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Anaëlle Lebovits-Quenehen – Quand l’obscurantisme fait loi !

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Texte publié dans Lacan quotidien n° 835

Comme les lecteurs de Lacan Quotidien le savent, Freud est sur la sellette. Le ministre Blanquer, avec la commission en charge des programmes de philosophie, s’est en effet mis en tête de le flinguer ! Sous des airs volontiers réformateurs et progressistes, la violence de l’attaque est d’une extraordinaire intensité. La notion d’inconscient disparaît des programmes : tel est le projet du groupe chargé de leur élaboration. La découverte freudienne, inscrite au programme de terminale, était jusqu’ici incontournable. Avec cette réforme Blanquer, les thèses de Freud seraient dorénavant étudiées de façon contingente, à la discrétion du professeur de philosophie, et de toutes façons sans en approfondir la moindre. On obtiendra donc demain son baccalauréat sans avoir jamais entendu parler de l’inconscient, et on pourrait l’obtenir sans même jamais avoir entendu parler de Freud ! Mesurons la perte que constitue cette éviction à l’heure du scientisme, du complotisme, de la suspicion tous azimuts et des fake news. On a d’ailleurs d’abord pu croire que la suppression de la notion d’inconscient était une fake news tant la chose semble incongrue et le silence des autorités compétentes, total depuis que la chose est connue. Le complotisme règne comme l’un de ces obscurantismes dignes du Moyen-Âge – temps antérieurs à l’avènement de la science moderne. Mais ce nouvel obscurantisme est d’autant plus criant que la science moderne connait aujourd’hui son apogée ! La suppression de cet enseignement, nous allons le montrer, fait le jeu de l’obscurantisme alors même que l’on prétend être à la pointe du progrès. Quel progrès ? Disons-le, Lacan ne croyait guère au progrès. Il le considérait comme un mirage résultant de l’oubli de ce qu’on perd dans le moment où l’on regarde ce que l’on gagne (1). Cependant, si le progrès ne constitue pas l’horizon intellectuel de sa pensée, ni par conséquent de son éthique, cela n’empêchait pas Lacan d’être à la fois révolté et engagé au sens où il était en lien avec les divers savoirs qui habitent le monde, des plus anciens aux plus contemporains. Ne pas croire au progrès n’était donc pas, chez lui, une invitation à se retirer du monde, mais au contraire, à prendre sa part dans la course de l’Histoire, avec un grand sens des responsabilités. Son enseignement en atteste – son Séminaire, ses Écrits et Autres écrits le montrent. Mais d’où vient l’idée même de progrès ? Peut-être bien du discours de la science, de cette science qui avance à toute allure, et qui progresse bien, elle, à mesure que le savoir scientifique gagne du terrain sur notre ignorance en la matière. Et non seulement le progrès est manifeste dans ce champ, mais rien ne semble même pouvoir l’empêcher. La science avance avec ou sans l’autorisation de quiconque, pour le meilleur et pour le pire. Se caler sur le progrès scientifique pour croire au progrès de l’humanité est aussi tentant qu’illusoire. Pourquoi l’humanité ne progresserait-elle pas en effet aussi bien et aussi vite que la science ? La question se pose d’autant plus sérieusement que c’est bien l’humanité elle-même qui fait avancer la science. Seulement les faits sont là : la science progresse et la pulsion de mort ne régresse pas pour autant. La connaissance scientifique étend son empire depuis plus de quatre siècles, et la haine, à l’échelle du monde, ne recule pas. Elle se déplace, change de visage, fait de longues pauses après des pas de géants, mais elle ne s’éteint pas. La science ne parvient pas non plus à annihiler l’obscurantisme, y compris chez nous qui profitons de ses lumières, voire chez les scientifiques eux-mêmes quand ils se font aussi scientistes. Scientisme et complotisme sévissent en effet en lui faisant la part belle par les temps qui courent. Le complotisme n’est pourtant pas le scepticisme. Son incrédulité ne mè ne ni à la suspension du jugement ni à celle de l’action devant la difficulté de discriminer le vrai du faux, mais à une révolte triviale contre un sujet-supposé-abuser-de-sa-crédulité. Contrairement au sceptique qui suspend son jugement, le complotiste sait qu’on se paye sa tête, qu’on lui ment, qu’on se moque, qu’on l’arnaque ! Face au complot Devant tant de folie, d’aucuns, réactionnaires, regardent vers le passé comme d’autres vers l’avenir – se vouant parfois au progrès jusqu’à vouloir se débarrasser du passé (2). Lacan, lui, pour n’être pas progressiste n’était pas pour autant réactionnaire. Il se tenait sur ce fil ténu qui constituait une orientation. Et c’est justement à l’heure où le complotisme connait un improbable essor qu’on voudrait « alléger » les enseignements de la notion d’inconscient, pourtant apte en déjouer utilement la logique. En effet, que fait Freud sinon situer un point d’obscurité, non pas d’abord chez un Autre qui nous abuserait et dont il conviendrait de dénoncer les ruses diaboliques, mais au sein de la conscience même ? Tandis qu’avec le fameux acte fondateur du cogito, Descartes fait de la conscience le lieu de garantie de toute vérité (scientifique y compris), Freud montre au contraire que la conscience est aussi le siège d’une méconnaissance – notamment lorsqu’elle prend ses intentions pour la cause finale de ses actes. Freud déplace ainsi l’accent porté sur l’Autre avec lequel nous sommes aux prises. Plus que l’Autre extérieur visé par le complotisme, il fait valoir, au cœur de la conscience elle-même, un Autre d’une nouvelle dimension se situant dans une topologie paradoxale : à la fois extérieur (car fait de mots entendus) et intérieur (car également fait de libido). C’est de cet Autre que rend compte le concept freudien de pulsion, « concept limite » (3) entre le psychique et le somatique, nous dit Freud. C’est cet Autre de la conscience qui vient justement trouer la conscience et en limiter les prétentions. L’implication de la découverte freudienne dans les domaines du savoir, de la politique, de l’éthique et d’abord de la vie privée – comme praxis cette fois – est ainsi décisive. Ne plus pouvoir connaître l’invention de Freud quand on passe par l’école de la République, sauf à s’en remettre au hasard d’une rencontre, constitue à cet égard une perte immense pour les lycéens qui n’auront dès lors plus les moyens de penser la différence entre ces deux types d’Altérité que tout oppose et sur la base desquelles la logique du complotisme échoue. Se situer avec la psychanalyse De ces deux altérités, l’une relève de la paranoïa (et Lacan fait de la paranoïa la base de toute personnalité, qu’elle soit ou non pathologique) quand l’autre relève du désir. Se savoir habité par la seconde est une voie qui permet de se repérer par rapport à la première – et ce, même pour les fous. Par ailleurs, savoir que le principe même de toute connaissance (y compris scientifique) est le siège d’une méconnaissance certaine rend compte de ceci que la connaissance la plus scientifique n’empêche pas l’obscurantisme, loin s’en faut. C’est justement ce que les scientistes démontrent en acte, et spécialement quand ils sont aussi, par ailleurs, scientifiques. Contre l’obscurantisme, la science ne peut rien. Seuls des savoirs se situant sur ses marges peuvent lui être opposés. L’objet de ses croyances obscures ne relève pas de la science, il ne peut donc être récusé par la science (cf. Kant), sauf à penser que seule la science peut émettre des vérités – et c’est justement la position scientiste. Parmi les savoirs qui contrecarrent utilement l’obscurantisme, seule la psychanalyse est aussi une pratique qui permet à chacun de ceux qui le souhaitent de saisir et d’éclairer d’un savoir singulier ses croyances les plus obscures – c’est unique. À l’heure du complotisme et de l’obscurantisme new age dont le scientisme est l’un des noms, l’enseignement de Freud est plus que jamais un appui essentiel. Sans prétendre, comme monsieur Blanquer, participer au progrès universel, saurons-nous faire entendre la nécessité de la découverte freudienne afin de ne pas nous hâter vers la ruine du savoir ? 1 : Lacan , « Conférences et entretiens dans les universités américaines. Yale University, 24 novembre 1975 : Entretien avec des étudiants ; réponses à leurs questions », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 37. 2 : Cf. sur ce point, Gutermann-Jacquet , « Tristes humanités et humanité  triste », Lacan  Quotidien,  n° 832, 14 avril 2019. 3 : Freud , « Pulsion et destin des pulsions » (1915), Métapsychologie.