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Daniel Sibony / Nouvelle approche de l’angoisse

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Texte publié dans la Newsletter de la FEP de Janvier 2025. Illustration José Bedia, Sol Negro, Musée national des beaux-arts, La Havane.

Nouvelle approche de l’angoisse[1]

Mon idée est que l’angoisse est une perte de repères ; de repères qui comptent, c’est-à-dire qui permettent au sujet de compter, de se reconnaître et de se faire reconnaître ; et l’on sait qu’ils comptent parce que leur perte est angoissante. Cela éclaire déjà un peu le lien entre angoisse et dépression, car sans un fond dépressif, on pourrait aussitôt casser l’angoisse en se donnant un point de repère ou d’intérêt, chose qu’on ne peut pas faire avec un fond dépressif, car on n’a pas envie de ce point d’intérêt, on n’y pense même pas.

Mais qu’est-ce qu’un repère ? C’est un contact avec une règle ou une loi à valeur symbolique ; c’est quelque chose qui permet de se mesurer, se repérer, se situer : quand tout repère s’effondre, on est perdu spatialement, symboliquement, corporellement ; c’est la démesure, et parfois la peur que l’inconscient ne se déverse sans contrôle et sans limite.

Quand l’angoisse est faible, elle prend parfois la forme de l’ennui : on n’a rien à quoi fixer son intérêt, ça peut frôler la déprime ou rien ne prime. L’ennui est un manque de repères, et l’angoisse est plus qu’un manque, c’est une perte prolongée des repères. On a senti son déclenchement, mais il continue, comme si l’instant de la perte se prolongeait ; c’est une durée particulière, c’est la durée d’un instant qui n’arrête pas ; ce qui est contradictoire. Le temps de l’angoisse a les caractéristiques de la durée et de l’instant, qui sont d’essence différente. La chute de la deuxième tour à New York le 11 septembre 2001 était un temps d’angoisse : la tour était un repère qui s’effondrait, et la loi qui condamne le meurtre s’effaçait sous nos yeux dans ce meurtre massif.

On connaît l’idée que l’angoisse est une peur sans objet ; mais la peur n’est pas toujours avec objet, on peut être phobique de rien, mais phobique. J’ai eu une patiente phobique qui ne finissait jamais ses phrases : le risque narcissique était trop grand pour elle, le risque d’être comprise et interpellée ; le risque de compter, alors qu’elle se voulait dissoute.

L’anxiété c’est la peur que le fonctionnement normal des choses se bloque, y compris pour soi : peur de dysfonctionner soi-même du côté de sa présence ou de son absence ; de sa mémoire.

Mais l’angoisse est une trouée de l’être d’où partent plusieurs lignes de fuite : vers l’objet phobique, vers l’issue obsessionnelle ou compulsive, vers la crise hystérique, vers le fétiche, vers l’éclat psychotique, vers le cadrage normalisant ou fonctionnel. Toutes ces pistes peuvent tourner en rond, pour tenter, en vain, d’apprivoiser le vide fondateur de l’angoisse. Car la notion clé de l’angoisse c’est le vide : vide de liens et de repères. Le reste dépend de la position par rapport à ce vide : on peut l’avoir en soi ou y être enfermé ; on peut être au bord du vide. Quand ce vide devient une forme du manque à être originel, on peut vivre avec, dans une angoisse légère et féconde. L’angoisse est une épreuve d’intégration de l’origine.

Beaucoup remplissent ce vide infini par l’accumulation sans limite de titres, d’argent, de pouvoir, de drogue ou de travail ; pourvu que ça leur épargne de buter sur lui, sur ce vide de repère où justement ce serait l’angoisse.

On peut aussi remplir ce vide par une croyance, un idéal ; on peut même y mettre Dieu, ça laisse un peu tranquille, mais pas vraiment, car il y a l’angoisse de culpabilité.

Quant au temps de l’angoisse, il est curieux : c’est un instant qui ne passe pas et qui pourtant a une durée ; mais la durée implique le passage. Tel est le paradoxe temporel de l’angoisse. Le temps de l’angoisse, c’est la perte de la loi qui articule passé présent et avenir. À certains moments d’angoisse, cette loi saute et le sujet est coincé dans un présent qui ne passe pas. Le contraire, c’est le temps créatif où le présent appelle et rappelle le passé et l’avenir, ce qui lui permet de passer, et de marquer la quête essentielle de l’autre corps, la quête du désir et du sexe.

Dans Macbeth, Shakespeare montre l’angoisse de la reine lorsqu’elle voit que de réaliser son désir de pouvoir ne lui procure pas de jouissance. Elle dit l’angoisse que c’est quand la possession de l’objet désiré ne fait pas jouir ; quand ce qui manque est au-delà de tout objet ou projet. Or dans son cas, il manque justement un repère : le couple royal, supposé être lui-même ce repère, le lieu même de la loi, vient justement de vider ce lieu. L’angoisse est alors la sensation de se vider soi-même, de se défaire. Ici, on n’est pas dans une faille de la loi qui engendre une angoisse positive, c’est-à-dire gérable, on est dans l’effondrement de la loi, qui induit une angoisse destructive.

Mais l’angoisse vient aussi quand la perte ou la faille de la loi est réparée par une loi sans faille. Un neurochirurgien m’a dit qu’un jour on coupera les circuits de l’angoisse, j’ai répondu que ce serait très angoissant ; peut-être pas pour le sujet lui-même, mais pour le tiers qui verrait la chose. De même, le tiers serait angoissé de voir des gens manipulés par un gourou sans qu’il y ait de problème.

Le symptôme aussi tient lieu de loi, et le sujet est angoissé à l’idée que, en quittant son symptôme, il serait devant l’angoisse d’un vide de loi, un vide de symptôme

Heidegger dit que l’angoisse c’est la découverte de l’être ; mais ce n’est pas l’être qui est angoissant, c’est l’absence d’une loi symbolique pour s’y repérer, sachant qu’aucune loi n’est exhaustive de l’être. Dans mon approche, l’être c’est l’infini des possibles, et l’angoisse tend à vous clouer dans l’impossible.

Le possible, c’est ce qui peut être ; mon approche de l’être comme l’infini des possibles n’est donc pas une définition ; on ne peut pas définir l’être. Mais l’angoisse part aussi bien du manque de contacts avec l’être que du fait d’être submergé par l’être comme infini des possibles ; dans les deux cas, c’est cohérent avec l’idée de l’angoisse comme perte des repères qui comptent.

D’où ce paradoxe de l’angoisse : c’est un appel à l’origine qui barre la route de l’origine et qui prétend la remplacer.

Le lien avec l’idée de Freud que l’angoisse est un affect sans objet peut se faire facilement, en disant que pour Freud, l’angoisse est un affect dont l’objet est le vide. Et ce vide, dès lors qu’on ne peut rien en faire, est angoissant. Lacan, lui, dit que l’angoisse a pour objet « l’objet cause du désir », mais le problème est que cet objet n’émerge pas, donc cela se ramène à Freud. L’idée de Freud, comme de Lacan s’intègre donc dans notre approche de l’angoisse en tant que vide de tout repère[2].

On peut bien sûr affiner. Il y a chez Freud une angoisse automatique, celle du Ça, dont le modèle serait l’angoisse de la naissance. Elle s’inclut dans notre approche de l’angoisse comme sensation devant le chaos, le manque de loi ou de structuration de vie. L’autre angoisse, qui est le signal du Moi, est clairement celle où le sujet n’a pas de repère devant le danger. Dans les deux cas, il s’agit d’une rupture de loi. Quant à la première intuition de Freud : l’angoisse comme excès de libido inemployée, elle est aussi une rupture de la loi qui veut que la libido trouve de quoi se satisfaire. Mais notre point de vue permet de la rattacher à sa théorie ultérieure, celle de l’angoisse comme signal de danger pour le moi. La libido inutilisée signifie que l’autre corps est perçu comme inaccessible, ce qui est contraire à la loi de l’existence : l’absence de l’autre corps, c’est l’angoisse du chaos, du sans repère.

La définition des experts est douteuse : « un homme est anxieux lorsqu’il exprime des préoccupations excessives, irrationnelles, sans objet patent, qui déstructurent sa vie quotidienne ». Mais le contraire est angoissant pour certains. Car il y a l’angoisse du sans faille et l’angoisse de la faille ; et des nuances entre les deux.

L’angoisse signale que le rapport à la loi va vers l’impasse, soit en forme de vide béant, soit en forme de clôture totale. On peut être angoissé d’être coupé de tout lien ou d’être ligoté par un lien. Et les deux contraires communiquent : si tout est repère, il n’y a plus de repères.

Ce qui est remarquable, c’est que la castration assumée évite aussi bien l’angoisse du vide de loi, que l’angoisse de la loi totale ; on comprend qu’elle soit elle-même marquée d’angoisse.

L’angoisse de castration est importante, car elle comporte à la fois la perte d’un repère et l’ouverture qui donne sur l’être et qui offre d’autres limites. L’angoisse de castration nous rend visite par récurrence et nous rappelle qu’une vie sans angoisse est impensable.

Parfois le sujet angoissé se recentre dans la déprime, recentrage narcissique où certains trouvent du rebond, et où d’autres s’enlisent, maintenus par les cachets qui deviennent le repère. La dépression qui est une résolution catastrophique de l’angoisse : on retire tout investissement, on est présent au monde, mais il est vide.

Il y a une forte interaction entre angoisse et dépression où elles s’entretiennent l’une l’autre. Mais je n’ai pas le temps de la développer. La question : qu’est-ce qui fait loi dans ta vie ? est cruciale, et l’angoisse répond : rien. C’est différent de la dépression qui dit que rien ne compte ou que rien n’est désirable.

En tout cas, le lien entre angoisse et dépression devient plus clair : d’un côté, pas de jeu possible, de l’autre, aucune envie de jouer[3].

L’angoisse est impliquée du fait qu’aucune loi initiale ne donne le programme de la vie ; et lorsque ce programme prétend être là, c’est l’angoisse.

[1] Conférence faite à Madrid le 27 octobre 2024 au colloque de la FEP. Ceci est la version courte.

[2] L’énoncé de Lacan a des variantes qui elles aussi s’intègrent dans notre approche, comme : l’angoisse est la sensation du désir de l’Autre ; mais ce désir de l’Autre est inconnu, ce n’est surtout pas un repère. De même, l’objet porteur de désir émerge selon une loi qui se dérobe, qui n’est donc pas un repère.

[3] Ajoutons que « pas de jeu » signifie « pas de possible » : le sujet se retrouve dans l’impossible ; on récupère ainsi les deux énoncés de Lacan : 1) le réel c’est l’impossible et 2) l’angoisse part du réel.