Daniel Cassini / Honky tonk women

Texte publié dans les actes de notre séminaire 2013/2014 Jouissance(s) de l’actuel. Illustration: composition à partir de l’image de couverture du livre de Annelyse Simao Nous chercher par les gestes : poèmes.
Science sexuelle égale rien
Georges Bataille
La jouissance m’engloutit et je tombai dans l’abîme S(Ⱥ)ns nom
Hadewijch d’Anvers
À Rome, après avoir bu « un café ristretto al bar Tre Scalini », piazza Navona, et vous être arrêté longuement devant le Moïse de Michel — Ange dans la basilique Saint-Pierre aux Liens — pas l’air commode le grand homme ! Mais c’est une autre histoire ; ne devisons point de lui : regarde et passe, dirait Dante — vos pas vous ont mené à l’intérieur de l’église Santa Maria della Salute devant l’extase de Sainte Thérèse : Teresa de Alumada de Cepeda ; en religion, Thérèse de Jésus plus célèbre sous le nom de Sainte Thérèse d’Avila (1515 -1582).
Cette sculpture en marbre due au génie de Gian Lorenzo Bernini représente la transverbération de Thérèse d’Avila et se trouve dans la chapelle Carnaro dont Bernini a conçu entièrement l’architecture, la construction et la décoration.
Summum du baroque et de la Contre-Réforme, ce chef-d’œuvre fut achevé en 1652 sous le pontificat d’Innocent X.
C’est dans l’autobiographie de Sainte Thérèse d’Avila, carmélite déchaussée, réformatrice religieuse, que l’on trouve décrites nombre de visions divines et de convulsions extatiques, notamment celle où se tient, à côté de la Sainte pâmée, ruisselante de jouissance, un ange souriant.
Écoutons plutôt la bienheureuse Thérèse :
« J’ai vu dans sa main une longue lance d’or, à la pointe de laquelle on aurait cru qu’il y avait un petit feu. Il m’a semblé qu’on la faisait entrer de temps en temps dans mon cœur et qu’elle me perçait jusqu’au fond des entrailles. Quand il l’a retirée, il m’a semblé qu’elle les retirait aussi et me laissait toute en feu avec un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle me faisait gémir, et pourtant la douceur de cette douleur excessive était telle qu’il m’était impossible de vouloir en être débarrassée. L’âme n’est satisfaite en un tel moment que par Dieu et lui seul, la douleur n’est pas physique, mais spirituelle même si le corps y a sa part. C’est une si douce caresse d’amour qui se fait alors entre l’âme et Dieu, que je prie Dieu dans sa bonté de la faire éprouver à celui qui peut croire que je mens. »
De l’exorbitante Sainte Thérèse nous retiendrons simplement cette phrase qui s’adresse à tous les parlêtres « L’enfer est un lieu où l’on n’aime pas ! ». À bon entendeur !
La lance de l’Éros céleste qui pénètre Sainte-Thérèse n’a rien à voir avec le délire cosmologique et les rayons divins du président Schreber composés de condensation de rayons solaires, de fibres nerveuses et de spermatozoïdes et dont Freud dit que « ce ne sont à vrai dire rien d’autre que les investissements libidineux présentés comme choses concrètes et projetés vers l’extérieur, et ils confèrent à son délire une concordance frappante avec notre théorie, celle de la paranoïa. Il appartient à l’avenir de décider si dans la théorie est contenue davantage de délire que je ne le voudrais, ou dans le délire plus de vérité que d’autres ne le trouvent aujourd’hui croyable ».
Un point d’écart rapide plus que de rapprochement peut être fait entre la jouissance de Thérèse — réel faisant apparition soudaine dans l’imaginaire du corps — et celle de Miss Schreber et de son pousse — à — la femme qui lui a fait mettre en continuité le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire et perdre par là le noeudipe borroméen en raison de la carence du père symptôme.
L’une et l’autre de ces jouissances échappent au primat phallique, mais pas — toute pour une femme et incommensurable pour le psychotique. La fameuse jouissance supplémentaire d’une femme — l’Ouvert de Rainer — Maria Rilke dans la huitième élégie de Duino — dont il revient à Lacan et à son excentricité de l’avoir formalisée, ne cesse pas d’être bordée par la jouissance phallique, alors que cette limite est absente dans la psychose en ce que la forclusion du Nom du Père a pour effet de faire exister La femme, en tant qu’incarnation d’une jouissance infinie.
Avant d’avancer plus avant et de sauter quelques siècles, l’on peut encore souligner que cette extase de Sainte-Thérèse montre qu’une femme peut trouver un accès à une jouissance Autre au travers d’autres partenaires au-delà de l’homme et qu’elle incarne une relation au Père mort, au-delà du vivant, vers la joie ineffable de l’Autre sans nom, ravissement paradisiaque face à l’abîme de S(A/), face à l’assomption de l’absence de Dieu.
Georges Bataille, que l’on ne lit jamais assez, nous informe — et Lacan, grand lecteur, a lu son ami. Il a su tirer profit dans son enseignement de celui de Bataille qui l’a précédé sur de nombreux points.
Bataille : « L’absence de Dieu n’est plus la fermeture : c’est l’ouverture de l’infini. L’absence de Dieu est plus grande, elle est plus divine que Dieu ».
« La femme ne sait jouir que d’une absence », dira Lacan dans « Le savoir du psychanalyste ».
Dans un monde où le spectaculaire intégré règne sans partage et où le contrôle sans cesse affiné de la technique permet le développement vertigineux des techniques de contrôle, il existe désormais une possibilité pour toutes les femmes — vous mesdames ici présentes — d’exposer au grand jour d’Internet leur jouissance — la vôtre…
On n’arrête pas plus le progrès que le contrôle…
Sur les 7 millions de sites pornographiques répertoriés, paraît-il, dans le monde, un nombre croissant d’entre eux sont consacrés à des sites amateurs où des femmes de toutes origines, de tous âges, de toutes conditions, peuvent venir faire l’amour en direct sous le regard bienveillant — complice d’une ou plusieurs caméras tenues par des hommes : fantasme débile — naïf de libération sexuelle, de sexualité transparente !
La psychanalyse nous a d’ailleurs appris à nous défier de ceux qui veulent notre bien, c’est à dire le leur au travers du nôtre.
Dans le cadre du discours du capitaliste qui propose de la complétude, du Un et qui façonne les désirs, les subjectivités, la jouissance comme le reste devient capitalisable et l’impératif surmoïque de jouir le meilleur allié du marché — de dupes ! Se croire hypermoderne, c’est tout montrer, son cul comme ses sentiments dans un pousse à tout dire, à tout raconter — confier — témoigner à la gentille madame de la télévision notamment…. « les récits de vie », dégoulinant de glu imaginaire…
On peut également se demander — mais je n’y crois guère — si toutes ces femmes : ménagères, infirmières, vendeuses, mères de famille, mamies, chefs d’entreprise, ces une par une, n’ont pas faite leur cette formule déconnante d’Alfred Jarry dans le Surmâle : « L’amour est un acte sans importance puisqu’on peut le faire indéfiniment ». Coïtération, dirait Lacan.
Vous pouvez ainsi, au hasard, rencontrer sur l’un de ces sites amateurs : a.mâteurs :
– Margaux. Deuxième vidéo de la très sexy et ensorcelante Margaux, 35 ans, libertine d’Annemasse en Haute-Savoie. Sodomies, doubles vaginales, double pénétration, défonce vaginale, squirting… 8,5 sur 10
Et encore :
– Lana : Elle débutait il y a tout juste 2 ans dans le X. Un an après, sa notoriété ayant fait un bond fulgurant, elle réalisait sa première triple vaginale devant nos caméras. (Un garage à bites, disait — on ingénument lorsque j’étais au lycée…) Pour fêter ses 2 ans de carrière, elle a tenu à nous offrir une première triple pénétration, ainsi qu’une première double et triple anale. 9,3 sur 10
Et encore :
– Aby : 35 ans, mariée, 3 enfants, secrétaire dans la fonction publique a l’aspect d’une femme rangée. Libertine, très active, elle revient nous voir pour une bonne séance de défonce avec nos lascars et se faire démonter par tous les trous. La belle adore la défonce brutale et se faire couvrir de foutre. 7,9 sur 10
It’s the honky tonk women
gimme, gimme, gimme the honky tonk blues.
Avec ces joyeuses luronnes qui réalisent des « première », comme le faisaient en alpinisme Louis Lachenal et Lionel Terray escaladant la face nord de l’Eiger, l’on n’est assurément plus dans l’univers de Freud du début du XXe siècle et stigmatisé durant longtemps par les mouvements féministes, à savoir les femmes réduites aux 3 K : Kinder — Kuche — Kirche : enfant, cuisine, église et ce pour calmer l’aspiration des femmes à une jouissance considérée comme dangereuse — démesurée par le monde mâle bourgeois et la morale victorienne.
Au puritanisme d’une époque s’est substitué ce que nous pourrions appeler le putiranisme et qui n’est que l’autre face rusée de la même médaille désormais offerte, contre phynance, aux spectateurs abusés du Net et ravis de l’être.
Un terme, tombé, semble-t-il, en désuétude, caractérisait jusque — là les parlêtres et plus particulièrement les femmes, le mot « pudeur » qui renvoie au sens de retenue et qui vient du verbe pudere, avoir honte. Honte face au regard avide des autres, d’être l’objet d’un intérêt sexuel appuyé ou de parler de choses sexuelles.
L’Ancien Testament témoignait déjà de l’existence de la pudeur, Adam et Eve, de la nécessité intime d’être à l’abri du regard de l’autre, du corps qui ne devait pas se donner à voir.
Freud établit un lien entre la pudeur et le corps féminin, la pudeur étant spécialement en rapport avec ce qui manque, l’absence d’organe phallique, et non pas de ce qu’il y a, d’où l’importance de la fonction du voile. Aux femmes par conséquent est concédée l’invention du tissage…
Pour Lacan, la pudeur, seule vertu, contre la tyrannie du tout montrer, désignerait la féminité même en ce que le voilage du rien donne une valeur à ce qui est voilé et provoque l’accroche des regards, la partie du corps voilée profitant dès lors d’un effet phallicisant.
Dans « Le Mort » de Bataille, une des filles de l’auberge où se déroule le récit, se levant, écarte un pan du manteau de Marie.
– Vise là, dit-elle, elle est à poil !
À ce stade, l’on peut une nouvelle fois se poser la question rouge qui traverse toute l’histoire de la psychanalyse « Que veut une femme ? ».
Pendant longtemps, la réponse a été fournie par la supposition d’un masochisme inhérent à l’éros féminin, en ce que comme le masochiste certes une femme se met à la place de l’objet, fait semblant d’objet, s’offre comme objet agalmatique.
Même Sandor Ferenczi y est allé de son commentaire dans son Journal clinique :
« J’en suis arrivé à l’idée, suivant une indication consciente de la patiente, que dans l’organisme féminin, à savoir la psyché, est incarné un principe particulier de la nature qui peut être conçu, comme un vouloir — et pouvoir — souffrir maternel. La capacité de souffrir serait par conséquent une expression de la féminité, quand bien même le fait de souffrir, de subir, de tolérer, se déroulerait dans n’importe quel domaine de la nature, donc en apparence tout à fait en dehors de la sexualité. »
Là où Julia Kristeva déclare que « la jouissance, en particulier la féminine, a besoin du secret », Margaux, Lana, Aby et les autres font objection à ce noble propos et chantent en chœur : « Nous voulons jouir ». Jouir et le faire savoir au plus grand nombre, donner notre jouissance en pâture, devenir un irrésistible objet d’attraction pour le regard fasciné de l’Autre. « Regarde, je jouis ! » Je peux simuler aussi, mais ça, tu ne le sauras pas, petit homme. Dans tous les cas, regarde, je jouis !
Avec le discours du capitaliste et sa forclusion de la castration, les choses de l’amour sont laissées de côté, il reste la solution de se jeter sur la jouissance en se soutenant du pseudo – réel du corps et avec l’importance accordée au regard comme plus de jouir qui sert à éviter la castration, à en obturer la béance.
Triomphe de l’imaginaire qui remblaie le trou du réel avec mise à mort de la parole dans la soif inextinguible de la prise. La parole, reste hors jeu, on baise sans parler, comme dans des pratiques de l’homosexualité masculine, nul besoin du bla-bla de l’amour, de « faire la conversation » comme disaient les amants du 18e siècle peints par Fragonard et où la parole de l’autre était un élément déterminant de jouissance. Quand faire ce n’est surtout pas dire… Ovide, pourtant, dans le Livre II de « l’Art d’aimer » nous confiait : « Viendront les gémissements ; viendront un murmure amoureux et de tendres plaintes, puis les paroles qui conviennent à l’amour. »
En 1967, dans le toujours d’actualité « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » Raoul Vaneigem écrivait : « En s’accentuant sous le poids du consommable, la falsification risque aujourd’hui d’atteindre les gestes de l’amour ». On y est. Gestes de l’amour avilis, il n’y a sur les sites amateurs plus de place pour l’amour comme exigence féminine d’être élue, convergence de l’amour et du désir sur le même objet. Overdose pornographique, libertinage sans liberté, sans véritable transgression ou écart, ce dernier terme caractérisant mieux que tout autre le libertin ou la libertine dignes de ce nom. Tout le monde ne s’appelle pas, Laclos, Sade, Casanova, Vivant Denon, marquise de Merteuil, Juliette, Henriette l’inoubliable et j’en passe…
La sexcarade s’est ajoutée à la mascarade féminine, la sexformance à la performance, le devoir du plus de jouir au droit au plus de jouir, les idéaux érigés sont pulsionnels, les fantasmes collectivisés, industrialisés. La parade masculine demeure, elle, toujours la même : aussi rustique qu’une bande de queutards rangés en ordre de bitaille comme pour un défilé luxurieux du 14 juillet. Musique en tête.
« Quand tu entends des marches militaires, souviens-toi que tu boites » conseillaient pourtant les surréalistes dans « Le principe de plaisir ». Mais du surréalisme et de l’amour fou les queutards n’en ont cure… Toutes les queutards aiment la femme…
Si le principe de plaisir freudien s’articule, lui, au fait d’abaisser la tension et d’en foutre le moins possible ; la jouissance à gogo telle qu’elle est aujourd’hui prescrite dans le cadre d’un libertinage consumériste et d’une destruction du capital symbolique exige au contraire d’en foutre le plus possible — de femmes. Rappel, ici, de la phrase d’André Malraux selon laquelle « Tout l’art de tirer un coup est plus important que de prendre doucement une tête dans les mains ».
Lacan nous rappelle pourtant que la jouissance Autre d’une femme est « celle qu’il ne faut pas, elle ne rapproche pas les femmes des hommes, elle les en éloigne plutôt ». « La vérité de la position féminine, continue Lacan, c’est d’être non pas tout ou rien, mais d’être Autre, Autre pour un homme ».
« Avec une part qui ne passe pas au un Phallique et qui demeure réelle hors symbolique. Dire qu’une femme n’est pas toute c’est ce que le mythe de Tirésisas nous indique de ce qu’elle soit là seule à ce que sa jouissance dépasse celle qui se fait dans le coït ».
À l’horizon de la question « Que veut une femme ? » s’en présente une autre, son corollaire : « Comment jouit une femme ? ». Seuls à ma connaissance Lacan et Georges Bataille, que Breton appelait avec une nuance d’admiration « un très grand satyre » et Michel Leiris « un mystique de la débauche », ont essayé d’aborder sans ciller l’énigme, le non-savoir d’une femme partagée entre jouissance hors corps et hors langage. Michèle Montrelay, dont Lacan affirme qu’elle a su apporter dans ses « Recherches sur la féminité » un dégel au problème resté bloqué depuis Jones sur la sexualité féminine et Luce Irigaray aussi peut-être, mais je ne connais pas assez leur œuvre pour m’avancer plus avant là — dessus. J’allais oublier Joë Bousquet, l’infirmament poète de Carcassonne. Dans une lettre à Ginette, il écrit : « J’ai entrevu en un éclair le plaisir d’une femme qui, à l’esprit d’un homme, reste inimaginable ».
Margaux, Lana et Aby, d’une même voix, la bouche en cœur et la main sur le sexe peuvent nous assurer — Mais voyons, nous jouissons comme des femmes !
Ce qu’elles oublient ou ne peuvent pas dire c’est qu’elles jouissent par là comme des hommes : phallique, tout phallique. Il y a là de la part des hommes « une fourberie drôle » au sens que lui donne Jacque Vaché, une tentative réussie de faire entrer les femmes dans le grand sac du tout-phallique. Pour mettre le féminin au pas, il convient de biffer le pas de son pas-tout et le tout est joué !
À la manière de Basho, l’un des maîtres du haïku cela donne :
« Une femme-libellule rouge arrachez les ailes de son pas-tout, un homme — piment ».
« Un piment, mettez-lui des ailes, une libellule rouge »
Pour ce qu’il en est, par exemple, de la libellule rouge Jean de la Croix relisez « La nuit obscure », « Le cantique spirituel », vous entendrez amourmurer les ailes de son pas-tout : « Ce savoir qui ne se sait pas est de si haute puissance que sages par arguments jamais ne le peuvent vaincre », et « Celui qui saura se vaincre avec un non savoir sachant ira toujours dépassant ». Il n’y a pas que Joyce qui soit allé tout droit à ce qu’on peut attendre de mieux d’une analyse…
Sur les sites amateurs les femmes font docilement troupeau de pièces détachées et cautionnent sans broncher le règne de la jouissance homogène, sacrifiant allègrement leur pas-tout et disant même pour conclure — Merci ! à ces gentils messieurs qui prélèvent sur leur corps leur plus de jouir via leur inconscient au détriment de toute poésie existentielle — mais j’ai sans doute dit là un gros mot.
Lacan, lui, rappelle opportunément : « Car à quoi l’homme s’avérerait — il servir de mieux pour la femme dont il veut jouir qu’à lui rendre cette jouissance sienne qui ne la fait pas toute à lui. »
La confrontation à l’Autre sexe sur Internet amateur ne conduit pas à l’Autre jouissance dans une rencontre avec le partenaire de l’Autre sexe, mais à une normalisation des jouissances et à un gommage de la singularité des femmes, des une par une, corps prolétaires interchangeables à volonté, sexualité outrancière sur fond, parfois, de misère psychique articulée à une relation irrésolue entre fille et père et marquée par le deuil impossible d’un amour.
« Pantins — pantins — pantins voulez — vous de beaux pantins de bois coloriés », écrivait le 18 août 1917 Jacques Vaché à André Breton.
Le Encore, encore féminin qui donne son titre au séminaire XX peut dès lors s’entendre, si on s’amuse à le faire résonner en Unglish comme disait Joyce : Anchor — anchor-ancre — ancre. Ancrage dans le tout phallique, le symbolique, la castration et où le cas s’y nie.
Que peut — on alors dire du mystérieux « continent noir de la sexualité féminine ». Simplement, ma foi, qu’il est arraisonné, exploré, colonisé, exploité, noté-évalué (8,5, 9,3, 7,9) avec le soutien — la servitude volontaire — de certaines de ses habitantes même — sacrifiant leur Autreté à ces gentils porteurs de caméra — les colifichets agalmatiques d’aujourd’hui.
Quant à l’incontinent noir de la sexualité féminine comme je l’appelle — la Crue comme la nomme Lucette Finas dans un livre insensé, la démesure, c’est autre chose que cette part de pulsionnel qui échappe à la médiation phallique, les femmes ayant plus de rapport au S(A/) — signifiant du manque dans l’Autre — dont elles jouissent d’une jouissance forclose du langage et que l’Inconscient ignore. Qu’en est — il donc de cette jouissance supplémentaire que certaines femmes éprouvent et dont elles ne savent peut être rien — voire !
Écoutons un instant ce que rapporte une femme de mauvaise vie, la prostituée Madame Edwarda, « fontaine d’eaux vives », que vous ne trouverez — hélas ou heureusement — pas, tapinant un soir sur la Promenade des Anglais, mais dans un livre de Georges Bataille et dans un film sombre — troublant de Georges Sammut.
– Tu veux voir mes guenilles, disait — elle.
Assise, elle maintenait haute une jambe écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains. Ainsi les « guenilles » d’Ewarda me regardaient velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante.
– Tu vois, dit-elle, je suis Dieu.
Sa voix rauque s’adoucit, elle se fit presque enfantine pour me dire avec lassitude avec le sourire infini de l’abandon : « Comme j’ai joui ! »
Après cet abrupt versant sexuel ouvert sur l’intolérable vérité « Dieu est inconscient », que dire des lignes entières de points de suspension qui suivent dans le texte l’aveu d’Edwarda si ce n’est qu’on touche là à un réel indicible, à un impossible horrifiant pour la plupart des hommes et qui ne s’atteindra qu’à la limite du dire puisque la jouissance est interdite à qui parle comme tel. Quelque chose qui est du domaine du parler en bordure de l’abîme du silence et que seul interrompt le langage articulé dans l’écriture dénudante de Georges Bataille. Un « point de poésie » pour Jean — Claude Milner. « L’état de manque de mot », pour Maurice Blanchot.
Autre rare exemple de jouissance folle, énigmatique, de dépossession, non ensembliste, au-delà du semblant, celle d’Hélène,
Autre pour elle-même (l’héroïne du roman « Ma mère ») s’adressant à son fils Pierre. Vous trouverez dans le séminaire N° 2 de l’AEFL « L’inceste et le parricide », un travail consacré à ce livre de Georges Bataille : « Ma mère, la femme au loup ».
« Je courais seule dans les bois, j’étais folle. Et c’est vrai je suis folle aujourd’hui de la même façon. Mais dans les bois j’allais à cheval, je défaisais la selle et ôtais mes vêtements. J’étais seule dans les bois, j’étais nue dans les bois, j’étais nue, je me mettais à poil. J’étais dans un état que je mourrai sans retrouver. Mon enfant, mon enfant des bois, embrasse moi, tu viens des feuillages, des bois, de l’humidité dont je jouissais. Pierre, je jouissais pendant des heures, vautrée dans la pourriture des feuilles. Tu naissais de cette jouissance.»
À ces deux témoignages féminins extrêmes, débordants, à la jouissance illocalisable, « aux yeux déchirés de jouir » comme disait Aragon — Attention ! Ce n’est pas un idéal à atteindre — vous m’objecterez qu’il s’agit là de personnages de roman et non pas de la réalité — imaginés par un homme qui plus est. À quoi je rétorquerai que la littérature comme la réalité sont des faits, des produits de discours et que si une femme, qui a davantage rapport à Dieu selon Lacan, c’est la vérité, la vérité sœur de la jouissance à une structure de fiction.
Contre la barbarie de la pulsion et de la jouissance qui vous accueille avec le sourire carnassier du pervers, certaines femmes ont fait le choix, autre, d’écrire la singularité d’un mode de jouissance qui supplée à la forclusion du sexe et à l’absence de rapport sexuel inscriptible. Rimbaud, à la fin du dix-neuvième siècle : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle, l’homme — jusqu’ici abominable — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi. La femme trouvera de l’inconnu ! »
Entre les souveraines Thérèse, Edwarda et Hélène et les sympathétiques Margaux, Lana et Aby, ces autres femmes — écrivaines, poétesses — opposent un contre-exemple, une éthique de la vérité et de la sublimation à toutes les éthiques de la jouissance véhiculées par le social et l’obscénité marchande et à la capture desquelles il est difficile d’échapper. Précisons qu’étymologiquement éthique et poétique ont la même origine grecque.
Éthique du bien dire également qui témoigne de l’efficience d’un style, d’un ton fondamental, de l’invention d’un partenaire, d’un Autre qui les ferait uniques, avec des mots, des paroles essentielles. Savoir y faire avec lalangue et sa part poétique d’équivoque, de hors-sens, de sens-blanc.
Ainsi, par exemple, Sylvie Loiseau :
Ici et maintenant une femme se branle ouvre un con en dents de scie vagina dentata tropical aux senteurs
de cantal jeune
(c’est elle qui parle en humant ses doigts)
ni le savon de mer ni l’algue poivrée ni…
un chien la torche lui fait beau cul sa langue est une feuille de bouillon blanc
le doigt préféré frotte à frénésie en pleine
nature ce bas pli parallèle au pli de l’aine faille aînée
qui sève
d’être vue.
Et encore : Annelyse Simao
Tes mains ont glissé vers le haut de mes cuisses.
Je t’ouvre, et nous offre à nous boire à notre envie.
Abondante à pisser limon, tes deux pouces
en délire, enfile fente. Enfonce le trou.
Sous ton visage inverse, tapi dans mon antre,
secrète et multiple oraison de chairs,
accomplies tes eaux vives me barbouillent
Et encore : Laure Cambau
Tu ouvres mon corps par la poignée des seins
puis t’installes dans le sarcophage bouillant
machine à idées folles
magasin d’œufs et de graines
tu manges la braise
et te chauffes au feu des mots et des langues
puis échappes
par l’oreille
à mes fantômes domestiques
Éthique du bien dire, éthique de l’amour aussi bien. Toutes ces femmes, d’autres encore, ont faite leur, sans peut être même le savoir, cette réflexion mémorable de Paul Celan, à se répéter sans modération :
« La poésie, cette parole qui recueille l’infini là où n’arrivent que du mortel et du pour rien ».
Attention, évoquer l’écriture féminine et sa déclaration d’amour ne doit pas pour autant revenir à dénier aux hommes, la possibilité d’une écriture et d’une position qui s’éloignerait de l’hédonisme tant à la mode, porté notamment par un philosophe qui prétend laminer Freud et le renvoyer aux oubliettes. Voulant instruire le procès du fondateur de la psychanalyse, le fringant justicier ne fait qu’instruire le sien. Tel épris qui croyait prendre.
Quoi de plusbeauleversant que ce qu’écrit André Gorz à son épouse Dorine dans « Lettre à D ».
« Tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de 6 centimètres, tu ne pèses plus que 45 kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait 58 ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au cœur de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. »
Pier Paolo Pasolini disait qu’il tournait des films en poète, « en un sens purement technique », précisait — il.
De la même façon, en suivant les tours et détours du dernier enseignement de Lacan et de la longue lettre d’amour de son séminaire, il est possible d’habiter la psychanalyse en poète, « en un sens purement technique » : « hésitation prolongée entre le son et le sens » chère à Valéry, entre langage et lalangue et sa motérialité, entre inconscient déchiffrage et inconscient réel… aboli bibelot d’inanité sonore…
Pour ce qui est du mortel et du pour rien (névrose, répétition, fixations imaginaires, narcissisme, nihilisme), allez rendre visite à des damessieurs sur Internet. Vous y prendrez la mesure de ce que Ferdinand Céline appelle : « L’infini à portée des caniches ».
Dans « La parole et le froid », Gilbert Lely soutient qu’« il n’est rien d’ineffable au prix d’un long acharnement », (mais demeure le refoulement originaire, Dieu en personne). Lacan, lui, in fine, attendait plus de la poésie que de la logique et des mathèmes. « Vous vous trompez ; je le connais fort bien ; il est poète et mathématicien. Comme poète et mathématicien, il a dû raisonner juste ; comme simple mathématicien, il n’aurait pas raisonné du tout et se serait ainsi mis à la merci du préfet. », explique le chevalier Auguste Dupin à son ami de « La lettre volée ». Petite, mais nécessaire précision : Lacan écrivait : « Je suis poème et papouète… »
Ainsi, la psychanalyse peut-elle être la chance, risquée certes, intranquille toujours, de recueillir, à travers l’événement d’une rencontre avec une parole surprenante qui fasse nomination ou d’une interprétation juste, l’effet de trou propre à réveiller le réel et à ne pas céder sur son désir, mais sur sa jouissance.
Faille que faille, coûte que coûte, il s’agit de ne pas, derrière soi, laisser s’embroussailler les chemins du désir ni de négliger la voie de l’athéisme du réel hors sens, hors de prise et du symptôme.
Entre l’impossible du slogan « Nothing is impossible » de la marque Adidas, entre celui, aussi retors, du « Goûtez à l’impossible » de Coca-Cola zéro et celui de Marie, l’héroïne échevelée du Mort, tu peux choisir, encore :
Le comte, humblement, balbutia.
– J’ignorais
Il dut s’appuyer sur un meuble. Il débandait.
Marie eut un sourire affreux.
– Impossible, dit-elle.
Impossible qui affecte le parlêtre, le désoriente, l’embrouille.
Sinthome, nouage borroméen spécifique, écriture — invention de son réel, de sa lettre, soutient Lacan en un dernier frayage. Autrement dit et pour finir, ce rock qui n’est pas celui, freudien, de la castration, mais celui d’une sortie d’analyse aujourd’hui… En voici le refrain, à charge pour chaque analysant d’en rédiger les paroles — ses paroles —, d’en trouver la mélodie — sa mélo-dire… son iné-dire…
Gimme, gimme, gimme the honky tonk satisfaction.
Gimme, gimme, gimme the honky tonk satisfaction.
Je vous remercie.