Contributions

Bernard Vandermersch / Un traumatisme peut-il déclencher une psychose ? (L’évidence de la cause)

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Texte daté du 15 mars 2018 et publié dans « Clinique des effets de l’exil »Cycle de conférences organisées par l’AMC PSY : Sous la coordination du Dr Pascale Belot-Fourcade, psychiatre, psychanalyste en articulation avec le Pôle Rosa Luxemburg, Directeur : Pascal Ardon.

Les conséquences psychiques d’un trauma. Historique.

Avant que la globalisation ait imposé le sigle PTSD (Post Traumatic Stress Disorder), on avait l’habitude, depuis que Herman Oppenheim[1] a publié en 1889 Die traumatischen Neurosen, de parler de névroses traumatiques. C’est d’ailleurs sous le même titre Les Névroses traumatiques que, cent ans après (en 1988), Claude Barrois, professeur agrégé du Val-de-Grâce, ancien chef du Service de psychiatrie de cet hôpital, a publié une grande synthèse consacrée à la clinique de ces manifestations et à l’histoire des différentes façons de les aborder par les médecins depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. C’est un livre très important, écrit par un psychiatre psychanalyste, quoique militaire, et de ce fait particulièrement bien placé pour en rencontrer. Les médecins militaires sont d’ailleurs ceux qui ont le plus contribué à la description de ces troubles en raison de leur caractère épidémique en temps de guerre. Le premier cas connu de PTSD a été décrit par Hérodote. Il s’agit du soldat Epizelos qui, après l’affrontement des Perses et des Athéniens à la bataille de Marathon (490 av. J.-C.), demeura aveugle toute sa vie. « On m’a dit, dit Hérodote, qu’en parlant de son accident, il lui avait semblé voir en face de lui un homme de grande taille et pesamment armé, dont la barbe ombrageait tout le bouclier ; ce spectre l’avait dépassé et avait tué son voisin dans le rang[2]. » La vie sauve aux dépens du voisin, c’est ce qui est arrivé au patient dont je parlerai plus tard.

Dans le De natura rerum, Lucrèce[3] (100-55 av. J.-C.) rapporte que « les hommes dont l’esprit est occupé des grandes et violentes actions qu’ils ont accomplies, répètent et revivent leurs exploits dans leurs rêves. […] Beaucoup […] sont éperdus de terreur, et une fois tirés du sommeil, ils ont peine à retrouver leurs esprits. »

Si le cas d’Epizelos évoque l’hystérie avec sa connotation œdipienne, Lucrèce apporte deux éléments caractéristiques de la névrose traumatique : la répétition onirique qui va donner du fil à retordre à Freud, et la phase quasi psychotique du réveil.

Le titre de son livre, que j’ai déjà largement pillé, Barrois le questionne bien sûr, car le terme de névrose n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui où, depuis Freud, il s’oppose à psychose, psychonévrose narcissique et perversion. Dès son introduction, Barrois précise que « les troubles faisant l’objet de son ouvrage débordent largement le cadre de ce qu’il est toujours convenu (en Europe notamment) de ranger parmi les névroses ». Il donne d’ailleurs un sous-titre à ce livre : Le psychothérapeute face aux détresses des chocs psychiques[4]. « Il est certes banal de le rappeler, dit-il, nous ne nous occupons pas de névrose traumatique, ni du “traumatisme psychique”, mais d’hommes et de femmes qui vivent une certaine souffrance psychique, et dont l’existence se trouve globalement bouleversée par l’intrusion de quelque chose d’impensable. » Intrusion donc d’un réel, selon l’acception lacanienne, mais intrusion sans préparation.

Le terme de névrose s’avère donc imprécis, voire source de confusion. On parle depuis 1978 de Post Traumatic Stress Disorders PTSD, (en français état de stress post-traumatique) [F43.1] de la CIM-10 ; [309,81] du DSM IV. Ces troubles sont classés dans la grande famille des troubles anxieux. Malgré cet aspect réducteur, la description des symptômes y est très complète. Est-ce que cette nouvelle appellation, en supprimant le terme de névrose, résout la confusion ?

Elle souhaite introduire le minimum d’interprétation théorique. Mais tout mot a son contexte dans une langue donnée et emporte avec lui son voisinage phonétique et sémantique qui l’interprète. Voyons.

Disorders se traduit par troubles, mais le mot évoque la perturbation d’un ordre qui aurait été antérieurement assuré.

Stress est traduit par stress, comme si c’était une notion auparavant inconnue de la langue française, ce qui est amusant quand on sait qu’il en vient. Ce terme est en tout cas passé dans notre langue en perdant une part de son étendue sémantique. Stress, en anglais, comme en français, c’est la pression, la tension. Mais c’est aussi l’accentuation, l’insistance. To stress c’est souligner, mettre l’accent sur quelque chose. Stress s’oppose à angoisse − comme la pression de l’extérieur s’oppose à la tension intérieure −, mais a tendance à s’y substituer dans la langue actuelle avec la déresponsabilisation qu’il suggère. Traumatique pose la question de savoir si ce qui fait trauma pour le psychisme est objectivable par la science.

Post-traumatique pose la question de la temporalité et, quoiqu’on en ait, de la causalité. On connaît l’adage réputé trompeur : Post hoc, propter hoc.

« Après ça, à cause de ça », trouble apparu après le trauma, trouble causé par le trauma. Oui, mais comment se fait-il que les troubles apparaissent le plus souvent après un temps de latence et surtout pourquoi différents sujets soumis au même évènement ne présentent pas forcément les mêmes symptômes voire pas de symptômes du tout ? Il y a dans ce champ une accentuation de l’évidence de la cause autant pour le malade que pour le médecin.

Devant cette évidence, les médecins réagissent de différentes façons. Certains n’y ont vu que simulation en vue d’un bénéfice, quitter la zone du front, par exemple ou obtenir une pension. D’autres ne trouveront de garantie d’une vraie maladie que dans la trouvaille d’une lésion du système nerveux : Railway spin[5]. Mais cette lésion était le plus souvent bien discrète. (Aujourd’hui encore, certains évoquent un Minimal brain damage pour rendre compte de toute une série de troubles du comportement.)

D’autres médecins acceptaient qu’il y ait des troubles psychiques sans lésions apparentes du système nerveux et qui, pourtant, ne seraient pas de la simulation, mais ils éprouvaient le besoin de s’appuyer sur la présence de quelques signes objectifs pour s’en assurer : fatigue, rétrécissement du champ visuel… Bref, une des grandes questions, un peu oubliée aujourd’hui, était : ces troubles relèvent-ils ou pas d’une « vraie » maladie ?   

Causalité et vérité

Une des causes de cette errance médicale, très sensible à lire le livre de Barrois, est précisément cette question de la cause. Il n’y a de cause que de ce qui cloche (Lacan). Or dans le cas du traumatisme, ça ne cloche pas, c’est évident. Ce qui l’est moins c’est la sincérité de la victime. Il est vrai qu’aujourd’hui il est mal venu de mettre en question la souffrance de la victime ou sa bonne foi, sauf si c’est un immigrant.

L’évidence d’une cause, objectivable comme un trauma, éteint la question même qui est à l’origine du souci de la cause, l’empêche même de survenir. C’est vrai pour le thérapeute, mais surtout pour le patient : « Ça se comprend qu’avec une telle expérience qui a effondré son pare-excitation, le sujet soit aux prises avec de tels tourments ». Il s’agirait pourtant d’aller au-delà de l’évidence de la cause pour retrouver ce que le trauma n’explique pas[6], car ce dont il s’agit de rendre compte c’est qu’avec le trauma s’éteint aussi, souvent, le désir. Ce que décrit sobrement un roman de Jeanne Benameur Otages intimes[7], dans lequel un journaliste a été pris en otage avec d’autre part un groupe armé puis relâché, seul, probablement en échange ou contre rançon. Il retrouve une amie d’enfance, Jofranka, qui est devenue avocate au tribunal de La Haye où elle incite des femmes victimes de sévices à témoigner. « Tout ce que lui a raconté Jofranka, il le ressent aussi. Les femmes qu’elle reçoit ne sont plus qu’en partie vivantes. On leur a enlevé le désir. Elles ne parlent plus de mari ni d’enfants. Et lui, est-ce qu’il fait encore partie des hommes pleinement ? C’est ça aussi qu’il n’arrive pas à retrouver, le désir. » Notons que c’est par la médiation d’une autre qu’il arrive à formuler ce qui le frappe.

De tous les troubles psychiques, le PTSD est celui qui, dans sa définition même, le situe obligatoirement dans la suite d’un fait objectivable, ici le traumatisme. Celui-ci se présente comme la plus évidente, la plus irréfutable des causes des symptômes qui vont suivre[8]. Il y a certes la dépression dite réactionnelle, mais l’évènement mis en cause n’est vraiment déterminant que s’il est traumatique.

Cette évidence de la cause occulte la part qui revient au sujet dans l’apparition de ses troubles. Elle l’annule comme sujet singulier pour en faire un produit du traumatisme et cette annulation du sujet peut déborder sur toute sa vie désirante. Si tout désir s’appuie sur un fantasme et si un fantasme n’est qu’une hypothèse, de plus inconsciente, quel fantasme fera le poids devant l’évidence de vérité du trauma ? On constate plutôt que la vie fantasmatique du traumatisé s’appauvrit énormément comme si toute la vie dorénavant s’appuyait sur la certitude traumatique.

Le trauma questionne l’éthique

Quand nous parlons de cause, il ne s’agit pas d’une question purement intellectuelle, désincarnée. C’est ce qu’un sujet appelle ses raisons de vivre. Il ne les questionne que lorsqu’elles sont menacées. « Summum crede nefas animam praeferre pudori et propter vitam vivendi perdere causas », écrit Juvénal à celui qu’il harangue[9] : « Crois bien qu’il n’y a pas de plus grand crime que de préférer la vie à l’honneur et, pour garder la vie, perdre les raisons de vivre[10]. » Il ne me reste donc qu’à mourir sous la torture, dans le cas évoqué par Juvénal, pour ne pas perdre mon honneur. Dans d’autres cas le suicide, ou alors une vie plombée par la honte.

Quand un sujet est mis en cause, au sens le plus serré, le plus littéral, à savoir mis en demeure de fournir la justification de sa propre existence de sujet, la solution dépendra de comment il s’est constitué comme sujet.

Soit il s’est déjà constitué par un fantasme fondamental, c’est-à-dire a mis en place de cause de son désir une part de jouissance à laquelle il a pu renoncer justement dans ce but de payer l’accès à son désir. L’angoisse qui surgit alors, à ce moment de vérité, sera le signal d’avoir à réitérer cette perte. Puis la solution passera peut-être par un acte résolvant l’angoisse ou par un symptôme de compromis.

Soit cette opération, la constitution d’un fantasme fondamental, n’a pas eu lieu dans l’enfance ou s’est trouvée secondairement invalidée, voire rejetée par le sujet[11]. Il y a menace de psychose, car le sujet ne dispose pas alors d’une clé qui lui permette d’interpréter le réel. Sa réalité restera assez conventionnelle, un peu trop « normale ». La mise en cause du sujet au « moment de vérité », ce qui peut surgir à bien des moments de la vie, parfois très tard, ne pourra s’appuyer sur cette interprétation. Dans la psychose, c’est le corps entier qui sera exigé faute d’une monnaie commune[12] avec l’Autre (Dieu ou diable) pour acquitter le prix de son désir. C’est ce qui arrive dans le moment psychotique où la réalité vient à s’effriter en partie ou totalement. Le sujet se sent menacé dans son existence même, car il est, lui, le prix à payer pour maintenir un semblant d’ordre dans le monde. Survient alors un ordre d’expulsion de ce monde. Ce peut être une injonction suicidaire, mais pas toujours. Il reste heureusement des solutions délirantes pour se raccrocher au monde, mais le plus souvent sur un mode de persécution. Ainsi le président Schreber trouvera une place de femme de Dieu pour repeupler l’humanité anéantie et son consentement difficile à cette solution contre nature l’apaisera au moins pour un temps.

Mais le temps d’élaborer une telle défense délirante peut manquer et le sujet basculer dans la mort par un raptus sans appel.

Le trauma, en ce qu’il a engagé, lui aussi, la vie totale et non pas seulement une part de jouissance, s’apparente en cela à l’exigence qui pèse sur la psychose. Mais il faut sans doute distinguer entre un traumatisme purement accidentel où le sujet éthique n’est pas concerné, mais seulement sa vie animale, et un traumatisme qui met en jeu l’honneur du sujet comme celui dont je vais parler.

En 2004, un homme vient me consulter au CMS Drancy. Au premier abord, il a l’allure d’« un psychotique chronique alcoolo-tabagique neuroleptisé ». Il est difficile de reconstituer son histoire non seulement en raison de ses difficultés d’élocution, mais surtout parce qu’il ne souhaite guère en parler. Il revient plutôt inlassablement sur ce dont il souffre quotidiennement : sentiment de persécution, d’irréalité, d’insomnies, de fatigue, de dépréciation et d’hallucinations : des images de têtes et des voix difficiles à spécifier, des idées de suicide et, par vagues, des angoisses de mort massives qui l’ont amené à recevoir un traitement neuroleptique et antidépresseur assez lourd et cependant inefficace selon lui. Il est depuis quelques années en France et a obtenu assez rapidement un statut de réfugié politique. Il a tenté de poursuivre ses études d’ingénieur commencées au pays dans une ville de province. Je le reçois encore aujourd’hui.

Le trauma

Il me dit qu’il a été victime en 1995 d’un enlèvement par des membres d’un commando d’une organisation terroriste dont l’un était certainement une per- sonne de son village. Ce commando a emmené dans un lieu retiré plusieurs personnes du village, dont son cousin qui faisait partie d’une milice de défense. Le cousin a été torturé (il a entendu les cris) puis décapité. Deux jours plus tard, sa tête a été jetée dans une rue du village. Le reste du corps a ensuite été restitué et, pour l’enterrement, le corps a été reconstitué « avec une sorte de minerve ». Quant au patient, il a été menacé, le couteau sur la gorge, puis sans qu’il sache pourquoi, sinon qu’il n’était pas membre de la milice, il a été épargné et ramené près du village. C’est du moins ce que j’ai pu reconstituer au fil des années. Ce dont il parle abondamment, c’est de sa vie actuelle qui ne vaut plus la peine d’être vécue, sa diminution physique et intellectuelle, son déclassement social : il ne parvient pas à reprendre ses études. Malgré une certaine amélioration et la baisse significative du traitement neuroleptique, il n’a pas pu encore reprendre un travail à ce jour. La cause principale en est son impossibilité de tenir en place plus de quelques minutes au pire, au mieux quelques heures. Ce symptôme n’est pas spécialement décrit comme constitutif du PTSD. Depuis, il a pu, à peu près, assurer un stage de bureautique de dix jours.

Entre deux phases de désespoir, il lui arrivait de prendre la décision héroïque de s’en sortir, du genre : ou je réussis ou je me meurs. Il est d’ailleurs venu une fois chez moi après avoir pris une forte dose de neuroleptiques si bien qu’il est tombé doucement dans le coma dans mon cabinet…

Il pose ainsi à l’Autre, par mon intermédiaire, une question qui, normalement, a été adressée dans l’enfance aux parents : « Peux-tu me perdre ? Et si j’étais mort ? » préalable à toute constitution du fantasme fondamental. À moins qu’il n’y ait répondu en offrant sa mort en paiement d’une dette impossible.

Quoi qu’il en soit la question de sa mort est agitée en permanence. Il reconnaît le paradoxe de sa position : « Je demande qu’on me tue pour que ça finisse et pourtant j’ai toujours peur en venant d’être suivi par des terroristes qui pourraient m’assassiner ». « Quand on a goûté à la mort, c’est dur d’y aller une seconde fois… J’ai des doutes sur Dieu. » Autrement dit : ma souffrance, et même ma mort, a-t-elle seulement un prix pour quelqu’un ?

Devant cette ambiguïté, je lui ai suggéré, après quinze ans de prise en charge, que ce qui l’accable, c’est peut-être aussi que ses bourreaux ont estimé qu’il ne méritait pas la mort, alors que son cousin, lui, par son engagement dans la milice, en avait été digne. Il n’a ni acquiescé ni démenti.

À chacune des huit fois (depuis 2006) où il a été hospitalisé, le diagnostic posé par les psychiatres des urgences a été psychose dissociative avec ou sans mention du traumatisme.

Le sosie

Il a par ailleurs pris l’habitude de m’interpeller de cette façon : « Aujourd’hui, c’est vous ou votre sosie ? » J’ai d’abord pris cela pour un jeu, car le sosie était nettement moins sympathique que le vrai docteur. Néanmoins, c’est tellement répétitif que cela me semble relever d’un début de dissociation entre identification et reconnaissance comme dans le célèbre délire d’illusion des sosies de Capgras, qui consiste en somme à dire : « je reconnais votre visage, mais ce n’est pas vous, c’est un imposteur qui vous ressemble ». Ce syndrome est aujourd’hui le plus souvent attribué à une dissociation entre les voies de la reconnaissance des visages, qui seraient intactes et celles de la reconnaissance affective, qui pourraient être lésées. Il semble avéré que des lésions cérébrales puissent être à l’origine de tels syndromes. Mais dans le cas de ce patient cérébralement non lésé, cette illusion semi-ludique « analyse » le mécanisme d’une autre illusion, normale cette fois, qui consiste à confondre « reconnaître » et « identifier[13] ». Reconnaître l’image ne garantit pas d’identifier le vrai objet. Loin du malaise que suscite chez chacun l’occurrence d’une situation où on ne sait plus mettre un nom sur un visage pourtant bien reconnu, le syndrome des sosies semble mettre à profit cette dissociation des composants de la figure de l’autre : d’un côté, le vrai (l’objet a cause du désir), de l’autre, le faux (l’image investie par l’amour, fausse, parce que toujours narcissique). Il s’agirait d’une solution au problème de l’incompatibilité entre l’image et l’objet. Normalement, hors psychose, c’est comme évidée de l’objet que l’image peut subsister, l’objet, retranché de la représentation du corps, allant dans l’inconscient soutenir le désir. Dans la psychose, par hypothèse, cet objet n’est plus retranché du corps et il est la cause de cette hypocondrie toujours présente. En situant l’objet toujours ailleurs que dans l’image bien reconnue, cela évite d’avoir à supporter cette hypocondrie de l’image et de l’espace en général.

À vrai dire, dans le cas de ce patient, le sosie ne résiste pas longtemps au dialogue, s’il s’instaure, car on a vu qu’il pouvait s’interrompre très vite comme si l’espace n’était plus vivable, trop plein. Cette dissociation ne permet pas, en tout cas, que surgisse la question : que reste-t-il de vrai après l’attribution de mon état à ce que j’ai vécu ?

Les squiggles

En 2009, j’ai tenté de temps à autre quelques séances de squiggle pour sortir un peu de ses exposés répétitifs sur la situation de son pays.

La première fois, il ne s’appuie pas sur mon gribouillis, selon la consigne, et dessine à côté une tête, des têtes sur une échelle, une main qui tient quelque chose, une serpe, un homme cagoulé…

Le 30-01-2010 : le dessin d’un arbre avec des racines sans sol, un autre hors sol et un enfant-homme sans bouche. Cela pose la question supplémentaire de sa condition d’exilé avec le sentiment d’illégitimité de sa parole.

Le 12-03-2010 : quelqu’un d’enchaîné, « il faisait froid ce jour-là, dans le lieu où on a été séquestrés… un oiseau qui aime la liberté. »

À part les têtes réduites à un grand rond avec ou sans ronds à l’intérieur pour les yeux et la bouche, ces dessins sont très peu ressemblants et même impossibles à lire sans explication. Cela évoque les dessins de certains schizophrènes. Ici, l’identification de l’objet s’assure, indépendamment, ou presque, de toute ressemblance.

Les rêves

En 2008 : « J’ai rêvé que vous faisiez la prière musulmane », ce qui révèle à mon sens une certaine ambivalence transférentielle, vu ce qu’il pense des religieux. En 2012 : « Dans tous mes rêves, dit-il, il y a un homme du village. Il n’est que spectateur. C’était [comme moi] un fan de foot… Je ne me souviens plus de son nom ». (Où il ne s’identifie pas au personnage qui incarne son désir).

Et aussi d’un cauchemar : « Je suis rattrapé par des terroristes. On me donne un fusil. Je tire, mais il n’y a pas de balle dedans. C’est votre sosie aujourd’hui ? » En 2013 : « Je suis victime d’un acte sexuel. Pourquoi j’existe ? Je regarde la vie passer. J’ai joué toutes les balles. »

Pourtant, cette même année 2013, j’ai la surprise d’apprendre par un gynécologue qu’il a consulté pour stérilité. Il ne m’avait jamais parlé de cela. Récemment, il me rapporte un rêve qui n’est pas pure répétition du trauma :

« Je voulais boire deux Heineken. Au moment de boire, les deux bières disparaissent. Je ne peux pas les boire. Il y a une expression dans ma langue qui dit : “il est arrivé à la source, mais il n’a pas bu.” On emploie ça quand un obstacle survient au dernier moment ».

C’est pour lui l’occasion d’avouer qu’il avait déjà tendance à boire beaucoup avant le trauma. Mais nous ne sommes pas allés plus loin dans l’analyse du rêve.

Aujourd’hui

« Je suis toujours assailli par des têtes et des voix. Des voix, c’est parfois seulement une sorte de mugissement. Je leur dis : je vous enc… − Vous croyez qu’il y a quelqu’un derrière ces voix ? — Non, mais… »

Il refuse d’en dire plus pour l’instant. Et en attendant, il évite toujours une régularité des rendez-vous et de repasser deux fois par le même chemin pour déjouer d’éventuels poursuivants. Il estime néanmoins aller beaucoup mieux qu’avant.

Cela fait donc vingt-trois ans que le trauma a eu lieu. Et un peu moins de vingt ans que je le reçois toutes les semaines. Son état, qui s’était nettement aggravé entre 2008 et 2011 avec plusieurs TS, s’est beaucoup amélioré depuis que sa femme a pu venir en France. Elle vient d’accoucher d’un petit garçon. Il en est très heureux : « Serai-je à la hauteur de ma responsabilité ? » Est-ce que la naissance de cet enfant peut réintroduire, dans cette temporalité suspendue et purement physique, à laquelle se résume la causalité scientifique, une temporalité subjective vivante marquée par les effets d’après-coup propres au fantasme ?

Alors ?

Est-ce une psychose ? Si c’en est une, est-elle déclenchée par le trauma ou celui-ci n’a-t-il été que l’occasion de la décompensation d’une structure psychotique ?

Aussi lourd que soit le tableau clinique, il ne déborde pas ce que l’on considère être un PTSD. Mais avec cette gravité, celui-ci ne peut-il pas être qualifié de psychose ? A priori, il y manque les troubles évidents du langage : néologismes, etc.

Quant à repérer une névrose infantile : il est extrêmement difficile d’obtenir de lui des renseignements sur ce qu’il a vécu avant le trauma. C’est comme s’il n’y avait pas eu d’avant. Au tout début, il m’avait dit que dans l’enfance il était somnambule : « Je tombais, j’avais des visions, des choses bizarres autour de moi. J’entendais tout et ne pouvais pas répondre. Je voyais la mort ». Beaucoup plus tard il me dira que c’étaient des crises d’épilepsie.

J’ai appris aussi qu’il était né avec une malformation pour laquelle il avait été opéré.

Premier garçon, il dit avoir été très gâté. C’est à peu près tout ce que j’ai pu savoir.

Il ne me livre pas, en tout cas, le récit d’une enfance historisée comme le ferait un névrosé. Mais, avec la barrière temporelle du trauma qui instaure une néo-causalité linéaire (i.e. sans effet d’après-coup comme dans le symptôme névrotique), ce n’est pas décisif en faveur d’une structure psychotique préexistante.

Les hallucinations visuelles sont en rapport avec le trauma : des têtes et les impressions d’irréalité font partie du tableau PTSD : « Tout ce que j’ai vécu c’est de la blague. Vous faites semblant d’être vivant pour m’impressionner. » Mais les troubles de l’image du corps sont saisissants : « Un jour je vais claquer, j’ai un corps effervescent comme l’aspirine. »

Les voix sont plus « psychotiques ». Leurs injonctions suicidaires ne ressemblent pas à des injonctions obsessionnelles : « Il faut te suicider, t’as pas de raison de vivre. » Mais surtout dans un tableau de déréalisation : « Ça me dégoûte, elles parlent français. J’entends comme un poste mal réglé : je ne peux pas distinguer ce qu’elles disent. Ils me disent de me trancher la gorge, mais ce sont des fantômes. En dehors de moi, il n’y a que des fantômes. Êtes-vous un être humain ? Tout le monde fait semblant d’exister… »

Du point de vue éthique

« Crois bien qu’il n’y a pas de plus grand crime que de préférer la vie à l’honneur et pour garder la vie, perdre les raisons de vivre », clame Juvénal. Bien sûr le patient a été épargné, mais ce n’est pas qu’il ait trahi pour sauver sa peau (encore que nul ne sait vraiment ce qui s’est passé et encore moins dans les générations précédentes qui ont connu bien d’autres troubles). Mais au lieu de se venger ou de venger son cousin, il se reproche sa lâcheté et sa fuite. Disant qu’il était menacé dans son pays, il a fui en France où il a obtenu sans grande difficulté d’être reconnu réfugié politique.

L’évidence du traumatisme fournit au patient comme la fondation d’un nouveau régime pulsionnel, une nouvelle économie psychique qui n’est plus réglée sur un fantasme sexuel. D’un côté le trauma ruine la valeur du fantasme quant au soutien de la réalité. De l’autre, son irréfutabilité assure le sujet de la recevabilité de sa plainte. Il n’a jamais hésité à demander quelque faveur et je ne me suis pas interdit de lui faire un grand nombre de certificats. Cette assurance de l’authenticité du trauma ne lui garantit pourtant pas une « néo- réalité » solide fondée sur un préjudice à réparer comme on peut le voir dans des cas de sinistrose. Sa persécution est sans sthénicité, il fuit encore d’invisibles persécuteurs. Sa situation est insupportable : il n’a pas mérité la mort. Espérant paradoxalement qu’elle lui soit infligée, il n’a pu cependant aller à sa rencontre en combattant ses ennemis qu’il n’arrête pas dans les entretiens de dénoncer. À propos des têtes coupées, il lui vient l’idée que, à la différence de tous ceux qui ont été emmenés puis relâchés, seul le cousin qui allait être décapité a pu voir la tête de son bourreau face à face : destiné à mourir, il ne pourrait pas le dénoncer. Ce face-à-face lui a été – heureusement ? − refusé. Du coup, on peut se poser la question de savoir si la décapitation de son cousin a contribué à la spécificité de son syndrome post-traumatique. Le découpage réel d’un morceau de corps a-t-il contribué à ruiner la vie fantasmatique en accomplissant dans la réalité ce qui normalement doit en rester à un niveau métaphorique : « perdre la tête » pour n’y plus penser ? Ou la vision du corps reconstitué de façon factice a-t-elle joué dans le jeu de sosie ? Peut-être est-elle pour quelque chose dans la nécessité qu’il éprouve de me garder si longtemps comme soutien d’une image entière (mais avec le doute nécessaire du sosie).

Rencontré aux urgences par différents psychiatres de garde, ceux-ci ont tous fait un diagnostic de schizophrénie, mentionnant parfois le traumatisme. Alors, pourquoi pas « psychose post-traumatique ». Mais, si le trauma a bien été le déclencheur de cette psychose, la perte de la fonction fantasmatique qu’il entraîne et la condition humiliante de sa survie en font une psychose singulière. La situation si pénible de ce sujet est bien complexe et demande du temps à l’analyse. D’autant que si j’ai tout au long de ces années maintenu l’exigence d’un rapport singulier, je n’ai jamais forcé pour autant la barrière de son intimité.

[1] Hermann Oppenheim, né à Warburg (Rhénanie-du-Nord–Westphalie) le 31 décembre 1857 et mort à Berlin le 22 mai 1919, est un neurologue juif allemand. Reconnu de son vivant comme l’une des figures dominantes de la neurologie allemande, il voit sa carrière académique brisée par les mesures antisémites de l’administration prussienne. Dans l’histoire de la neurologie, il se distingue par ses travaux sur la myasthénie (qu’il désigne sous le nom de paralysie bulbaire chronique progressive sans altérations anatomiques), le tabès, l’alcoolisme, la poliomyélite et la sclérose en plaques. En psychiatrie, il est connu comme le créateur de la notion de « névrose traumatique » qu’il défendra contre Charcot.

[2] Histoires. Livre VI, v.117-9, in Barrois C.

[3] De natura rerum, Livre IV, v.1010-1024.

[4] Il est d’ailleurs intéressant que stress serait soit un raccourci de distress (du vieux français destresce (distringere : maintenir écarté) soit du vieux français estresse : étroitesse, oppression (strictus), les deux provenant du même verbe ambigu stringere, strictus qui veut dire aussi bien serrer qu’arracher.

[5] « Moelle épinière de chemin de fer » quand les premiers tableaux se rapportaient à des accidents de chemin de fer.

[6]  La notion de cause apparaît liée à la subjectivité. C’est pourquoi les scientifiques font en sorte que « l’énoncé du principe de causalité ne fasse plus directement référence à l’idée de cause, mais se contente de mentionner un ordre obligatoire et absolu entre divers types de phénomènes, sans que l’un puisse être présenté comme la cause de l’autre. Du coup, la causalité n’est plus qu’une simple méthode de rangement des événements, une “règle” qui les place selon un ordre contraint. Ainsi épuré, le principe de causalité stipule simplement que le temps […] s’écoule dans un sens bien déterminé… » Klein Etienne, Les Tactiques de Chronos, Paris, Flammarion, 2003, p. 90.

[7] Benameur Jeanne, Otages intimes, Actes Sud, 2015, p. 178.

[8] Trouver les causes d’une obsession, d’une perversion ou d’un délire demande bien plus de recherches et d’hypothèses incertaines. Quand bien même, ces causes seraient enseignées en faculté, elles ne fourniraient qu’un cadre théorique général et rien ne serait dit de ce qui est venu pour tel sujet singulier se mettre à la place de la cause.

[9] Juvenal, Sat. VIII, v. 83-84.

[10] Je ne sais si Juvénal, qui a réussi à vivre plus de quatre-vingts ans dans cette époque violente, s’appliquerait à lui-même ce beau conseil. En voici le contexte : « Si dans un procès douteux et incertain tu es appelé à témoigner et que Phalaris, sous la menace de son taureau d’airain, te commande de mentir et te dicte un faux témoignage, crois bien qu’il n’y a pas de plus grand crime que de préférer la vie à l’honneur et pour garder la vie perdre les raisons de vivre. “Digne” de la mort, même si on dîne d’une centaine d’huîtres de Gaura ou qu’on s’inonde de tout le parfum de Cosmus, on est déjà mort. »

[11] Par exemple, pour la condition jugée excessive qu’elle impose à son désir.

[12] Ce que Lacan appelle l’objet a, cause du désir. Ce sont ces objets de jouissance dont le sujet s’est séparé à cet effet.

[13] Thibierge Stéphane, Pathologies de l’image du corps, 1999, PUF.