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Le poirier sauvage / Pierre Arel /

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S’il n’échappe à personne que nous vivons une grande mutation sociétale, les questions que celle-ci pose à la gente masculine ne reçoivent que des formulations encore bien timides ou anecdotiques. Elles font partie de ces questions qui restent en attente, jusqu’à ce que des créations artistiques viennent ouvrir un débat bien plus ample.
Le film que vient de réaliser Bilge Ceylan avec « Le poirier sauvage » qui met en scène un jeune homme au moment où il est en situation d’entrer dans la vie active, peut valablement contribuer à ce débat. Ce cinéaste maintenant reconnu pour son film « Winter sleep » où il interroge sans complaisance les relations homme-femme, qui lui valut une Palme d’or à Cannes, a un talent particulier pour proposer dans des films très longs (celui-ci dure 3 heures, 8 minutes) de nombreuses scènes qui sont autant d’énigmes livrées à l’intelligence de son public.
Ce film nous présente un jeune homme, Sinan, qui une fois ses études terminées avec succès revient chez ses parents. Il apparait très vite qu’il est dans le manque, dans le manque à avoir tout particulièrement puisqu’il n’a pas travail, qu’il n’a pas d’argent, alors qu’il se met en quête d’une somme pour publier un livre qu’il vient d’écrire, et qu’il n’a pas non plus de femme. Sa situation n’a jusque-là rien de très original, puisque pour ce qui concerne le manque à avoir nous savons que nombreux sont les hommes qui l’éprouvent durement au moment de leur entrée dans la vie adulte, n’ayant encore rien pu conquérir par eux-mêmes.
Pour ce jeune homme, hormis le diplôme de lettres qu’il a en poche, il est démuni de tout, et le contexte de la Turquie contemporaine lui offre une situation bien peu généreuse. Il y est extrêmement compliqué de se trouver un travail et donc une source de revenus, et par conséquent de se trouver une femme. Cela lui est confirmé cruellement par la jeune femme qu’il désire ardemment depuis ses années de lycée qui lui apprend, après un baiser fougueux, qu’elle va se marier avec un homme à l’abri du besoin.
La première partie du film nous présente la quête de ce jeune homme extrêmement déterminé à faire évoluer sa situation. Sa détermination nous apparait d’autant plus forte qu’il manifeste souvent son impatience devant ce qui lui fait obstacle. Le comble en est vite atteint quand il retrouvera en rentrant chez ses parents la situation catastrophique liée aux insuffisances de son père. Ce dernier est instituteur, et pourrait jouir d’une situation honorable s’il ne s’adonnait pas depuis de nombreuses années à la passion du jeu qui l’a conduit à s’endetter auprès de tous ses proches et à ne plus pouvoir subvenir aux dépenses de sa famille. Ainsi tout au long du film les questions d’argent vont être extrêmement conflictuelles entre le père et le fils : le père lui vole quelques centaines de lires, le fils doit fuir les créanciers du père, et va lui voler son chien pour le vendre, et ainsi de suite. À ses relations houleuses avec le père s’ajoutent des relations tendues avec les hommes de la génération de son père qu’il va solliciter tour à tour pour faire éditer son livre : un homme politique, un chef d’entreprise, ou encore un écrivain reconnu. Il les sollicite avec respect, les écoute avec attention, mais la vivacité de ses questions laisse pointer le dédain qu’il peut éprouver pour ces hommes qui sont supposés tenir les manettes d’un monde aussi mal fichu.
À côté de cette rivalité intransigeante aux autres hommes, ses échanges avec sa mère vont un temps dans le sens du raffermissement d’une complicité pour dénigrer le père dont les manquements sont si évidents : le réfrigérateur est vide, avant même que l’électricité ne soit coupée, et surtout leur honneur est atteint. Aussi lorsqu’il va réussir à faire éditer son livre, il va le dédicacer à sa mère dont il fait à ce moment-là l’Autre symbolique à qui il s’adresse préférentiellement. Si nous nous arrêtons à ces traits du personnage qui sont extrêmement présents tout au long du film, cet homme est indéniablement dans une position névrotique, hystérique. C’est d’ailleurs semble-t-il ce qui a été retenu par l’ensemble des critiques que j’ai pu lire, et qui leur rend ce personnage assez peu sympathique, en raison de cette tendance rivalitaire, et de cette position d’exception qu’il se donne, comme le métaphorise le titre de son livre qui est aussi le titre du film : « Le poirier sauvage ». Le poirier sauvage est un arbre d’une essence assez rare qui pousse, tout tordu, seul au milieu des autres arbres.
Mais il y a bien d’autres éléments qui font tout l’intérêt de ce film qui nous pousse à considérer que si névrose il y a, durant le temps de l’action de ce film à savoir à peu près deux ans, cet homme parvient à en infléchir le cours.
D’une part, dès le début de l’action, il exprime son manque par des formulations directes, comme de dire que c’est lorsque l’on a pris la mesure de son insignifiance que l’on se met en action. Cette insignifiance, c’est celle qu’il éprouve alors qu’il est démuni de tout. Une bagarre avec un rival témoigne de combien sa situation de célibataire lui est douloureuse. Sa situation professionnelle ne lui est pas plus plaisante, les échanges qu’il peut avoir tout au long du film à ce sujet lui permettent de découvrir combien la situation économique de la Turquie est tendue, comme dans tout pays où nombre de jeunes gens sont contraints à l’émigration pour trouver du travail. En bref pour ce qui est du manque à être et du manque à avoir, il les éprouve avec une grande lucidité.
Mais surtout, là où il n’est pas hystérique, c’est dans son rapport à l’Autre symbolique qui est tout sauf idéaliste. D’une part il ne rechigne pas à un certain pragmatisme, surtout pour obtenir la somme qui lui est nécessaire pour faire éditer son livre, comme de voler le chien de son père ou encore un livre ancien à son grand-père, et d’autre part il est tout à fait capable d’entendre ce que lui disent ses aînés, d’en prendre et d’en laisser, non pas par arrogance, mais par intelligence des situations. Tout au long du film il mène une enquête serrée sur comment cela se passait pour la génération de son père et même de ses grands-pères, et il fait un tri entre ce qui a toujours cours et ce qui est définitivement révolu. Il dit même que certains savoirs ne peuvent servir qu’une fois.
L’une des grandes scènes du film commence lorsqu’il surprend deux hommes en train de marauder des pommes. Son grand-père venait de lui dire que l’imam était venu lui emprunter une somme d’argent dont il savait qu’il ne serait jamais remboursé. Il se trouve que l’un des deux maraudeurs est cet imam. Après quelques échanges sur la bonté de ces pommes et la prodigalité divine un débat plus serré vient à porter sur l’éthique. Bien sûr les deux hommes de religion, nullement gênés d’avoir été pris dans une situation si peu favorable, considèrent que leurs ouailles ne sont pas assez croyantes, et que si tous les hommes se mettaient à respecter la loi divine le monde irait mieux. Ce à quoi notre jeune homme rétorque que les remèdes que les croyants proposent sont pires que les maux qu’ils veulent combattre. Il exprime au mieux dans cette scène sa position dont il sait qu’elle est peu partagée, qu’elle est rare, comme le poirier sauvage, qui est à la fois de respecter des valeurs, un idéal, mais de ne pas croire qu’ils puissent être universels. D’où son balancement entre une certaine rigueur et son pragmatisme qu’il emploie notamment pour faire éditer son livre.
Les scènes se succèdent, qui sont un enchaînement de désillusions : il parvient à faire éditer son livre, un « métaroman autofictif décalé », à compte d’auteur, mais il ne rencontre que l’indifférence, y compris de sa mère et de sa sœur ; et faute de réussir le concours de l’éducation nationale il va faire son service militaire dans l’est du pays, ce qui est une abomination notoire pour les turcs. Cette série de désillusions et donc de pertes vont faire sortir notre jeune homme de ce qui a pu paraître comme une position d’exception.
C’est surtout dans son rapport à son père que son évolution est la plus franche, puisqu’indiscutablement son père est pour lui, au début du film, dans la position du père imaginaire, agent de la privation, un père dans l’excès, responsable du mal, mais il va migrer du côté du père réel une fois que son fils aura avancé dans son enquête. Cette enquête lui a permis d’établir que non seulement les grandes difficultés qu’il rencontre dans sa quête phallique, son père aussi les a connues mais qu’en plus il a pu en surmonter quelques-unes. Fils de paysan, il a fait de très bonnes études et tout en étant respectueux de ses anciens, il a présenté dans son engagement une grande modernité.
Et de plus c’est cet engagement désirant qui a pu séduire sa mère qui dans un dialogue avec son fils, alors qu’ils venaient de dénigrer très franchement le père sur ses nombreux manquements, lui dit, répondant à une de ses questions, que si c’était à refaire elle se marierait encore avec lui. Elle admire toujours sa tentative de dépasser une tradition particulièrement lourde et dont nous savons, mais le film reste très discret sur l’évolution actuelle de son pays, que sa contrainte se resserre fortement aujourd’hui.
Le film se termine sur une très belle métaphore où le fils rejoint le père qui a entrepris de creuser un puits pour rendre cultivable la terre ancestrale bien trop aride. Bien sûr le film ne nous dit pas si ce trou qu’ils creusent dans le réel va leur permettre d’atteindre l’objet, ici l’eau, qui pourrait rendre le réel apte à la jouissance. Mais il nous donne une idée de ce que la découverte du désir du père peut avoir de pacifiant, de faire passer le fils sous un commandement tout à fait tempéré qui l’assigne à une place où il se retrouve en capacité d’affronter le réel d’une manière très laïque. Son engagement dans le monde le tient autant à l’écart d’une position de misanthrope surplombant avec dédain les activités humaines que de la position du militant qui lutte pour que le Un qu’il suppose dans l’Autre advienne comme universel.
Pierre Arel
30 novembre 2018