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PHANTOM THREAD OU L’ENVERS DU DÉCOR /Michelle Mayer/

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Phantom Thread est un film américain, sorti en 2017, de Paul Thomas Anderson qui a obtenu l’Oscar du meilleur film. Il s’agit d’une histoire d’amour qui ne ressemble à rien que nous connaissons, entre un homme tout puissant, Reynolds Woodcock, grand couturier londonien dans les années 50 et une serveuse, Alma, devenue mannequin et muse du couturier. Lui ? C’est un homme de 45, 50 ans, beau, séduisant, adulé qui, lorsqu’on lui demande pourquoi il n’est pas encore marié, répond : “ Je fais des robes “. Tout tourne autour de ses robes, son véritable objet d’amour .Sa maison de couture, qui porte son nom Woodcock, ne fait qu’un avec sa maison particulière, située dans un des quartiers les plus élégants de Londres. Les femmes qui y travaillent et qui y officient, en blouses blanches, sont comme des assistantes d’un chirurgien ou d’un prêtre qui dit la messe. Leurs gestes, qu’elles piquent l’aiguille dans un tissu ou découpent un morceau d’organza, sont filmés en gros plan et complétement érotisés, comme le sont ceux de Reynolds quand il ferme une agrafe sur le flanc d’une femme ou quand il pique à genoux une épingle pour rectifier un défaut. La femme lui importe peu. Qu’est-ce qu’une femme pour lui ? Non seulement il faut qu’elle soit belle, mais qu’elle soit digne de porter une robe Woodcock. Il n’a de relation sexuelle avec Alma que, lorsque, lors d’un dîner elle “ sauve “ une de ses créations, une de ses robes, indûment portée par une femme ivre. Alma est sa créature et doit l’être. La première fois qu’il dîne avec elle, presque sans lui demander son avis, il essuie son rouge à lèvres, car “ il veut savoir à qui il a affaire “. Egalement, lors du défilé de mode, il regarde par un judas la scène où défilent les mannequins ; son image est réduite à un oeil qui contrôle tout. Il est bardé d’habitudes; il ne supporte aucun bruit au petit déjeuner, ni les grattages du pain grillé, ni le bruit des liquides que l’on verse dans les tasses. Tout doit être fixé comme une mécanique parfaite, ritualisé, intemporel, y compris l’amour inconditionnel pour sa défunte mère qu’il hallucine dans ses moments de fatigue. Il dit avoir cousu dans la doublure de sa veste une photo d’elle et une mèche de ses cheveux. Il recommande à Alma d’adopter ce culte de la mère : “ Portez-la avec vous “, lui dit-il (carry her with you). Bref, dans un premier temps, Reynolds nous apparaît dans sa toute puissance (sociale et individuelle) comme une forteresse obsessionnelle. Il est aidé en cela par sa soeur Cyril avec qui il a créé la maison de couture. C’est le véritable gardien du temple qui se charge de toutes les besognes matérielles ou désagréables : elle s’occupe de la gestion financière de l’affaire, organise la vie quotidienne de la maison de couture, congédie les partenaires sexuelles de Reynolds, avant Alma, et éloigne tout ce qui est susceptible de déranger cet ordre parfait. Cyril le double ; scène terrifiante où elle note les mesures d’Alma qui est réduite à quelques chiffres ; elle la chosifie. Son frère l’appelle : “ my old so and so “, mal traduit dans le film par “ ma vieille ça et ça “ ; peut-être peut-on proposer : “ma vieille branche “ ou “ma chère trucmuche “. Entre Alma et elle, il y a rivalité et coexistence, si ce n’est complicité. Cyril est en général filmée de face et avance d’un pas décidé ; Reynolds dit d’elle : “ Cyril a toujours raison “. Ce personnage antipathique est remarquablement interprété par Lesley Manville dont le visage est d’une extrême mobilité. Le film est l’hisoire d’une femme amoureuse qui au début dit à son analyste : “ Reynols a réalisé mes rêves “. Elle va gagner sa place face à son partenaire et face à l’associée-soeur de celui-ci ; Alma tient bon et s’impose à lui grâce à un stratagème. Elle est très amoureuse de Reynolds : dès qu’elle le voit au restaurant où elle est serveuse, elle trébuche et rougit. Peu à peu elle gagne sa place dans la maison de couture, considère que les robes de Reynolds sont “ une oeuvre “ et que les femmes, dans ses vêtements “ se sentent parfaites “. Elle réussit à faire lâcher prise à Reynolds et impose sa façon d’aimer tout en entrant dans le jeu de son partenaire. L’histoire de leur amour est le contraire d’un film à l’eau de rose. Tout n’est que fluctuations : amour, rejet, chacun des personnages craque à son tour et laisse échaper des mots qu’il ferait mieux de garder pour lui. Extrême lucidité des personnages : Reynolds admet peu à peu la nécessité de sa faiblesse et Alma déclare à son analyste : “ Être amoureuse de lui ne fait pas de la vie un grand mystère “. Ce qui fait la beauté du film, outre les personnages, c’est la façon de filmer. Les images, le rythme, illustrent les comportements et les caractères des personnages. Dès le début, pour nous présenter Reynolds, le metteur en scène fait défiler les images rapidement, une série d’images saccadées, regulières : il se lisse les cheveux avec une brosse, se coupe les poils du nez et des oreilles, enfile ses belles chaussettes violettes, etc. On sent que ce sont des gestes qu’il repète tous les jours avec la même minutie. Plus tard, quand il dîne avec Alma, nous voyons sa voiture cabriolet foncer dans la nuit comme un phallus ; elle est filmée de différentes manières : soit qu’elle s’éloigne de nous entre deux rangées d’arbres éclairés, soit que nous la voyons de face, soit que nous soyons à l’intérieur. L’interprétation du film est remarquable, en particulier Reynolds joué par l’acteur irlandais Daniel Day-Lewis qui a reçu de multiples Oscars. On’oublie pas son visage incliné quand il veut séduire, et implacable dans ses moments de colère. Concluons sur ce film qui illustre la complexité, la difficulté de vivre un amour dans la réalité. Le Phantom Thread est le fil qui les unit… Il paraît qu’en couture, le fil fantôme est l’envers d’une piqûre à la machine, l’envers du décor en quelque sorte. L’endroit, c’est la maison de couture, la toute puissance de Reynolds, Alma sa compagne et sa muse… l’envers ce sont les fluctuations de leur amour. On me dit que Paul Thomas Anderson, le metteur en scène, a pris pour modèle le couturier Balenciaga qui était homosexuel. Peut-être mais Reynolds, lui, n’en est pas un; il n’y a aucun personnage masculin dans son entourage et avant Alma il a des maîtresses. C’est un obsessionnel pur et dur, “un acteur qui joue son rôle et assure un certain nombre d’actes comme s’il était mort. Le jeu auquel il se livre est une façon de se mettre à l’abri de la mort”, comme dit Lacan , dans la Relation d’objet. Alma, instinctivement, joue de cette crainte ,de cette fragilité à l’idée de la mort, chez Reynolds. C’est la seule façon de le faire bouger. Reynolds, lui-même le sait et l’admet; il l’épouse et lui fait un enfant; Un cas d’école!
MAYER Michelle