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Une forclusion du sujet au programme de philosophie / Virginia Rajkumar /

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Texte publié dans Lacan quotidien n° 835

C’est à la science, dans sa version scientiste, que Jean-Michel Blanquer a choisi de donner sa confiance, et l’école avec elle !

« L’école de la confiance », pour reprendre son slogan, a en effet trouvé son maître et sa méthode dans « la pédagogie fondée sur les preuves » (1). Le nouveau Conseil scientifique dirigé par Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France en psychologie cognitive expérimentale, en serait le nouveau cerveau, orientant notre ministre dans ses décisions et délirant sur une école- fabrique de rats de laboratoire que le Séminaire Encore de Lacan décrit (2). Est-il alors étonnant que l’inconscient et le travail, deux des notions préférées des élèves, soient évacuées du projet de programme de philosophie pour les classes de terminales (3) ? Ces deux notions ne sont-elles pas celles qui précisément font résonner pour les sujets, aux plans individuel et collectif, à la fois l’aliénation et la division, mais aussi la plus-value et la jouissance impossible à résorber dans les petites lettres de la science ? Ces cours sont d’ailleurs souvent l’occasion d’une déprise et d’une surprise pour des élèves aux prises avec l’angoisse face aux exigences surmoïques de l’idéal de performance et de la poussée pulsionnelle, mais aussi face à celles concernant leur orientation, tant sur le marché du travail qu’en amour et dans la sexualité. Il y aurait donc là une logique. Et cette idéo-logique me semble articuler l’idéal d’une science totale, d’un côté, et de l’autre, l’idée de Dieu et la religion, sur fond de forclusion du sujet. Comme l’écrivait déjà Lacan en 1970, « la science est une idéologie de la suppression du sujet » (4), revenant à Descartes et son cogito pour en situer le point de départ. On le sait, Lacan a pu faire du cogito cartésien à la fois la condition de possibilité de la psychanalyse et l’origine du rejet du sujet inconscient : Descartes découvre en effet le sujet comme point évanouissant, vidé de tout contenu au sortir du doute hyperbolique, mais ce faisant, seul un Dieu vérace – quoique créateur des vérités éternelles selon son bon vouloir, et donc pas si loin du Trompeur potentiel – peut alors garantir la continuité de l’existence de ce sujet et l’adéquation de sa pensée avec le réel. Voilà qui prête à interprétation, puisque sont posées à la fois les conditions de la « subjectivité comme puissance d’illusion » (5), mais aussi l’idée de Dieu comme un Autre de garantie. Quant au dualisme de l’esprit et de la matière – comprise comme substance étendue préparant la nature à s’écrire dorénavant en « langage mathématiques » pour paraphraser Galilée –, s’il interdit (sauf à faire un contresens) les neurosciences, il ouvre paradoxalement la possibilité d’une « psychose scientifique » (6). Certains neuroscientifiques ne s’y sont pas trompés, tels John Carew Eccles, réinterprétant la glande pinéale, dont Descartes fait dans le cerveau le point de jonction de l’action réciproque de l’âme et du corps, comme la préfiguration de l’action neuronale en lieu et place de la conscience. Si S. Dehaene rejette cette conception dans Le code de la conscience (7), ce n’est pas sans revenir lui aussi à Descartes considérant que, si celui-ci a maintenu l’esprit comme une substance immatérielle, c’est probablement par prudence en des temps où l’athéisme était chaudement condamné ! Y a-t-il lieu de s’étonner que deux des copilotes du Groupe d’élaboration de projet de programme (GEPP) soient d’éminents cartésiens (8) au service du Conseil supérieur des programmes, présidé par une philosophe ayant fait sa thèse sur le lien entre métaphysique et arts de l’islam, en tant que manifestations sensibles d’une conception de l’Absolu (9) ? Pas vraiment, si science scientiste et idée de Dieu s’articulent en toute idéo-logique. Examinons les choses de plus près. Avec le programme actuel encore en vigueur, cinq chapitres à considérer comme autant de notions à traiter, sous lesquelles se subsument plusieurs autres notions : le sujet, la culture, la raison et le réel, la politique, la morale. L’entrée se fait donc aujourd’hui par « le sujet » et ses pratiques – sa praxis – comme autant d’activités humaines en prise avec le réel. Avec le projet en cours, quatre « perspectives » orienteraient l’étude des notions attenantes : métaphysique, épistémologie, morale et politique, anthropologie. Il s’agirait donc d’une entrée à partir de l’ordre du savoir. Avec comme notions pour la métaphysique : corps et esprit, désir, existence et temps, idée de Dieu, en lieu et place des notions de l’actuel programme relatives au « sujet » : conscience, perception, inconscient et autrui. Si ce projet voit le jour, on entrera en philosophie par la métaphysique, philosophie première, contenant les premiers principes de la connaissance dont l’analyse des objets suprasensibles vise la recherche de l’Absolu, tels par exemple les attributs de Dieu, l’immortalité de l’âme, sa distinction avec le corps. Et l’on aura beau jeu de dire que la critique de la métaphysique comme celle des preuves de l’existence de Dieu sont possibles, que le sujet est une notion peu utilisée par Descartes lui-même et que lorsqu’elle l’est, c’est seulement au sens de la substance, objet éminemment métaphysique, quand seront évacuées les notions de « conscience, perception, inconscient et autrui » ! Exit le sujet divisé, l’être parlant dont le désir, loin d’être métaphysique, s’impose comme dérangeant, comme ce qu’il ne veut pas, autre et étranger. C’est pourquoi on pourrait se risquer à interpréter que la logique qui préside à la substitution du « sujet » par la « métaphysique » ne peut manquer de conclure à l’idée de Dieu en lieu et place de « l’inconscient » dont nos auteurs ne semblent plus avoir l’idée. La notion même d’« idée » n’est pas sans faire référence à Descartes, puisqu’il est le premier à avoir réservé ce terme à tout ce sur quoi s’effectue le travail de l’esprit. Et si l’idée de Dieu ne renvoie pas au Dieu des croyants, c’est bien d’elle néanmoins que Descartes tire sa célèbre preuve a priori instituant Dieu comme garant potentiel du savoir qui habiterait le réel. Ainsi pour enfoncer la faucille et le marteau de Marx, eux aussi mis à la poubelle, « la religion » sera maintenue au programme plutôt que « le travail » : lorsque l’économie se rêve comme formule mathématique, l’analyse des rapports de production n’a plus lieu d’être, la religion complétant l’idée de Dieu. L’alliance de l’éducation avec la science cognitive ne serait donc pas contradictoire avec l’idée de Dieu comme Autre potentiel qui existerait, garantissant l’ordre de la science en marche. Or que l’inconscient nous travaille et que l’Autre n’existe pas, loin d’autoriser à conclure que « tout est permis », pour jouer avec la formule de Dostoïevski, oblige au contraire à une énonciation dont il s’agit de se faire responsable. À l’heure où la place même de la psychanalyse est remise en question dans les facultés de psychologie, la logique au pouvoir opère avec cohérence en cherchant à supprimer l’inconscient en terminale, pour tarir le désir de ces filières. Mais le désir n’a pas dit son dernier mot !   1: Cité par Morin H., « Les sciences cognitives à l’épreuve de la classe », Le Monde, Science et techno, 19 février 2018, disponible sur 2: Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, chapitre XI. 3: Compte-rendu de l’audience du 20 mars du Conseil supérieur des programmes (CSP), à consulter ici ; la liste des auteurs n’étant pas encore arrêtée. 4: Lacan , « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 437. 5: Miller -A., « L’orientation lacanienne. Des réponses du réel », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 23 novembre 1983, inédit. 6: Ibid. 7: Dehaene S., Le Code de la Conscience, Paris, éd. Odile Jacob, 8: Parmi les copilotes du Groupe chargé de l’élaboration du programme de la spécialité Humanités, Littérature et Philosophie (HLP), Denis Kambouchner et Pierre Guenancia, aussi copilote du GEPP pour la philosophie. 9: Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes, à retrouver ici, introduction, p. 7.