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Olivier Douville / Face à la catastrophe quelle reconstruction pour un sujet ?

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Texte paru dans la revue Médecine de Catastrophe – Urgences Collectives Volume 8, Mars 2024, Pages 18-20. Egalement sur le Blog d’Olivier Douville  sous le titre « Place des facteurs culturels : un point de vue d’anthropologie clinique »

L’auteur expose les logiques subjectives de la personne ou du groupe de personnes ayant subi une situation de catastrophe.
La différence culturelle peut faire obstacle à la communication entre soignants et soignés, aussi la « distance culturelle » est interrogée, car l’inscription du sujet dans son lien social, sa culture et sa communauté est également brisée ou sévèrement menacée lors des situations de catastrophes au-delà des nécessités de compréhension la plus efficace possible entre soignants et soignés, l’auteur s’interroge sur la reconstruction culturelle de la personne qui ne se réduit pas à un retour à une identité antérieure. Les destins possibles d’une reconstruction de l’identité sont exposés à partir d’une interrogation clinique et anthropologique des théories de la catastrophe.

Introduction

Des situations de crises et de catastrophes font se rencontrer des hommes et des femmes provenant de cultures et d’histoires fort diverses, que ce soit du côté des soignants ou pour ce qu’il en est des personnes à qui est portée assistance.

La catastrophe est une condition de notre humanité qui est très précise, elle est marquée par l’urgence dans laquelle il devient nécessaire de trouver des repères communs entre les médecins, les infirmiers et les psychologues qui interviennent et le public concerné par les soins.

En cela la dimension culturelle peut être perçue comme un obstacle à l’intelligence commune de la situation et de la nécessité de soin entre soignants et soignés.

Il nous faut donc envisager avec le plus de sérénité possible ce genre de situation marquée par la supposée « différence culturelle ».

Un préalable est nécessaire. Posons-nous la question de ce que veut dire le terme de « catastrophe » ? Nous ne pouvons réduire le sens de cette expression à ce que serait un dommage ou une liaison. Il contient en lui une thématique plus crue et plus ardente qui est celle de la fin d’un monde dans lequel continuer à vivre deviendrait impossible. Si le sujet perd ses repères, ce n’est pas seulement — ce qui serait déjà énorme — parce qu’il se sent hébété ou en péril, réduit à un pur présent sans rime ni raison et difficilement partageable avec qui que ce soit, c’est aussi et plus encore parce que ce qui le contient et le borde, le rassure, soit les coordonnées du temps et de l’espace semblent abolis. Tout est trop réel pour se sentir en lien avec la réalité commune. Rien n’est vrai, tout est réel, telle pourrait être la formule qui résumerait le vécu subjectif d’impuissance et de chaos mental qui sidère celui ou celle qui émerge au vif de la catastrophe. Un vécu de fin du monde dans un temps immédiat ? Ce temps où « ça se passe » n’est certainement pas encore le temps où la catastrophe se met en forme et en récit.

« Différence culturelle » et vécu de la catastrophe

Nous ne saurions parler de différence culturelle ex abrupto. En revanche, l’abord interculturel sera précieux pour éclairer les modalités des récits culturels qui donnent un embryon de sens à la vie qui continue malgré tout à qui se sent d’un coup voué à l’absence d’aide et plongé au vif du désarroi solitaire.

En ce sens, il est loisible de jouer d’un paradoxe. Notre démarche « interculturelle » serait alors, face à la catastrophe, de cerner dans les récits culturels qui légitiment et orientent la présence de l’être au monde l’ensemble des représentations qui parlent et de la catastrophe et de la survivance. Ces thèmes culturels d’exception (le héros, le sacrifié, l’errant…) émergent lorsque se fissure et se brise tout support culturel conventionnel (celui des grands schèmes de l’adaptation familiale et sociale) ; un tel support ordinaire proposé par le « culturel » ne vient prêter appui au sujet figé dans le maelström de ladite catastrophe. Précisons donc que le sens donné à la catastrophe, haut moment de rupture, dépend aussi d’une évolution lente des figures sous lesquelles chaque grande constellation culturelle traite les figures héroïques, du sujet en rupture, en vive solitude, en haute épreuve de confrontation avec la violence du monde (cf. Le thème de l’exil et de l’abandon dans les récits de fondation des trois grands monothéismes). Nous soulignons là les grands modèles de l’abandonné, du sacrifié, mais aussi de l’exception héroïque, c’est aussi en fonction des lentes évolutions subjectives singulières que de telles figures pourront servir de scénario minimum au sujet pris dans la catastrophe, mais il est urgent de souligner que ces armatures et ces remparts d’identification de secours ne seront jamais donnés mécaniquement telles que par un code culturel déterminé.

De tels thèmes culturels d’exception ont une fonction de traiter le sentiment que le lien communautaire s’est rompu et de le traiter de façon épique. Très souvent notre tâche sera d’entendre cette mise en avant du sujet exilé de lui-même et des autres, mais dans l’optique de créer une communauté d’appartenance entre soignant et soigné. Une définition minimale du lien social est bien le lien d’accueil et de soin. Ultérieurement tout clinicien pourra travailler dans le climat social du sujet victime. Il conviendra de reconnaître et de valider les dommages et les souffrances subies par tout sujet dans ses groupes d’appartenance, voire par la communauté si la catastrophe a touché un groupe social plus ou moins ample.

Catastrophe et théories des catastrophes

Définissons autrement la catastrophe. Nous avons souligné l’importance de la dimension de la disparition des catégories phénoménologiques de l’espace et du temps, rendant l’expérience vécue à la fois déréalisante et trop réelle. Il nous faut aller plus loin et considérer ce que peut être la catastrophe d’un point de vue logique.

Selon René Thom (1977), l’essence de la théorie des catastrophes est de ramener les discontinuités apparentes à la manifestation d’une évolution lente sous-jacente. Le problème est alors de déterminer cette évolution lente qui, elle, exige en général l’introduction de nouvelles dimensions, de nouveaux paramètres. En transposant cette théorie aux situations qui nous importent, il est possible de dégager la logique suivante :

a/La catastrophe est un temps de rupture majeure.

b/ Cette rupture est marquée par le fait que le retour à l’état antérieur de sécurité psychique est frappé d’impossible. De fait le sujet aura à inventer son devenir sans toujours espérer un retour à un état originel d’équilibre affectif, le double passage de la sidération catastrophique au trauma psychique (du choc au trauma donc), puis — second passage — du trauma à une reconstruction de l’identité implique une nouvelle invention du « soi » (Douville, 2003). Une telle invention passe par deux mouvements, l’un conservateur sera de retrouver les routines, l’autre, dynamique sera de reconstruire une identité qui ne saurait occulter les modifications psychiques induites par la catastrophe et viendrait intégrer ses modifications en vue d’éviter le vécu d’impuissance, de résignation et de dépendance qui est trop souvent la cicatrice psychique des sujets qui ont vécu trop longtemps le sentiment d’être non protégé et/ou sacrifié au destin lors de la catastrophe.

d/ l’enjeu primordial est bien celui de la communication. Là se déplie le réseau « des nouveaux paramètres » — selon le modèle de R. Thom que nous allons situer comme étant la présence de l’aidant (i.e. du « groupe d’aidant »). La particularité de l’expérience de la catastrophe tient au fait que le soignant apparait comme à la fois le témoin et la possible victime du même événement catastrophique. Le soignant ne saurait être perçu comme totalement indemne des effets de la catastrophe qu’il rencontre par le truchement de la situation de choc des personnes qu’il rencontre, assiste et soigne.

Vers un monde commun

Il s’agit bien de récréer la possibilité d’un monde commun, qui nécessite des interventions techniques, mais ne se réduit ni se garantit par la simple technicité du secours, technicité évidemment indispensable. Certes, il est plus aisé de créer le semblant d’un monde commun lorsque chaque sujet est « plein » d’assurance d’identité, d’identité et de récits que lorsqu’il est creusé et presque « vidé » par la catastrophe. Pourtant c’est sans doute dans les situations de dénuement extrême que la communication est à la fois la plus urgente et la plus décisive. Dire à la fois le drame et l’espoir passe par des modes de communication qui ne sont pas qu’informatifs, mais qui activent la zone des émotions et des sensations qui donnent forme et sens à l’expérience, parfois redoutable, de renaître dans un monde possible et non plus d’errer, tel un héros sacrifié, ou un exclu à jamais banni, dans un univers d’ombre, de blessures, d’inespoir et de chaos.

Aussi ladite différence culturelle jouera le plus souvent dans un temps second.

Entendons d’abord la sourde plainte des sujets en chocs et soyons sensibles au fait que l’effraction traumatique ne se dit pas par le récit, la confession ou l’autobiographie, mais il se dit par le rêve, l’hallucination et une variation de l’automatisme moteur qui n’est pas corrélée à l’automatisme mental de la psychose (De Clérambault, 2017) 

Soigner et écouter quelqu’un qui est dans le vif du traumatisme ne laisse pas intact, quel que soit le niveau de technicité dont nous pouvons faire preuve. La catastrophe nous saisit aussi et peut nous fasciner. Nous sommes arrimés à un lieu qui nous aspire. Quant au survivant il peut se sentir vomi du monde, non pas simplement parce qu’il est intrus, mais parce qu’il représenterait une espèce de monstruosité ou d’indécence pour l’autre on pourrait plutôt dire qu’il est pris dans un effet de contagiosité de la catastrophe à laquelle il a du mal à résister.

Des sujets pris dans cette contagiosité de la catastrophe qui se marque alors par des vécus hallucinatoires (Press, 1999) et par des automatismes moteurs bien plus que par un récit ou une mémoire n’ont pas trouvé d’autre défense que ces automatismes pour faire écran face à cette catastrophe et sauver un peu de vif de la vie mentale. Là le récit culturel est indispensable pour remailler le sujet aux grands récits communs, mais nous nous situons dans un temps post-urgence. Le grand récit de la catastrophe et de son surmontement contient et parfois célèbre la trace et la mémoire de personnes qui, elles aussi ont surmonté le traumatisme, soit par la fuite, soit par le désir d’être survivant, soit par des actes de résistance qui font d’eux des survivants bien davantage que des victimes.

C’est-à-dire qu’il est très important de ne pas considérer quelqu’un qui est figé par la catastrophe comme le pur produit d’un choc, mais aussi comme le produit d’une succession d’événements soignants et accueillants riches d’actes de résistance à la destruction et au meurtre de l’humain. De tels récits, produits de mémoires construites et partagées sont de puissants dispositifs antimélancoliques et contrent la réclusion du sujet dans la plus haute et la plus mortifère des solitudes.

Sortir de la catastrophe

Récapitulons cette chronologie des possibles « sorties » hors de la catastrophe où interviennent les « facteurs culturels ». Nous dégageons pour conclure, trois conditions de possibilité de ce surmontement.

– Possibilité de recréer une communauté humaine minimale qui est celle de la relation entre un soignant et un soigné tous deux affectés par la catastrophe, mais bien évidemment pour des raisons distinctes et avec des effets différents, mais tous deux contemporains de la catastrophe

– Possibilité de revenir de cette place d’exception par éjection de la scène du monde en confrontant son sort à celui des grandes figures culturelles qui définissent de façon non mélancolique le sujet mis en exergue et/ou en exception

– Possibilité de relire sa propre histoire en s’identifiant non pas à des modèles clos de sa culture, mais à ce qui, dans sa culture, célèbre la pulsion de vie. De ce fait cette identification est comme un bricolage, dont les premières phases se sont co-construites avec les soignants lors du temps « hors-temps » de la catastrophe, dans le champ relationnel précité.

Références

Gaëtan de Clerambault, Œuvres choisies, Marseille, Les Éditions de la Conquête, 2017,

Olivier Douville, « Du choc au trauma. Il y a plus d’un temps » Figures de la psychanalyse, Logos. Ananké, 8/2003 : 83-96,

Jacques Press. « Traumatique et hallucinatoire. » J. Press, La perle et le grain de sable : Traumatisme et fonctionnement mental (pp. 89-112). Paris, 1999 : Delachaux et Niestlé.

René Thom, Stabilité structurelle et morphogénèse, Paris, Interédtions, 1971