Nathalie Pinard / Le psychotrauma et le clinicien
Cet entretien réalisé avec Jean-Louis Rinaldini en octobre 2024 est présenté ici sous la forme de sa retranscription écrite. Illustration « Human head looking inward ».
Jean-Louis Rinaldini
Bonjour Nathalie Pinard, vous êtes psychologue clinicienne. Vous avez œuvré plus d’une dizaine d’années dans la prise en charge des victimes, d’abord en tant que sapeur-pompier, puis en tant que psychologue clinicienne. Vous travaillez actuellement sur la réduction des conduites addictives au volant dans le cadre des stages, dits justice. Vous êtes en possession d’un D. U. de psychotraumatologie à l’université Côte d’Azur. Alors l’objet de notre entretien pourrait se décliner ainsi, quels sont les mécanismes à l’œuvre autour de ce qu’on nomme le trouble de stress post-traumatique ou état de stress post-traumatique ?
Nathalie Pinard
Mon angle d’approche, ça pourrait être une sorte de témoignage dans le cadre de ma pratique, à la fois comme pompier et comme psychologue, de tout ce que j’ai pu entendre qui relève du Psycho Trauma dans différents cas de figure ; par exemple dans l’accident de la route, que l’on soit auteur ou victime, ça ne va pas se formuler de la même manière pour la personne ; d’ailleurs, on pourrait dire qu’il n’y a que des victimes dans l’accident de la route, même les auteurs sont des victimes ; ils sont victimes, notamment, de risques qu’ils ont pris sans savoir qu’ils les prenaient. Il n’y a pas l’intentionnalité de faire mal en fait et après aussi il y a l’angle de la criminologie et de la délinquance, où là, on est sur d’autres structures et d’autres modalités, mais qui relèvent aussi du psychotrauma parce qu’il n’y a jamais rien dans ces parcours-là : on ne se lève pas un matin en devenant tueur en série, ou en devant cannibale, ou autre… On a subi des choses et, même si tous ceux qui ont subi ces choses-là ne deviennent pas pour autant des criminels, chez les criminels, il n’y a jamais rien dans l’enfance, on retrouve toujours quelque chose… donc ça, je trouve que c’est intéressant aussi.
J-L.R.
Ces choses que l’on retrouve dans l’enfance, en quoi constituent-elles un trauma ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’est qu’un trauma ? Comment vous le définiriez ? Parce qu’aujourd’hui, ce mot trauma et sa déclinaison, sous la forme du traumatisme par exemple, est largement répandu. On dirait que dans la vie de la langue, ce mot trauma devient un terme à la mode, comme il y a peu le terme disruptif ou le terme résilience.
N.P.
Au sens médical, le traumatisme, c’est une atteinte à l’intégrité physique, donc moi, je vois ça comme une atteinte à l’intégrité psychique et après je vois ça en 2 temps : Freud parlait du trauma initial de la constitution psychique, après il y a le trauma du sexuel aussi, mais il y a le trauma initial de la constitution du soi en fait, avec ce qu’a pu dire Lacan aussi sur l’assomption jubilatoire, j’adore ce concept, cette idée qu’on anticipe un moi qui n’est pas encore structuré, comme s’il l’était déjà et on s’identifie à ça sur le plan imaginaire… mais il n’est pas encore structuré et quand il se passe des choses dans l’enfance, ça fait voler en éclat cette anticipation d’un moi unifié et ça ramène à l’état de fragilité réelle de la personne.
J-L.R.
Et, ces « choses » dans l’enfance, ce serait quoi par exemple ?
N.P.
Alors des choses, ce serait notamment tout ce qui est de l’ordre du sexuel, j’allais dire « avant l’heure », non seulement avant l’heure, sur le plan légal, on pourrait le dire comme ça, mais aussi « en des temps présexuels », c’est-à-dire à un moment où l’immaturité ne permet pas à la psyché de l’intégrer. Elle n’est pas prête pour intégrer cette notion du sexuel.
J-L.R.
Bien sûr, le même trauma, pour 2 sujets distincts, produira des effets complètement différents. Mieux, ce qui peut être un trauma pour l’un ne le sera pas pour l’autre. Ceci dit, c’est ce que vous avez abordé. C’est ce que peut faire un sujet d’un trauma, par quelle voie passe-t-il pour faire avec, pour sublimer ? Pour dialectiser, peut-être serait un mot plus adapté. Mais voilà notre difficulté, comment dire avec quel mot désigner le travail psychique qu’un sujet est capable d’accomplir pour se tirer d’affaire, si je peux dire ?
N.P.
Il y a l’aspect figeant du trauma, qui peut maintenir un état d’immaturité qui va perdurer dans le temps et il y a ce qui va se rejouer, peut-être, dans l’après-coup avec la puberté, notamment l’apparition de la capacité à élaborer le sexuel et le retour en arrière sur l’événement initial, avec ou sans refoulement. C’est vraiment ça la question. C’est-à-dire que pour un même événement traumatogène, tout le monde n’en fera pas un trauma, ou pas de la même manière, mais il y aura quand même un impact, pour moi le trauma c’est un impact, je le vois comme ça et il y aura un temps de latence avant de pouvoir parler de syndrome de stress post-traumatique. Cet impact va, soit déborder la capacité du sujet à le traiter psychiquement, notamment avec la fonction de pare-excitation, soit il va pouvoir être traité et élaboré. Et après, cet impact, il peut être structurant ou pas en fait. Alors il y a ceux qui vont rester déstructurés et partialisés comme ça dans leur identité et leur pulsionnalité : ils vont avoir du mal à unifier, à faire des liens et historiciser ce qui leur est arrivé ; après, il y a aussi ceux qui vont s’identifier à la posture de victime, ou ceux qui vont s’identifier à celle de l’agresseur pour ne plus être une victime. Et là on part sur des structurations un peu perverses. Même dans le cas des victimes, il peut y avoir une forme de masochisme qu’on dit « de survie ». Ça, c’était le concept d’André Green.
C’est-à-dire que pour ne plus subir, on apprend à aimer la douleur en fait, c’est un peu une stratégie de survie et du coup on répète le truc… enfin, il y a plein de modalités possibles, autant qu’il y a de sujets. Ce qui est intéressant c’est cet impact initial et la question que je me pose, moi, c’est : est-ce qu’on peut se structurer sans impact finalement ? Est-ce qu’il ne faut pas qu’il y ait un événement à un moment donné, qu’il y ait un bousculement psychique pour qu’on en fasse quelque chose ?
J-L.R.
C’est ça que vous appelez structurer ? C’est en faire quelque chose ?
N.P.
Oui, subjectiver, en fait ; en faire un « je » et pouvoir l’intégrer dans son histoire, mais il faut bien qu’il y ait un événement psychique pour cela.
Par exemple, j’ai en tête chez les bébés notamment ; un traumatisme dont on m’avait parlé : un bébé qui est nourri en permanence, il n’y a aucune interruption, le biberon à disposition ; donc il n’a jamais le temps de désirer, il n’a pas le temps d’avoir faim. Sa maman était psychotique et c’est comme ça qu’elle gérait l’enfant. Et en fait, cet enfant n’avait pas de vie psychique. Et, c’est le fait de lui enlever le biberon qui peut l’aider ; ça a pris du temps aux soignants de lui permettre de désirer sans s’effondrer. De gérer le manque sans avoir cette impression de mourir, de s’effondrer dans cette fameuse détresse du nourrisson, c’est-à-dire d’être capable de gérer, de supporter cette absence. Parce que dans la satisfaction permanente, il n’y a aucun événement en fait pour l’enfant. Et du coup, c’est… comment elle nous disait la prof ? C’est Hélène Broch, elle nous disait que ce nourrissage constant, c’est une façon de le condamner à mort en fait, au moins psychiquement en tout cas, par cette absence d’événement justement.
La question que je me pose c’est de savoir si ce type d’événement structurant peut être non douloureux, ça, c’est une vraie question. Je ne sais pas si un événement peut impacter s’il n’est pas de l’ordre du manque, de la frustration, ou d’une forme de violence pour le sujet. Ça, c’est une vraie question pour moi. Je ne sais pas si dans la béatitude on peut se structurer efficacement. Je n’ai pas l’impression. Mais peut-être que c’est juste ma grille de lecture. Donc ça soulève un tas de questions ce Trauma et pour moi, ça a toujours été l’angle identitaire l’enjeu, c’est qu’est-ce qu’on en fait sur ce plan-là ?
Ou alors : « qu’est-ce que ça a fait de nous ? » Ce n’est pas la même chose, si j’étais mal structuré au moment des faits, qu’est-ce que ça va faire de moi ? Si j’étais bien structuré, qu’est-ce que je pourrais en faire ? Donc, soit on part dans la sublimation, soit on part dans quelque chose de l’ordre d’une répétition mortifère, c’est un peu ce qu’a amené Ferenczi et le courant des psychanalystes anglo-saxons, type Mélanie Klein, Winnicott, etc.
Peut-être que ça va se structurer sur un plan névrotique, aussi. Si je peux en faire un fantasme, ça peut peut-être m’amener sur une névrose, mais si je ne peux pas lier les choses et en faire une histoire fantasmatique, pour pouvoir dire « je » dans cette histoire, je pense qu’on est plutôt du côté de la psychose. Après, pour le pervers, je pense que lui, il s’approprie le truc pour se donner une illusion de contrôle et du coup il va répéter sous l’angle de « maintenant je serai agresseur » comme ça je ne serai plus victime, soit sous la forme masochiste : je me suis tellement identifié à ce statut de victime que je ne me reconnais plus que là-dedans, je n’arrive plus à être autre chose. D’où ce que j’expliquais quand je fais de la thérapie en victimologie. Premier temps, déculpabiliser : vous avez été victime de quelque chose, ce n’est pas de votre faute, mais après il faudra en sortir. Parce que sinon vous allez trouver vos futurs agresseurs. Vous allez les attirer, quelque part, dans votre toile traumatique pour répéter encore et encore, le machin où vous vous reconnaissez, c’est bien moi, je suis bien cette victime. Alors ça implique de déstructurer ou de détruire une identité et d’en créer encore une nouvelle ; je ne sais pas si ce n’est pas le principe de toute psychanalyse ou psychothérapie d’ailleurs…
J-L.R.
On ne le répétera jamais assez que tout cela doit être parlé par un sujet traumatisé. Donc il faut qu’il y ait un autre. On ne peut pas parler tout seul, quoi que si on parle tout seul, il y ait quand même de l’autre. Mais il faut qu’il y ait un autre parce qu’il faut qu’il y ait un corps, un autre qui écoute. Et ça, c’est votre pratique qui est d’ailleurs multifacette.
N.P.
J’englobe beaucoup de choses dans le psychotrauma ; comme je dis, pour moi, c’est un impact, un événement impactant, au niveau psychique. Mais la définition réelle du trauma, c’est une confrontation à la mort et donc à l’impossible de se représenter symboliquement sa propre mort ou celle de l’autre. Après il y a le trauma vicariant qui n’est pas vécu, la personne n’y était pas, mais en a entendu le récit et sur le plan symbolique, ça fait le même effet, par procuration. En fait de ces situations, je n’en ai pas trop eu. J’ai plutôt eu des gens qui, dans le cadre de leurs pratiques, de soignants, de secouristes, de pompiers, étaient là et ont été impactés de la même manière parce qu’ils ont vu. Mais le vicariant vraiment par procuration, je n’en ai pas rencontré. Par exemple, ma mère raconte qu’elle s’est vu mourir et c’est la confrontation de ma mère avec sa propre mort que je n’arrive pas à me représenter et qui vient faire trauma, même si moi-même je n’étais pas présent. De le savoir ça suffit et là est ce qu’on n’est pas sur du symbolique justement ?
J-L.R.
C’est par exemple ce qui se passe à Gaza depuis une année et ce qui nous est donné à entendre. À savoir par les témoins, les médias, ce qui nous est rapporté. Et qui fait que nous pouvons être traumatisés par les images. Et je fais là le lien avec la question de la mort que vous évoquiez, c’est-à-dire que la mort de l’autre, l’atrocité de la mort dans ces circonstances, nous renvoie évidemment à la peur de notre propre mort.
N.P.
Oui et la question que je me pose c’est : est-ce qu’il ne faut pas qu’il y ait un précédent pour que ça résonne ? Vous savez, c’est un peu comme les films d’horreur. Moi je sais que, je ne peux pas supporter de regarder ce genre de film parce que j’ai vu de l’horreur, et comme il y a ce précédent vécu, ça me renvoie à ça et j’ai plus envie d’y être. Pour moi, ce n’est pas l’effet cathartique, fascinant, ou rigolo, comme quand on s’amuse à se faire peur ; moi ça ne m’amuse pas, je suis dans le réel. Quand je vois de la viande sur les murs, je l’ai vu la viande par terre et donc c’est plutôt de l’ordre de la reviviscence et je n’ai pas envie justement, je suis dans l’évitement, voilà. C’est un des symptômes du psychotrauma alors, ce n’est pas non plus invasif au point de m’empêcher de vivre, mais je n’apprécie pas et j’évite clairement ce genre de film.
J-L.R.
C’est assez amusant parce que personnellement, et puisque vous parlez de vous en tant que sujet, personnellement, je ne peux plus supporter de regarder des scènes sadiques dans les films, qui sont des fictions pourtant et dont on sait que c’est pour du faux, que c’est un trucage, mais qui se donne pour vrai parce que ça n’a rien du grand guignol qui lui, par ailleurs, fait rire. Mais je crois qu’il s’agit surtout dans ce phénomène d’identification, d’une mise en jeu des pulsions partielles que l’on rencontre dans une cure. Mais ce qui est intéressant c’est que ça rejoint aussi la question des limites dont nous allons parler. J’anticipe un peu. Je veux parler des limites du thérapeute qui est confronté à l’impossible dans l’exercice de sa praxis, comme par exemple le disait Freud de gouverner, ou d’enseigner…
N.P.
Et c’est comme pour les enfants, c’est pour ça qu’on dit qu’il faut préserver les enfants de ce genre d’images, parce qu’ils sont au premier degré, ils n’ont pas la distance du 2e degré, la distance émotionnelle, alors ce que vous dites, c’est comme si, en vieillissant on revenait à cet état d’immaturité, ou de difficulté à mettre de la distance, peut-être du fait du vécu… En tout cas, moi j’ai toujours fait le lien avec mon vécu, c’est-à-dire que, si c’est un truc psychologique, ça va, ça va me plaire. Du moment qu’on ne voit pas. Cependant s’il y a le réel de la chair, ça je ne peux pas, je ne supporte pas.
J-L.R.
Ceux qui interviennent dans les situations traumatogènes peuvent donc être aussi traumatisés.
N.P.
La redondance, en plus de l’exposition, crée une fragilisation, on pourrait penser qu’on se renforce, mais je pense que ce qu’on renforce c’est le déni en fait. On le voit quand on arrête, parce qu’on se raconte l’histoire, que « Bah ça va, je gère, j’ai l’habitude », mais après coup on réalise qu’on ne s’en débarrasse pas… Personnellement, je ne peux parler que de moi, je suis dans l’évitement, par exemple Halloween et tout ça, le fait de faire des recettes de cuisine qui ressemblent à des doigts, ou des trucs d’horreur, moi ça ne me fait pas marrer du tout.
J-L.R.
Encore plus que celle du corps.
N.P.
Je pensais à l’attentat de Nice par exemple, où on était tellement dans le réel du corps morcelé. Là, sur place, avec en plus des enfants. Enfin, il y avait tous les ingrédients pour faire trauma dans cette situation. Je n’y étais pas. Je suis venu après en renfort, mais j’ai entendu les récits, j’ai vu certaines images. J’ai entendu des récits de stress dépassé chez des personnels du Samu et je me suis tellement représenté la chose dans l’esprit, que c’est presque comme si je l’avais vécu. Avec mon vécu, mes précédentes expériences de pompier, quand on me l’a raconté, c’est comme si c’est moi qui avais pu voir cette infirmière en symptôme de stress dépassé, qui, en gestes automatiques, était en train de placer des perfs sur des morts… parce qu’il y a un moment, la psyché, elle n’y arrive plus, pourtant c’est son métier, elle en a l’habitude… mais un à la fois, peut-être un peu plus dans certains cas, mais ça reste moins fréquent et pas non plus 86 en même temps ! Enfin je pense qu’il y a aussi cet effet quantitatif qui est à l’œuvre là. Le caractère exceptionnel, la qualité et la quantité des réactions de stress, c’est tout ça qui va faire que ça déborde. Je pense que c’est là que ça se joue. Parce que vous recevez une victime une fois dans l’année qui vous raconte un truc, un peu lourd…bon, la, la séance est chargée, mais vous pouvez en faire quelque chose ; en revanche quand vous recevez tous les jours à la chaîne comme à l’UMJ, par exemple, des gens qui ont été victimes d’infractions du Code pénal, qui ont vécu des trucs atroces et qui vous les racontent, au bout d’un moment, il y a une sorte d’usure…
À l’unité médico-judiciaire, ça concerne des dossiers qui sont en cours d’instruction, des gens qui viennent de porter plainte et doivent se faire évaluer pour une ITT psychologique, donc elles ont déjà vu le médecin légiste qui a déjà fait l’ITT physique. Et ensuite elles rencontrent le psychologue expert pour évaluation du dommage, de l’atteinte psychique. Il y a toute une liste répertoriée de symptômes…
Du coup, on va parler de stress dépassé à l’instant, ensuite, si ce stress dépassé perdure au-delà d’un mois, on sera dans un syndrome de stress post-traumatique établi. Ce sont les mêmes symptômes, c’est-à-dire que, ce sont des gens qui, un mois après, ne peuvent toujours pas sortir de chez eux, ils ont toujours peur de se faire agresser, ils sont dans l’évitement, dans les cauchemars…
J-L.R.
Pratiquement, comment le praticien travaille dans ces situations-là ?
N.P.
Alors mon collègue à l’UMJ, lui, il a une mission d’évaluation, donc forcément il est très directif. Il pose des questions, il recueille du matériel pour évaluer et il a environ une heure pour ça. Donc sa pratique à lui, elle est très particulière. Pour mon autre collègue, qui travaille à la consultation Psycho Trauma de pasteur 2, c’est différent, là, on est avec des personnes qui ne sont plus dans l’après-coup direct de l’événement, mais des mois après, des semaines après, ce sont des prises en charge au long cours, mais lui, il n’est pas dans l’approche psychanalytique, il est plutôt dans les TCC, la psychoéducation, etc. On vous explique que vos symptômes sont normaux par rapport à ce que vous avez vécu pour vous rassurer et on vous donne des recettes pour essayer de faire avec et de dépasser le stade des symptômes pour reprendre votre vie en main.
Mon positionnement, il est plutôt de laisser la personne tricoter son « truc ». Voilà et là j’ai, enfin j’ai eu, un patient psychotrauma routier. Il a tricoté son « truc » au fil des mois, puis il a disparu du jour au lendemain. Je l’ai relancé 2 fois, puis j’ai dit bon, on verra. Et 3 mois plus tard, il m’a envoyé un SMS magnifique de remerciements sur lequel je n’aurais pas misé ; pour moi il était dans l’évitement en fait, parce que je l’avais amené à reparler du truc alors que lui, il essayait de ne pas trop en parler justement. Finalement, on a eu juste deux séances avec un focus vraiment là-dessus, où il a beaucoup pleuré, élaboré, etc. Et il a disparu après. Souvent à Pasteur, j’ai vu des gens comme ça, après une grosse séance, ils disparaissent. Ils sont dans l’évitement de parler du trauma parce que ça leur fait des reviviscences.
J-L.R.
Cela nous amène à la question du temps, du temps dans sa dimension de temporalité.
N.P.
Oui oui, en tout cas ça existe dans la littérature sur le psychotrauma, c’est-à-dire qu’on peut parler, je vous le disais, de syndrome de stress post-traumatique au-delà d’un mois, avant ça, on est dans du stress aigu, on dit : « état de stress aigu », ou « stress dépassé », ce qui revient à la même chose, c’est-à-dire que quand la personne est en état de stress aigu ou dépassé, elle est, soit dans un mode automatique, des gestes automatiques, comme le coup des perfs sur les cadavres, c’est-à-dire qu’elle agit automatiquement, comme un robot, sans prendre la mesure de la réalité dans laquelle elle est, sans chercher à savoir si ce qu’elle fait est adapté ou pas ; ce sont des gens qui peuvent aussi prendre la fuite, on appelle ça les « fuites traumatiques », ils partent en courant, sans savoir où ils vont, mais ils partent, ils fuient. Et vous avez des gens, aussi, qui restent figés sur place, complètement sidérés. Ça, ce sont les 3 symptômes de stress aigu, de stress dépassé et puis après, quand ça s’installe avec le temps. Et il n’y a qu’avec le temps que certains symptômes apparaissent, au fur et à mesure. Notamment les reviviscences, les cauchemars, les stratégies d’évitement. On ne peut pas le voir tout de suite. On ne peut le voir qu’au long cours et après, en fonction du temps on commence à parler de syndrome de stress psychotraumatique, quand il s’agit d’un seul événement, on parle de trauma simple et de trauma complexe, quand il s’agit d’une redondance d’événements, comme, typiquement, les maltraitances, les violences intrafamiliales, qui perdurent dans le temps. Donc, pas forcément des gros « trucs », mais répétés dans le temps.
J-L.R.
Sexuelles aussi ?
N.P.
Bien sûr. Et du coup, plus les violences sont insidieuses, avec le pervers narcissique par exemple, les petites violences, les petits coups de canif comme ça, tous les jours un peu, plus c’est difficile pour la victime de se sentir victime et d’en faire quelque chose. Donc en général elle retourne la culpabilité sur elle-même, c’est ce dans quoi la pousse l’agresseur. Et après, il y a ce phénomène d’emprise qui perdure aussi dans le temps, c’est-à-dire que la personne a mis un stop, a posé un acte par exemple de porter plainte, elle s’est séparée, mais elle agit encore comme si elle avait introjecté l’agresseur, qui lui parle encore et qui lui dit encore que ce n’est pas une bonne personne que c’est bien de sa faute si tout ça est arrivé, etc.
Donc c’est le premier temps de la thérapie, on travaille là-dessus ; à remettre la culpabilité du bon côté, même si l’autre, l’agresseur, souvent il ne culpabilise pas lui, mais voilà. Après, c’est tellement complexe que vous avez vu dans quoi ça nous amène. Parce qu’après, en fonction des structures, ça va se présenter différemment… En « crimino », on a étudié ça, c’était assez passionnant d’ailleurs, de voir toutes les arborescences que ça peut prendre en fait, parce que, par exemple, dans le crime sexuel, ce n’est pas l’acte sexuel qui est recherché, c’est la domination, la soumission totale de l’autre. Et alors dans le crime sexuel, on tue le père à travers la victime, même si elle est femme, c’est le père que l’on tue, c’est-à-dire sa capacité à dire non à l’acte. On l’annihile comme ça en tuant la victime et les actes sexuels ont lieu post mortem, c’est-à-dire qu’après la mort du père, la mère devient accessible. Sauf que, souvent, il y a quand même une impuissance qui perdure, donc ils utilisent des objets parce qu’ils ne peuvent pas arriver à posséder la mère, même s’ils ont tué le père. C’est passionnant, ça vient des profilers, il y avait une série là-dessus.
J-L.R.
C’est très intéressant ce que vous venez de rapporter, mais il faut, je crois, toujours se méfier des interprétations massives genre « Findus », vous savez, prêtes à l’emploi qui vaudraient pour tous. Alors que l’interprétation ne peut être que singulière, ne concerner qu’un sujet et encore et surtout dans le cadre du transfert. Interpréter, c’est dire quoi ? C’est dire que le psychanalyste s’y prête. Dans l’entre 2, inconscient. Sinon, on va vite arriver à des interprétations délirantes, qui nous renseignent plus sur celui qui les délivre, d’ailleurs, que sur le sujet en cause, sur le sujet lui-même.
N.P.
Typiquement, le tueur en série, il a vraiment une signature. Il a un mode opératoire. Et il y a un fantasme à l’œuvre et d’ailleurs il y a une victimologie associée, ce ne sera pas n’importe quelle victime, etc. Ça, c’est très intéressant parce que ma prof de crimino, elle a fait ses études à Rennes, donc elle a fait le master en criminologie, le seul qui est reconnu en France. Et toutes les sources sont anglo-saxonnes. Mais moi, je l’ai beaucoup attaqué là-dessus pendant les cours parce que j’ai dit attendez, mais bon, faudrait que je reprenne mes cours, mais ce qui était intéressant, c’est que dans l’esprit justement, on est sur des trucs partiels là, les objets sont partiels et le père et la mère sont condensés dans la victime et, dans le meurtre, on tue le père pour accéder ensuite à la mère, sauf que, comme il y a quand même l’interdit de l’inceste qui est là, il y a une impuissance à pénétrer la mère, d’où l’utilisation d’objets à la place. Et la signature, c’est que le crime sexuel est post mortem. Il n’a pas lieu avant et les médecins légistes donc font état de cela à chaque fois sur les scènes de crime. C’est bien comme ça que ça s’est passé. Et puis après, la signature, c’est le petit truc qui ne sert pas au meurtre, mais qui est là, mais qui ne sert à rien, par exemple, le fait d’avoir ligoté la victime après la mort. On peut se demander pourquoi. C’est la signature, c’est le truc qui ne sert à rien, mais qui est toujours présent sur la scène.
J-L.R.
Dans ce cas d’espèce, le trauma, il concerne qui ?
N.P.
Quand on discutait des limites lors d’Ego’scopie, moi, je m’étais posé la question sur les pédophiles parce que c’est intéressant d’évaluer ses propres limites en tant que thérapeute. Par exemple, moi, je sais que je ne peux pas travailler avec des alcooliques, c’est ma limite. Je n’investis pas cette clinique, je la rejette. Bon, ça vient de mon histoire à moi, je n’ai pas d’empathie et je n’arrive pas à travailler avec ces gens-là.
J-L.R.
Ça concerne votre histoire personnelle ?
N.P.
Voilà, donc j’évite cette clinique, je réoriente et je pense que pour d’autres types d’addictions, ça peut être un peu la même chose. Mais par contre, je me suis posé la question, comme je voulais faire de la criminologie, je me suis demandé : si tu dois, en prévention de la récidive, travailler avec un pédophile, comment tu ferais ? Et ça m’est arrivé quelquefois, ponctuellement, en Martinique notamment et je me suis trouvé la capacité à aller travailler avec l’enfant dans l’adulte. C’est-à-dire que je me suis vraiment mis dans la position, de me dire, avant d’être un pédophile, ça a été un enfant abusé.
Après, il en a fait ça, mais si on se focalise là-dessus, on ne peut pas bosser, donc on va repartir au début de son histoire et l’empathie, là, je peux l’avoir en fait. Après, si je vois qu’il y a une fascination à me raconter ces trucs, ça évidemment ça va faire limite et je vais le ramener au début : « ça, je m’en fous. Par contre là, pour vous c’était comment ? » Voilà et d’un coup, avec l’enfant dans l’adulte, je peux le faire et je me dis tant mieux. Il faut qu’il y ait des gens qui puissent le faire.
J-L.R.
Ce que vous dites là, c’est une approche qui au fond est psychanalytique. C’est condensé dans cette expression que vous utilisez l’enfant dans l’adulte », mais ça dit que ce qui compte c’est le discours, c’est-à-dire qu’est-ce qu’il lit IT et qu’est ce qui le lie IE. À quoi est-il lié, relié ce sujet ? Et c’est ce qu’on va travailler qu’on va retrouver dans le transfert puisque le transfert, il faut toujours le rappeler, c’est le moteur de la cure.
N.P.
Une fois, j’ai eu un jeune avec un discours psychopathe en stage. Et je me suis découvert capable d’empathie pour un psychopathe. J’ai trouvé ça extraordinaire. Je me suis surpris moi-même, je ne m’y attendais pas, mais en fait je l’ai vu mettre en place quelque chose, euh, de vrai… c’est-à-dire qu’il a dit au groupe : mais moi ça ne me fait rien, si je renverse un piéton, je m’en fous quoi ! Je suis désolé hein, mais ça ne me fait rien. Et il était d’une authenticité, c’est-à-dire qu’il a avoué son manque d’empathie. Évidemment, il s’est pris en retour l’effet social du groupe : mais tu es un monstre, comment tu peux dire ça ?! Et à ce moment-là, moi j’ai pris sa défense en disant : ce n’est pas de sa faute, il n’a pas la case empathie, mais il a l’honnêteté de vous le dire comme ça, et je trouve que c’est courageux.
J-L.R.
Vous avez plusieurs exemples cliniques ?
N.P.
Ah oui, y en a un qui était passionnant, c’est ce jeune-là qui déjà se cherchait sur sa sexualité, qui a été traité comme un coupable alors qu’il était victime, avec tout le rapport à la loi, la police qui aurait dû le protéger, qui l’a malmené, qui a fait prolonger sa garde à vue de 48 à je sais plus combien d’heures. Et ça a fait trauma chez lui. Et c’était compliqué, déjà il n’avait pas le bon faciès pour passer pour une victime, donc entre deux, ils ont choisi de le mettre lui en garde à vue et l’autre en a profité. C’est là où c’était compliqué, les apparences étaient contre lui. Voilà, clairement, un groupe de LGBT déclarés, assumés, vient les provoquer. S’ensuit bon bah une espèce de bagarre où lui il manque de justesse de se prendre une bouteille cassée dans la tête. Donc ça, c’est quelque chose qui revient dans ses cauchemars, il nous a dit : j’ai cru mourir. C’est « marrant », même moi j’ai eu du mal à y croire au début ; j’aurais plus plutôt attendu la phrase : « j’aurais pu être défiguré », mais lui, il nous a dit : je me suis vu mourir. Bon, admettons, mais au moment où il demande de l’aide, où les témoins appelaient la police, il voit la police arriver pour lui porter secours et il se retrouve menotté, en garde à vue et malmené pendant ce temps-là parce que la police cherchait la circonstance aggravante de l’homophobie. Alors que lui disait qu’il avait des potes homos. Et il se posait même un peu la question de sa sexualité parce qu’il avait une copine, et comme il disait : « moi je ne suis pas trop sur le sexe ». Pour un jeune de son âge, ça questionne. Et alors ? On imagine, sur le plan identitaire, l’impact. La preuve tous les symptômes qu’il a eus derrière, avec un évitement phobique des commissariats de police pendant plusieurs mois avant de pouvoir venir à son tour enfin porter plainte.
J-L.R.
Qu’est-ce que vous pouvez dire de cette inflation dans l’utilisation du mot trauma aujourd’hui ?
N.P.
C’est comme dans les stages, quand je parle de ma pratique et qu’il y a des gens parfois spontanément qui disent : Ah moi je suis traumatisé avec ça, et en fait je sais très bien que ce n’est pas celui qui le dit qui va forcément l’être, voire c’est même plutôt l’inverse. Ceux qui sont traumatisés, ce sont ceux qui vont raconter un truc avec beaucoup de pudeur, avec très peu d’éléments et dont je vois qu’il y a un évitement à en parler. C’est comme si, dès lors que je peux le formuler, alors je ne suis pas ou peu concerné parce que, justement, quand c’est le cas, je ne peux pas le formuler. Quand je suis traumatisé, je pense que ce qui fait trauma, c’est justement cet impossible à dire.
J-L.R.
Suite à la sortie du livre de Caroline Fourest : « Le vertige mee too », dans lequel elle alerte sur certaines des dérives de ce mouvement, vous avez certainement suivi le déchaînement des réactions que cela a suscitées chez les féministes, certaines n’hésitant pas à la qualifier de réactionnaire, qu’est-ce que cela vous inspire ?
N.P.
On a tout et son contraire. Et c’est comme d’habitude, on n’a pas la voie du milieu, c’est à dire que, ce n’est pas parce qu’elle, elle en a fait quelque chose et qu’elle est résiliente, un autre mot galvaudé, qu’elle peut se permettre de ne pas reconnaître la fragilité d’autres. C’est comme si, par ce qu’elle a écrit, elle niait la vulnérabilité et l’impact sur les autres. Je ne suis pas sûre que ce soit ce qu’elle a voulu dire. Mais il y a de l’autre côté, j’en ai vu à l’UMJ des femmes qui sont elles-mêmes très perverses et qui instrumentalisent ça : elles mettent en place, comment dire, une forme de maltraitance au long cours parce qu’elles portent plainte pour ci pour ça. Tantôt : il attrape l’enfant par la couche alors ça y est on est sur des attouchements. Enfin vous voyez ce que je veux dire, c’est-à-dire qu’il y a les 2 extrêmes et d’ailleurs à l’UMJ, c’était très difficile et j’en ai vu. J’ai beaucoup apprécié mon collègue pour ça. Il a un recul là-dessus. Déjà, il fait des recherches internet sur toutes les personnes qui sont citées dans les témoignages pour vérifier, pour recouper les infos, etc. Après, il fait le tour des médecins légistes pour recueillir leurs impressions : comment tu l’as sentie, toi ? Et pour finir, il se base aussi sur son intuition, qui se traduit par « j’ai quand même le sentiment », ou alors « elle en fait des tonnes quand même », « ça n’a pas l’air très logique tout ça », etc. C’est-à-dire qu’il est capable à un moment donné aussi, même s’il peut se tromper d’y mettre quelque chose de son propre ressenti. Mais aussi, après on en discutait ensemble et on regardait si on avait eu le même sentiment. On a eu le même sur ce jeune par exemple. Et pourtant tout était contre lui. Et une autre fois sur le cas d’un papa aussi. Ça, c’était passionnant. Cet homme, il est réformé de l’armée, c’était un légionnaire. Il s’est présenté en disant, voilà, moi je suis une arme par destination. Ce n’est quand même pas rien hein et il arrive pour se plaindre d’être traumatisé par la nouvelle compagne de sa femme qui est un molosse et qui, en plus, a porté plainte contre lui pour homophobie, grossophobie… tout ce qu’elle a pu trouver, elle lui a collé sur le dos et au moment du passage de bras de l’enfant, elle l’a frappé au visage. Une première fois, puis une 2e fois, si bien que la 3e fois, il a filmé la scène. « Parce que personne ne me croira jamais ». Il a filmé la scène et il a pu enfin être entendu. Parce que le reste du temps, quand il allait à la police, on se foutait de lui. Quand il allait dans les assos, type « SOS papa », on se foutait de lui aussi. Les gens pensaient que c’était l’inverse que c’était lui qui était en tort et c’était incroyable la détresse de cet homme quand il nous a dit : « mais vous comprenez là, moi, à un moment donné, il me reste 2 solutions, soit je me fous en l’air, soit je la tue parce que je fais quoi avec ça ? » C’est des situations terribles.
J-L.R.
Et c’est comme ça que l’on a des pères qui montent sur les grues pour faire connaître leur désarroi, leur impuissance. Dans les drames de la séparation d’un couple, quand la mère, usant d’une série de démarches judiciaires et d’arguties, vise par ces actions, on pourrait dire, à délester le père de ses droits paternels, pire, de sa fonction symboligène, comme aurait dit Dolto dans ces cas, le traumatisme est multiple.
N.P.
Et si vous allez voir SOS Papa, vous êtes un papa victime de ça. On se fout de vous. Parce que, ce que me disait mon collègue, c’est que toutes ces assos-là, d’aide aux victimes, elles sont très LGBT friendly. Alors simplement, c’est comme pour tout, c’est-à-dire, que ce soit l’homophobie, que ce soit la violence sur les femmes avec Metoo, etc., d’un truc qui était intéressant, à savoir, d’ouvrir la possibilité à la justice de mieux entendre les vraies victimes, c’est devenu une position radicalisée. Ce père, par exemple, il avait de vrais éléments à charge, la JAF lui a même donné raison : la mère a rapté l’enfant pendant 6 mois, elle l’a pris à la crèche et il n’a plus pu la voir, ni savoir où elle était. Il était dans une détresse incroyable.
J-L.R.
Parce qu’il était traumatisé ?
N.P.
Oui, clairement. Et d’ailleurs il a perdu une quarantaine de kilos. Il a été très affaibli par cette situation et il nous a dit : mais moi je ne peux rien faire avec ça, je suis une arme moi, donc on ne va jamais me donner du crédit par rapport à une femme, en plus, qui est en couple avec mon ex-femme. Il était dans une telle détresse qu’on s’est dit avec mon collègue : bah lui, il a eu du bol de tomber sur nous, après tout ça ! Ça a dû faire sa journée qu’on lui dise : « oui, on vous entend » parce que ça fait 6 mois qu’on lui rit au nez et c’est terrible. Moi, j’ai une collègue qui est très féministe comme ça. Parfois, dans les stages, elle prend des postures qui sont insoutenables. Et du coup, moi je fais exprès de prendre le contre-pied et je dis : « oui, bon, si on reste dans le déclaratif, parce que 97% d’hommes sont condamnés au pénal pour violences, viol, mais il faudrait essayer de mesurer aussi le nombre d’hommes dont on ne prend pas les plaintes, parce que justement on ne les juge pas crédibles, on se moque d’eux et je me permets de remettre un peu de réalité là-dedans.
J-L.R.
On l’a déjà rappelé face au trauma, le traitement essentiel consiste à réintroduire du langage là où il y a hébétude. Mais la question du trauma est également liée à la temporalité. Par le biais de la commémoration, la commémoration des événements douloureux qui ont fait effraction dans la vie d’un sujet.
N.P.
Ah oui, les anniversaires, ça c’est très important. Tiens d’ailleurs, une fois j’ai repéré un stagiaire qui était, dans mon hypothèse, pris dans un schéma traumatique et, comme la date anniversaire de la mort de sa sœur sur la route approchait, je me suis fait énormément de soucis pour lui. Donc, je l’ai attrapé à la pause et je lui ai dit : « voilà, je vais faire la bouchère de la Psychanalyse, j’en suis désolée, mais je voudrais vous dire quelque chose pour que vous l’entendiez, voilà, je repère dans ce que vous avez amené, dans ce que vous racontez sur l’accident de votre sœur, la redondance des accidents que vous avez eus du même ordre et la date anniversaire de sa mort qui approche, et vu votre discours par rapport à la prise de risque, j’ai peur que vous réussissiez votre acte suicidaire inconscient dans la reproduction de ce schéma traumatique » il m’a répondu : « ah oui, je n’avais jamais pensé à ça » et j’ai fini par lui dire, » Bah écoutez, voilà, je vous le dis, vous en ferez ce que vous voudrez, mais je ne pouvais pas ne pas vous en parler ».
J-L.R.
Oui, mais qu’est-ce qu’il s’agit de commémorer ? Par exemple, on commémore les pages de gloire d’une nation. On peut commémorer les actes douloureux qu’une communauté a subis pour rappeler que ce ne serait pas plus mal si ça ne recommençait pas. Comme les attentats de Nice, du Bataclan, du métro Saint-Michel. Eh bien là, qu’est-ce qu’il s’agit de commémorer ? Peut-être qu’on peut faire l’hypothèse que c’est la façon d’être debout, d’être ni coupable ni victimisé ; d’être debout, c’est-à-dire qu’il y a peut-être aussi dans la commémoration, l’occasion qui serait maîtrisée, de revivre sans risque une jouissance mortifère, mais cette fois-ci à distance.
N.P.
Oui, c’est intéressant, ça m’évoque mon premier cours de psychanalyse, avec Gérard Wajmann, il est arrivé dans la salle et a dit : « le devoir de mémoire, ça permet de ne pas se souvenir ». Et il a planté le décor avec ça ; il en a fait tout un truc et il s’est appuyé sur une œuvre d’un artiste en Allemagne, réalisée sur commande pour commémorer la Shoah. Et en fait, c’était un pylône qui s’enfonçait dans le sol de quelques centimètres par jour jusqu’à ce qu’on ne voie plus que la plaque du dessus. Et sur la plaque il y avait inscrit : « vous ne m’avez pas vu à l’époque, vous ne me verrez pas non plus aujourd’hui ». Et le prof est parti avec cet exemple-là, donc pour un cours sur la psychanalyse, en disant que finalement c’est bien pratique le devoir de mémoire, car ça permet de ne pas se souvenir, on extériorise ça dans le social. Allez, on a fêté l’anniversaire et on n’en fait rien du tout derrière, on s’en débarrasse comme ça, alors que si je ne fais pas l’anniversaire, il est interne l’anniversaire et il va se traduire en symptômes ; c’est peut-être pour ça qu’en thérapie on propose souvent des actes symboliques aussi.
J-L.R.
Il faut aussi se méfier de l’acte dit symbolique et qui en fait ne serait qu’une mise en scène. Ce que l’on retrouve dans certaines commémorations d’ailleurs. Je reviens sur ce que nous avons dit dès le début, de cette nécessité pour un sujet d’en faire quelque chose, de le gérer, de le supporter, de le sublimer au mieux, avons-nous dit de le Dialectiser et/ou d’en dialectiser les effets traumatiques.
N.P.
La fonction Alpha avec Bion, c’est aussi pour dire, selon le moment du trauma, que si on n’a pas accès au verbal, si on est dans l’infans, qu’on n’a pas accès au symbolique, et c’est le cas du bébé., la fonction Alpha, c’est quoi ? C’est « d’expliquer » aux bébés que les sensations qu’il perçoit à quoi elles correspondent, pour qu’il puisse se les approprier. Savoir que ça, c’est la faim, ça, c’est parce qu’il veut être changé. Ça, c’est parce que… etc. C’est ça la fonction Alpha. Et c’est aussi ce que dit Bion : le thérapeute il fait office de fonction alpha.
J-L.R.
En effet, nous pouvons facilement convenir qu’un traumatisme psychique, c’est un afflux d’excitation que l’organisme n’est pas à même de traiter. Il n’a pas à sa disposition l’articulation dialectique qui permettrait de le maîtriser. Il se trouve face à un afflux d’excitation aberrant, incompréhensible, absurde et il ne dispose pas du langage qu’il faudrait pour que ça vienne à être pris et à être intégré, métabolisé, donc supporté. Alors ce qu’on peut ajouter, c’est que d’une façon générale, il faut dire qu’un afflux d’excitation est souvent un signe d’une menace qui peut être vécue comme mortelle. Parce que non, dialectisée justement, un état de mort psychique. Alors là, il n’y a plus de sujet, il n’y a plus de discours, il n’y a plus d’identité, il n’y a plus de désir. L’unique élément qui reste comme support vital, et alors c’est vraiment le minimum, c’est l’image avant le traumatisme. Une sorte de plan fixe d’arrêt sur image. Mais pour revenir au nourrisson, cet enfant, il ne faut pas oublier qu’il a été parlé avant qu’il parle. Et ce n’est pas parce qu’il ne parle pas qu’on ne lui parle pas, il est pris dans le langage, il est habité par le langage et il habite lui-même le langage, ce que Lacan va désigner par l’appellation de parlêtre. Au fond, nous sommes mis en demeure, si on veut bien l’entendre, nous sommes mis en demeure dans le langage, c’est notre demeure.
N.P.
Oui, puisque la sémantique vient d’ailleurs. Les mots que je choisis d’utiliser pour te parler viennent d’ailleurs, mais je te prête mon appareil à penser pour les entendre sinon tu ne peux pas.
J-L.R.
Cela est proche de l’interprétation psychanalytique qui au fond n’interprète rien du tout ! Car l’interprétation ne peut consister comme on le pense souvent à fixer une signification une fois pour toutes, mais elle doit avoir une structure de relance, elle doit nécessairement jouer de l’équivoque. Le sujet s’en empare il faut qu’il « travaille » avec, qu’il réfléchisse avec, et qu’il interprète l’interprétation.