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Alice Ha Pham / Se taire /

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Publié dans Lacan Quotidien n°889

Qui tacet consentire videtur.

Mazarine Pingeot, dans son dernier roman, Se taire (1), lie des thèmes qui lui sont chers — à savoir le silence et le poids du secret — avec l’actualité brûlante du mouvement de libération de la parole des femmes. Pour se faire, elle s’est inspirée de l’histoire des unes et des autres — dont celle de sa nièce — sans pour autant revendiquer de porter la parole des femmes. C’est d’ailleurs le truchement de la fiction qui lui permet de le faire. Avant même les révélations d’Adèle Haenel (2) (fin 2019) ou de celles de Vanessa Springora (début 2020) dans son incontournable Le Consentement (3), Mazarine Pingeot attrapait ce débat crucial autour du binaire parler/se taire.

Dans cette fiction, l’auteure nous invite à réfléchir sur l’envers de cette dénonciation à tout va, amorcée en 2017 par le mouvement #MeToo, car d’aucunes préfèrent se taire. Mais se taire, par référence à l’adage en exergue, est-ce consentir ? Le roman nous enseigne sur ce point, nous fraie une voie (4).

Mathilde, la narratrice, toute jeune, fait une mauvaise rencontre. Lors de son premier shooting, elle se laisse impressionner par l’homme, une sommité politique, qu’elle doit photographier. Il la viole sans vergogne. Mathilde, sidérée et terrorisée, ne se défend pas. Pire — et là se loge sa culpabilité —, elle prend les photos de l’homme après avoir subi l’agression. Cet événement traumatique, d’une grande violence, laisse alors à jamais, dans son corps, sa trace indélébile. Pour autant, elle n’a pas d’emblée l’idée de parler. Appartenant à une célèbre famille, Mathilde sait, de toujours, se taire pour ne pas faire de vagues : « j’ai été programmée pour ne pas faire scandale » (5). Mieux vaut ne rien dire, pour elle, pour son père, pour sa famille : le discours du clan finit, si toutefois c’était encore nécessaire, de la convaincre de garder le silence. Peu de chose le scelle définitivement, car il est là, en elle depuis longtemps. « Bien avant (…) il y a quelque chose qui t’a éteinte », lui dit si justement sa sœur aînée, protectrice et féministe endurcie à la mode roller derby. Ce « quelque chose » a trait à sa féminité, qu’elle ne sent pas sienne et à laquelle elle n’a pas consenti.

Le silence, autour duquel se noue sa position subjective, l’entraîne dans un tel déboussolement, qu’elle ne réussit plus à reprendre pied. Le se taire est dorénavant aux commandes. Ses choix de vie se font telle une commémoration de ce silence. Le programme de jouissance, par lui initié, installe inexorablement sa logique mortifère. Au fil des pages, le roman ne cesse de déplier la position de ravage dans laquelle s’enferre la narratrice. L’homme qu’elle choisit comme compagnon a juste ce qu’il faut de désir et de mépris pour elle : « Je suis élue et méprisée (à ma juste valeur) », dit-elle, « j’endosse ce rôle dès le premier soir » (6).

Lorsque, des années plus tard, l’affaire, ressortie par des journalistes sans scrupules, voit le jour, Mathilde se tait encore, se confine même, se terre. Elle cesse de travailler et se recroqueville autour de ce silence mortifère, se laissant agresser cette fois par les journalistes, les féministes et toutes sortes d’individus déchaînés qui pensent savoir quelque chose sur la parole et la vérité. On lui reproche son silence, ce que, sans chercher à se justifier, elle interprète ainsi : « Je renonce à lutter pour les femmes, je n’attaque pas les hommes, je ne dénonce pas le système, je donne raison à la domination masculine. » (7)

Seul le devenir mère semble réveiller quelque peu Mathilde, moment charnière qui la décide — non sans l’aide de sa sœur qui veut un peu trop son bien — à se séparer du compagnon devenu violent. Quelque chose en elle la pousse alors à agir. Elle n’est plus seulement une jeune femme violée, mais une mère qui prend ses responsabilités. Est-ce par sa position de mère qu’elle consent à devenir femme ? « C’est à moi de le faire. S’il y a une discussion à avoir, je suis la seule à pouvoir la conduire, s’il y a une réparation à demander, il n’y a que moi qui puisse l’exiger. » Et de souligner : « ça n’aurait pas dû être perdu dans les silences successifs, et les arguties juridiques, trop de bruits et trop de silence, c’est un mauvais cocktail » (8).

Mazarine Pingeot choisit une forme de récit étiré, sorte d’épopée triste dans laquelle chaque acte, chaque choix semble entraîner un peu plus la narratrice vers le pathos de son existence. Mathilde peine, en effet, à se frayer un chemin dans la vie. Et si l’auteure nous laisse en quelque sorte décider du dénouement, elle n’est pas sans sous-entendre que le risque prégnant du silence est le passage à l’acte. À propos de son livre, Mazarine Pingeot dit qu’il comporte une violence qui excède sa propre position. Et c’est justement ce style brutal qui fait entendre, de manière plus vive encore, ce que l’acharnement médiatique peut répéter de violence en faisant à nouveau d’une femme un objet, celui des médias, celui de la toile. À celle qui a choisi de se taire, on ordonne de parler au nom de la Vérité, pour la libération de la parole des femmes…, mais « derrière le brouhaha du monde [continue] la souffrance des femmes » (9).

Si le roman montre combien une femme peut être brisée par un viol, il dit bien davantage, il dit combien le silence est mortifère, il dit combien l’injonction contemporaine

« Parle ! » est violente, il dit combien il est difficile – et à vrai dire sans doute impossible sans l’analyse – de faire cesser la jouissance du se taire. Il dit que chaque femme affronte différemment l’attentat sexuel dont elle a été l’objet, qu’il n’y a pas une manière de faire avec ça, que chaque femme se débrouille avec sa singularité et trouve sa propre solution face à cela. Mathilde — personnage de fiction — n’est pas Vanessa Springora, elle n’a pas la même histoire, mais surtout n’a pas sa plume ni son audace, et n’a pas croisé sur sa route un psychanalyste. Comme le souligne pertinemment Clotilde Leguil, « La vérité de la parole et sa libération est en effet l’affaire de la psychanalyse (…), mais il est question d’une vérité du sujet, qui lui est propre, et qui renvoie à son désir inconscient, et non à une vérité collective » (10). Il ne s’agit pas forcément de dire à la justice, aux médias, sur la toile, mais de bien dire.

À contre-courant du déchaînement d’une certaine libération de la parole des femmes, et sans magnifier le silence, Mazarine Pingeot nous rappelle que dire à tout prix n’est pas une thérapie (11).

 

  1. Pingeot M., Se taire, Paris, Julliard,
  2. Haenel A., « #MeToo : L’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou », Médiapart, 4 novembre
  3. Springora , Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.
  4. Lacan , « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » (1965), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.192-193.
  5. Pingeot M., Se taire, cit. , p.26.
  6. Ibid., p.98 & 101.
  7. Ibid., p.259.
  8. Ibid., p.268.
  9. Ibid., p.18.
  10. Leguil C., « Mondialisation de la parole féminine et déchaînement de la vérité», Ornicar ? n° 52 – « Dark Continent», Paris, Navarin, 2018,  162.
  11. Pingeot M., Matin Première sur rtbf, septembre 2019, disponible ici.