Norbert Bon / Le rapport sexuel est-il impossible ?
Texte publié en libre accès sur le site de l’ALI Retour sur le séminaire d’été. Illustration sculpture Maria Martins Voir plus
Retour sur ce dernier thème de notre séminaire d’été : Le rapport sexuel est-il impossible ? Les intervenants ont, avec des approches diverses, rapporté les tenants et aboutissants de l’aphorisme de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel… inscriptible dans la structure. »[1], avec la question : peut-on sortir de cet impossible ? Pour tenter d’y répondre, essentiellement à partir du nœud borroméen à trois, d’où exit le Nom du père comme quatrième, dans la nouvelle économie psychique. J’ai regretté pour ma part que l’on n’ait pas confronté ces élaborations théoriques, éminemment S-Uniennes, à la clinique actuelle. Nonobstant quelques interventions féminines saluées sans trop d’échos.
Au-delà du constat que la pérennité du couple ne relève plus de la contrainte sociale, que l’accès aux études et au travail fait que beaucoup de femmes peuvent se passer d’un conjoint à demeure, tout en continuant à assumer l’essentiel des tâches d’élevage des enfants, si elles ne sont pas de celles qui font désormais le choix de n’en pas avoir, sans oublier celles qui luttent farouchement contre Le Mâle, que nous enseigne notre clinique ? J’en propose quelques exemples à la réflexion :
— Premier exemple : une jeune fille, adulte débutante, elle me parle de son couple, de son copain, je comprends après quelques séances qu’ils ne se sont jamais rencontrés en « présentiel », ils ont des pratiques sexuelles en « visio » ; un couple atopique en quelque sorte. L’été suivant, elle le rejoint, chez lui, à quelques 500 km, ils passent une semaine ensemble : échec, ils se séparent. Quelques semaines plus tard, elle me dit avoir un nouveau copain internet. Il vit dans un département d’outre-mer et viendra peut-être en métropole l’été prochain ou le suivant…
— Deuxième exemple : une demande de rendez-vous, la voix est celle d’un jeune garçon ou d’une fille. Le prénom peu usité est, m’apprend Wikipédia, masculin. En « présentiel », j’ai encore quelques doutes sur son sexe, un corps plutôt féminin, mais sans formes apparentes sous un large sweat. Elle m’explique qu’elle était une fille et qu’après avoir été bi puis genderfluid, elle a choisi de devenir garçon et a donc changé de prénom, mais n’évoque ni traitement hormonal ni visée chirurgicale. Elle a eu des relations sexuelles avec des garçons, mais sans rien ressentir et se satisfait seule, quoique laborieusement. Étudiante, elle vit en colocation avec une fille de sa promotion que j’ai eu l’occasion de recevoir également et qui parle d’elle-lui en disant « mon coloc ».
— Troisième exemple : je le reprends d’un article que j’ai commis dans Le Journal des Psychologues.[2] Il s’agit de « … ce garçon « populaire » dans son lycée qui finit par accorder à cette jeune fille amoureuse de lui son premier rapport sexuel pour, dès le lendemain, l’éconduire avec cette formule élégante : « Tu ne m’intéresses pas, je voulais juste me vider les couilles. »
— Quatrième exemple : cet homme que sa compagne a entraîné dans des cercles relationnels « libérés » où l’on pratique le polyamour. Elle a ouvertement un amant célibataire, lui, une maîtresse à l’ancienne, mariée. C’est sa compagne qui le pousse à consulter pour se défaire de quelques vieux restes du conjugo d’antan. Là, il se rend compte qu’en fait il n’accepte que théoriquement cette idéologie, tandis qu’elle devient jalouse des autres relations de son amant. Ils finiront par se séparer.
Ces exemples parmi d’autres m’amènent à douter que la nouvelle économie psychique puisse favoriser la possibilité d’un rapport entre les sexes, tout comme ce que chacun peut observer dans sa vie quotidienne : à pied, en voiture ou en trottinette sur les trottoirs, chacun travaille à poursuivre sa propre jouissance, dut-il pour cela « baiser son prochain », selon le titre d’un livre de Dany Robert Dufour[3], ou simplement ne pas le calculer : prévalence de l’imaginaire sur le symbolique, promotion des égos, évaporation du surmoi, éloge de la triche et de la débrouille[4]… « Jouir à tout prix », c’est précisément ce que prédit Charles Melman dans L’homme sans gravité[5], avec, non pas ces sujets désirant, mais ces consommateurs en quête des objets mis à disposition par le néocapitalisme avec cette question finale : « Notre joyeuse perversité polymorphe peut-elle durer ? Où allons-nous revenir à l’ordre moral et au bâton ? Ou peut-on penser qu’avertis, nous pourrions éviter autant le retour à la névrose freudienne de papa que la fuite en avant dans la perversion généralisée ? On verra bien… »[6]
Pour l’heure, nombre de nos contemporains s’inscrivent dans la logique des temps présents qui vise à la satisfaction non plus dans un jouir-avec-l’autre (conjugo), fût-il fantasmatique et illusoire, mais dans un jouir-de-l’autre (subjugo ?) plus ou moins explicite, voire revendiqué. Loin de l’altérité et de l’attention à l’autre, c’est-à-dire au pas tout phallique, que supposerait le dépassement de l’impossibilité du rapport sexuel[7]. Mais, peut-on penser un rapport avec un ou une partenaire qui ne serait pas du tout encombré du désir incestueux, alors même que c’est ce désir interdit qui, de se porter vers un ou une autre partenaire, peut soutenir la rencontre amoureuse ?
Dans le nœud RSI, c’est le réel qui porte l’impossible du rapport sexuel en surmontant le symbolique qui surmonte l’imaginaire. Dans cette nouvelle économie, n’aurions-nous pas affaire à un nœud ISR où l’imaginaire surmonte le symbolique qui surmonte le réel ? La logique du néolibéralisme aurait ainsi simplement conduit à une inversion du sens du nœud, de lévogyre en dextrogyre, comme il a inversé le rapport économique : produire pour satisfaire la demande en un rapport et créer la demande pour satisfaire la production. Or, l’imaginaire ne porte lui aucune limite, sauf retour de manivelle dans le réel…
Pères, gardez-vous à droite !
[1] Je me permets de rappeler cet article : Norbert Bon, 20/11/2017, « Il n’y a pas de rapport sexuel… Exégèse d’un aphorisme », https : wwwfreud-lacan.com/getpagedocument/27051.
[2] Norbert Bon, 2022, « Amour au premier regard », Le Journal des psychologues, 397, p. 47-51.
[3] Dany-Robert Dufour, 2019, Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme, Actes Sud.
[4] Norbert Bon, 07/01/2019, « Triche et compagnie »,
https : www.freud-lacan.com/getpagedocument/27651.
[5] Charles Melman, 2002, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Denoël.
[6] ibid, p. 227.
[7] cf. sur cette possibilité les élaborations de Gisèle Chaboudez, « Tentative d’écrire un rapport sexuel », Féminité singulière, érès, p. 100-112.2020