « branchement ») entre des thèmes apparemment différents de la théorisation lacanienne (par exemple « les formules de la sexuation » et les « quatre discours »). En rendre compte davantage n’a pas été possible dans cette présentation?; le lecteur trouvera dans ce livre un appui sûr quoique toujours à refaire du questionnement de Lacan. Cet ouvrage est difficile en fonction même de son sujet. Il demande au lecteur un effort, mais ce sera un effort payant. Car c’est seulement au prix d’une remise en question fondamentale (auquel ce livre invite indubitablement) que la psychanalyse — en intension et en extension — peut faire son chemin.