Agnès Giard / Érotisme urétral : le pipi, c’est le pied

Texte publié le 16 novembre 2024 et à retrouver sur le Blog Les 400 culs de Libération. Illustration : Manneken Pis à Bruxelles.
Chaque 19 novembre, c’est la journée mondiale des toilettes, organisée par les Nations unies. L’occasion d’examiner l’attirance pour l’urine, au prisme des théories « émises » par les savants. Cette année, la journée mondiale des toilettes a lieu sur le thème des « toilettes propres et sûres pour tous » (safe toilets for all), parfait prétexte pour se pencher sur l’urophilie. Également connue sous le nom de « sport aquatique » (watersport) ou « douche dorée » (golden shower), cette attirance sexuelle pousse les adeptes à voir l’urine, la toucher, la sentir, la boire…
Bien que la pratique soit marginale, elle devient célèbre en 2017, lorsque le site d’information Buzzfeed publie un document de 35 pages qui « éclabousse » Donald Trump : le document (d’origine invérifiable) mentionne que les Russes auraient filmé le futur président alors qu’il se trouvait au Ritz-Carlton de Moscou avec des prostituées, lors d’un jeu sexuel visant à souiller le lit dans lequel Barack Obama avait dormi. L’affaire prend rapidement le nom de « pee tape ». Aucune preuve de leur existence n’est fournie, mais les spéculations vont bon train, contribuant à faire connaître un fantasme jusqu’ici clandestin. Reste à savoir quels désirs secrets filtrent ou suintent à travers… En quoi consiste ce plaisir ?
« D’un point de vue simplement descriptif et classificatoire, la psychiatrie ne sait pas quoi dire de l’urophilie. Dans le DSM-IV-TR1, elle est classée sous le code 302.9 dans la section “Paraphilie non spécifiée” (Not Otherwise Specified [NOS]). » Dans son livre Urophilie (InPress), David Muhlmann — psychanalyste et enseignant à Sciences Po — souligne l’extraordinaire « déficit de pensée » entourant ce plaisir. Ainsi qu’il le révèle, l’urophilie « ne possède aucun critère de diagnostic en propre ». Dans la littérature médicale, elle est même « rapprochée sans fondement ni explication d’autres troubles qui lui sont étrangers, tels la scatologie téléphonique (appels téléphoniques obscènes), la nécrophilie, le partialisme (focalisation exclusive sur une partie du corps) ou la zoophilie ». Les chercheurs ne s’y intéressent pas, déplore-t-il, alors que l’urophilie cache peut-être une pulsion « primordiale » à comprendre. Retraçant l’histoire des théories relatives à cette bizarrerie sexuelle, David Muhlmann accomplit un exploit : au fil de son petit livre — 128 pages, culbutées d’une plume nerveuse — on se prend à vouloir résoudre l’énigme.
Buveur d’urine
L’histoire de l’urophilie commence avec Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), auteur d’un best-seller — Psychopathia sexualis — qui répertorie notamment des « actes malpropres commis dans le but de s’humilier » : il y est question, par exemple, d’un homme qui, depuis ses 17 ans, obtient des orgasmes en buvant l’urine de femme. « Malgré l’odeur », sa volupté semble ineffable, mais sitôt qu’il a joui, l’homme, plongé dans le dégoût, jure de ne plus recommencer. De nombreuses anecdotes tendent à confirmer ce fait : l’urophilie semble indissociable d’une émotion mitigée, contradictoire, flirtant avec le désir d’auto-anéantissement. Ce que confirment les théories d’Havelock Ellis (1859-1939), autre grand pionnier de l’urophilie : contemporain de Freud, marié à une écrivaine lesbienne, ce spécialiste des déviations sexuelles invente le terme « ondinisme » pour désigner l’attirance exercée par les ruissellements. Le mot est loin d’être innocent : « ondinisme » fait référence aux ondines, des nymphes peuplant les eaux, qui ensorcellent les humains, les attirent, les subjuguent et, au besoin, les noient.
Comment ne pas penser à Ulysse, « attaché au mât par ses compagnons pour ne pas sombrer noyé à l’appel des sirènes ? », suggère David Muhlmann, qui insiste sur l’aspect irrésistible de cette tentation mêlant plaisir et mort. Dans ses travaux, Havelock Ellis souligne que l’urine, ambivalente, favorise les jeux d’inversion. Il n’est pas rare que des cascades soient nommées « pisseuses » et que les fontaines mettent en scène des bambins vidant leur vessie : le Manneken-pis de Bruxelles, par exemple. Inversement, l’urine se voit souvent prêter des vertus miraculeuses. Bien qu’elle soit un déchet, cette eau de vidange possède la couleur de l’or, matière inaltérable associée au divin. La légende de Danaé ne met-elle pas en scène de l’urine ? Dans ce récit datant de la Grèce ancienne, Zeus s’éprend de la princesse et, pour s’unir à elle, se change en une « pluie d’or » qui féconde Danaé : elle tombe enceinte puis accouche de Persée.
Désir de submersion
L’urine peut prendre, symboliquement, la valeur d’un fluide séminal sacré ou d’un fertilisant miracle. Pour Havelock Ellis — qui se désigne comme « ondiniste » — le produit de la miction est l’équivalent d’une eau de jouvence, un nectar capable de donner la vie. Impuissant, il avait lui-même eu sa première érection — vers l’âge de 60 ans — en voyant une femme uriner. Ses travaux, cependant, n’obtiennent pas le retentissement espéré. Après lui, c’est un nommé Isidor Sadger qui se penche sur le sujet. En 1910, ce disciple de Freud invente la notion d’« érotisme urétral » (Urethral-Erotik). À ses yeux, le contrôle de la vessie, qui est au fondement de la vie morale adulte, marque une étape souvent décisive dans le développement sexuel de l’enfant et peut s’accompagner de troubles, car l’enfant n’a pas forcément envie de grandir. « Devenir autonome », « prendre sa vie en main », « voler de ses propres ailes »… Ces injonctions sont effrayantes. « Le sujet désire fondamentalement “réparer” la naissance et rejoindre le paradis perdu » : ainsi que le suggère Muhlmann, les personnes qui s’adonnent aux jeux des fluides vésicaux traduisent peut-être ainsi le désir secret de se dissoudre. Revenir en arrière, au stade de l’inachèvement… Qui n’en a pas rêvé ?
Les masques à gaz reconvertis en « pissoirs » pour avaler l’urine font partie des produits courants dans les sex-shops spécialisés. Ils sont munis d’une coupelle ou d’un d’entonnoir relié à un tuyau permettant la prise en bouche. Parfois les hublots du masque sont jaunes afin que la personne s’immerge visuellement dans la couleur de l’urine et ne voie plus le monde qu’à travers ce filtre. Certains masques sont également conçus pour respirer l’odeur, à plein nez. Candy Coated, un fabricant de costumes gonflables propose même, sur commande, une tenue intégrale en plastique, blanche comme la porcelaine, permettant de se transformer en urinoir humain. Derrière son apparence loufoque, le costume refléterait-il ce que David Mulhlmann décrit comme un fantasme de « ré-entrer dans la mère, un désir d’auto-anéantissement par immersion dans la fonction maternelle de cavité » ?