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Élisabeth Roudinesco, Patrick Boucheron, Bernard Lahire, Alain Vanier / La psychanalyse a-t-elle un avenir ?

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La psychanalyse a-t-elle un avenir ?
Une conversation avec Patrick Boucheron, Bernard Lahire, Élisabeth Roudinesco
et Alain Vanier.

Ce texte est la transcription éditée d’une rencontre organisée par l’Institut Histoire et Lumière de la Pensée, en partenariat avec La Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, le 17 novembre 2023 à la Maison de l’Amérique latine. A retrouver sur le site Grand continent.

Autrefois dominante dans le champ intellectuel, la psychanalyse est parfois décrite comme en crise. Autour d’Élisabeth Roudinesco, Patrick Boucheron, Alain Vanier et Bernard Lahire échangent et réfléchissent sur les voies qu’elle a empruntées — et sur les raisons d’espérer dans sa persistance. Une conversation passionnante qui pose la question du dialogue entre les sciences à l’ère de l’inquiétude généralisée.

ÉLISABETH ROUDINESCO

Le paysage psychanalytique a radicalement changé en 20 ans. Les psychanalystes semblent largement inconscients des évolutions autour d’eux. Pour donner un aperçu de l’état actuel de la psychanalyse, considérons ce chiffre : en France, on dénombre environ 6000 psychanalystes. Comparé à il y a 20 ans, le comptage est complexe car de nombreux psychanalystes, particulièrement parmi les nouveaux, ont très peu de clients et ne figurent pas dans les annuaires.

Il existe 19 associations de psychanalyse, dont 6 de grande envergure. La fragmentation du domaine est notable. En comparaison, il y a 13500 psychiatres, un chiffre en déclin chaque année. La psychiatrie moderne est dominée par la psychopharmacologie, et moins de 20 % des psychiatres choisissent la voie de la psychanalyse.

Sur les 73000 psychologues, 27000 sont des cliniciens, et la profession est féminisée à 80 %. Bien que la clinique psychanalytique persiste, on note un déclin marqué de la représentation intellectuelle de la psychanalyse dans les publications. Les collections dédiées à la psychanalyse se font rares, y compris chez des éditeurs renommés comme les PUF, où il ne reste qu’une collection psychanalytique contre une dizaine auparavant.

La diffusion du savoir psychanalytique repose principalement sur l’éditeur Erès à Strasbourg, responsable de 80 % des publications. Des petites maisons d’édition émergent aussi, souvent méconnues des psychanalystes eux-mêmes. On estime à environ 260 le nombre de livres de psychanalyse publiés annuellement, avec un rythme de cinq nouveaux ouvrages par semaine. Toutefois, les ventes ne dépassent généralement pas 500 exemplaires.

L’information se diffuse désormais via des réseaux et listes de diffusion, comme celle de Patrick Landman ou le bulletin de la Société d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse. La France reste un terrain fertile pour les événements liés à la psychanalyse.

L’un des dangers majeurs auxquels la psychanalyse est confrontée aujourd’hui est l’essor du développement personnel. Le marché du coaching est complexe à quantifier en raison de l’inadéquation des annuaires. Les coachs sont présents dans toute la France, y compris en Ardèche, dans la Drôme, ou encore sur l’île de Ré. Notons que le développement personnel trouve un écho tant dans la bourgeoisie que dans les milieux ruraux et marginalisés, avec une offre variée allant de la méditation à la gestion du stress — c’est un segment important du marché du bien-être.

L’un des dangers majeurs auxquels la psychanalyse est confrontée aujourd’hui est l’essor du développement personnel.

Selon certaines données, il existerait environ 288000 startups axées sur le bien-être. À cela s’ajoutent les médiums, les magnétiseurs, ainsi que les praticiens de la divination, tous en quête d’une reconnaissance légale pour se distinguer des charlatans. La question se pose : qui est le véritable charlatan ? Même dans les pratiques ésotériques, certains dénoncent les imposteurs.

Nombre de coachs en développement personnel possèdent peu de qualifications formelles. Cependant, beaucoup de psychologues, y compris cliniciens, se tournent vers le développement personnel, le marché de la psychologie s’amenuisant. À l’opposé, on estime à environ trois millions le nombre d’adeptes du développement personnel en France, un secteur en pleine expansion.

Il convient de souligner que ces chiffres incluent également le marché de la résilience, un concept en vogue dans les sphères gouvernementales. Par exemple, le ministre de l’Éducation nationale promeut les cours d’empathie dans le but de réduire l’agressivité chez les élèves, bien qu’aucune statistique ne confirme leur efficacité. Ces idées gagnent progressivement du terrain dans le domaine des thérapies psychiques.

PATRICK BOUCHERON

Je n’ai pas l’autorité pour prédire l’avenir de la psychanalyse. Votre introduction du débat facilite l’interaction entre ma discipline et la psychanalyse, notamment autour de la pratique clinique. C’est dans ces domaines de la cure et de la pratique que nos deux disciplines trouvent leurs affinités les plus profondes et durables, moins dans les concepts ou les bibliothèques. Comme vous l’avez décrit, la psychanalyse semble devenir une culture technique, confinée à un éditeur spécifique et à des cercles restreints, se détachant du dialogue général. Comment pouvons-nous restaurer ce dialogue ?

La question de la clinique et de la pratique offre un excellent point de départ pour élargir notre compréhension des sciences économiques et sociales. Je dis cela dans un contexte où, depuis un mois, les sciences humaines ne brillent pas par leur dignité. Il faut un peu de courage et d’énergie pour rappeler que ce qui unit l’analyste, le sociologue et l’historien, c’est l’accueil des événements tels qu’ils se présentent, sans dogmatisme ni préjugé, et — pour vous citer — sans formalisme insensé. C’est peut-être cette approche qui m’a tenu éloigné de la psychanalyse pendant un temps.

La question de la clinique et de la pratique offre un excellent point de départ pour élargir notre compréhension des sciences économiques et sociales.

Concernant le rapport entre l’histoire et la psychanalyse, il a été mal engagé, en partie à cause des spécificités de l’histoire. Marc Bloch, notre saint patron, affirmait que l’histoire était la science du changement et, dans une large mesure, des différences. Cette deuxième partie est devenue un dogme. Si l’inconscient est perçu comme un fondement immuable, monotone et infantile du développement humain, alors être historien reviendrait à nier l’existence d’un inconscient historique.

Le débat a tourné court. Dans les années 1960 et 1970, il y a eu quelques articles d’Alain Besançon, mais l’attitude dominante dans le domaine historique a été de nombreux efforts pour éviter le dialogue avec la psychanalyse. On a utilisé divers termes vagues, comme celui de « mentalités », pour marquer ce refus d’explorer les liens entre l’histoire et la psychanalyse.

Un autre problème que je perçois est l’importation non maîtrisée de concepts psychanalytiques. Ma génération a d’abord été impressionnée, puis sceptique face à l’usage incontrôlé des termes de la psychanalyse. Prenons l’exemple d’Henry Rousso qui parle du « syndrome de Vichy ». Ce terme, bien que compréhensible, ne désigne pas réellement un syndrome. Il y a une tendance à imiter les mots de la psychanalyse sans véritablement les intégrer. De même, l’expression « roman national », inspirée du « roman familial » en psychanalyse, est souvent utilisée sans rappeler sa signification originale.

Un autre problème que je perçois est l’importation non maîtrisée de concepts psychanalytiques.

C’est ainsi que les relations entre histoire et psychanalyse ont connu un faux départ. Aujourd’hui, des individus comme Hervé Mazurel ont tenté de redéfinir ces relations, envisageant la possibilité d’un inconscient. Cependant, cette approche suscite la méfiance d’autres historiens, qui redoutent le retour d’une psychologie des profondeurs, jugée peu pertinente d’un point de vue épistémologique.

Vous mentionnez que je suis un lecteur assidu de la psychanalyse, citant souvent Lacan dans La Trace et l’aura, en affirmant que « le réel est ce à quoi on se cogne ». Pourtant, je n’avais pas besoin de Lacan pour arriver à cette conclusion. En général, je dirais que le rapport entre histoire et psychanalyse ne peut pas être évalué simplement sur la base de l’importation sporadique de concepts. Leur proximité est à la fois plus profonde et plus complexe.

La psychanalyse doit être ouverte à l’évolution actuelle, comme les études de genre, par exemple. L’histoire récente de la psychanalyse, marquée par certains raidissements que vous décrivez dans la postface de L’Histoire de la psychanalyse, ne semble pas prometteuse. Nous devons reconnaître que, en tant qu’historiens ou sociologues, nous n’avons pas de rôle dogmatique dans la société, ni le pouvoir de définir la norme. Un dialogue avec la psychanalyse est possible si nous sommes assurés que personne ne cherche à imposer une norme.

ÉLISABETH ROUDINESCO

Pour que ce soit possible, encore faut-il que les psychanalystes connaissent leur histoire. Le grand manque du côté des psychanalystes français est qu’ils n’ont pas encore réussi à assumer ce que peut être l’histoire de la psychanalyse. Il y a encore un primat de l’opinion contre le fait. Il y a une incapacité à admettre qu’il puisse y avoir une vérité de l’histoire. 

L’enseignement souvent dogmatique de la psychanalyse, a conduit à la constitution de mémoires distinctes, à la manière de tribus. L’université, en somme, n’a pas réuni les psychanalystes à leur histoire.

BERNARD LAHIRE

Je suis en contact fréquent avec de nombreux sociologues, mais aussi des biologistes et des neuroscientifiques. Les avis sur la psychanalyse sont partagés : une fois sur deux, les gens reconnaissent qu’elle a pu être une pratique scientifique ; l’autre moitié, en revanche, est totalement hostile, la considérant comme de la magie, irrationnelle, une pseudoscience. C’est surprenant car ces opinions divergentes viennent souvent de personnes ayant les mêmes diplômes et travaillant dans des domaines similaires.

Pour moi, Freud était indéniablement un savant ayant ouvert une nouvelle voie scientifique. Plus proche des neurosciences, il a estimé nécessaire, pour les objets qu’il étudiait, de développer une théorie de l’appareil psychique. Il a quitté le terrain des neurosciences classiques pour explorer un univers de concepts nouveaux.

Le deuxième point concerne la place de la psychanalyse hors de l’université et du CNRS, ce qui l’a isolée. Historiens, politistes, sociologues, tous appartiennent à des structures académiques et peuvent avoir des discussions communes sur de nombreux sujets. Ce n’est pas le cas pour la psychanalyse.

En conséquence, la psychanalyse s’est repliée sur elle-même, focalisée sur des débats internes. Vu de l’extérieur, cela peut être intimidant ! On redoute de faire une erreur, presque plus que de mal écrire en français. Cette crainte est justifiée, car parfois, des psychanalystes nous disent : « vous n’avez rien compris ! ».

La psychanalyse s’est repliée sur elle-même, focalisée sur des débats internes.

Le troisième point est que, alors que la psychanalyse se détache de l’université et du CNRS, les sciences cognitives se développent. Ce domaine, qui entretient des liens étroits avec la psychanalyse en abordant des concepts comme la conscience ou l’inconscient cognitif, est majoritairement hostile à la psychanalyse. Face aux sciences cognitives, on ressent un besoin de justifier la pertinence de la psychanalyse, confrontée à des personnes convaincues de son caractère pseudoscientifique.

Je me souviens du texte de Jacques Bouveresse sur la psychanalyse, intitulé « Philosophie, mythologie et pseudo-science », où il évoque « l’hypothèse de l’inconscient ». Son analyse dialogue parfois en détail avec l’interprétation que Wittgenstein fait de Freud, mais l’ouvrage révèle une certaine crispation vis-à-vis de la psychanalyse.

Dans mes recherches, j’ai entrepris d’analyser les rêves d’un point de vue sociologique, tout en étant ouvert aux intersections interdisciplinaires. Je suis convaincu que le réel ne se limite pas aux catégories définies par le CNRS. En tant que sociologue travaillant sur les rêves, il me semblait essentiel de revenir à Freud. Cependant, mes collègues sociologues m’ont critiqué pour ne pas m’être exclusivement basé sur Durkheim. Ils se demandaient pourquoi j’avais l’idée d’importer frauduleusement des concepts psychanalytiques pour « réparer le pneu crevé » de la sociologie.

Pourtant, il est indéniable que la psychanalyse produit des résultats significatifs et a permis de nombreuses avancées dans la compréhension humaine. Ignorer l’apport de Freud reviendrait à négliger ces progrès.

Je ressens que les sciences sociales, en particulier la sociologie avec ses théories de la pratique ou de l’action, n’ont pas suffisamment intégré l’existence de l’inconscient dans la vie sociale. Dans la théorie de l’action, de nombreux modèles explicatifs de l’action humaine omettent de considérer l’inconscient. Cela se reflète également dans l’analyse des sondages. Les gens votent souvent pour des raisons qu’ils ne s’avouent pas, voire qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes.

ALAIN VANIER

Permettez-moi de partager quelques réflexions, un peu décousues, en m’appuyant sur l’argument central de cette soirée, qui souligne l’hostilité actuelle envers la psychanalyse et son retrait, ou plutôt sa mise en veilleuse, des grands débats contemporains.

On se souvient du rapport de l’INSERM de 2004, qui avait conclu à l’absence d’évaluation de l’efficacité de la psychanalyse. Sans développer ici la fiabilité de ces évaluations ni les biais qui ont été largement soulignés, ce constat a été interprété dans les médias et par le grand public comme une « inefficacité de la psychanalyse ». S’ensuivit toute une controverse, notamment en ce qui concerne l’autisme, qui a été reclassifié de maladie à handicap, sur la base d’une hypothèse non absolument démontrée de l’origine génétique de l’autisme. Cela a conduit à l’éjection de l’autisme de la pédopsychiatrie et à la mise en accusation des psychanalystes pour certaines dérives. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet.

Cependant, depuis ce malentendu concernant l’évaluation de la psychanalyse, qui a eu des impacts majeurs sur les politiques de soin, des études menées en France sous la direction d’un éminent méthodologiste de l’INSERM ont démontré son efficacité dans divers profils cliniques. De même, des publications internationales confirment ces résultats, sans que cela ne change la perception publique de la psychanalyse, devenue pratiquement inaudible. Aujourd’hui, un grand éditeur suggère de supprimer le mot « psychanalyse » d’un titre de livre, et on demande son retrait du livret d’accueil d’une institution de soins reconnue pour son travail basé sur la psychanalyse.

L’obstacle se situe donc ailleurs. Certes, la psychanalyse n’est pas une pratique de soin au sens strict, son enjeu est différent. Mais on consulte un psychanalyste parce qu’on ne va pas bien.

Cette situation rappelle une question centrale de l’enseignement de Lacan, qu’il a abordée à plusieurs reprises : celle du moi autonome. Lacan le situait comme un reflet d’un discours plus général, celui de la psychologie, qui rejette l’inconscient. Cette orientation confirme l’une des craintes de Freud, toujours d’actualité, y compris au sein de la communauté analytique : l’intégration de la psychanalyse au behaviorisme, c’est-à-dire à la psychologie. Pour Lacan, ce moi autonome est lié à ce qu’il appelait un « discours secret » individuel, qui s’articule à un « discours patent » de liberté, de libération de toute autorité, mais aussi de la prolifération des objets dans le monde moderne. Ce monde qui lie le désir à la multiplication de ces objets manufacturés, de ces gadgets, relance inlassablement jusqu’à l’épuisement cette quête pour chacun. C’était déjà une des promesses de l’Ego Psychology. D’où l’idée que le moi autonome mène au behaviorisme et à ses variantes modernes qui rendent la psychanalyse moins audible : pleine conscience, méditation, développement personnel, yoga européanisé, etc., toutes ces variantes d’une promesse d’un moi plein et autonome, échappant à cet asservissement. Nous assistons à un véritable délire d’autonomie.

Il est vrai que les psychothérapies, fondées sur les idéaux d’une époque, ont toujours existé. C’est ce qu’Henri Ellenberger décrit comme une « utilisation pratique de l’inconscient ». Comme le souligne Winnicott, cette approche demeure active dans la langue, par exemple, le mot anglais « cure » révèle un dénominateur commun entre la pratique religieuse et médicale. Il y a là un clivage fondamental entre psychothérapie et psychanalyse. D’un côté, la psychothérapie repose sur la « volonté » du thérapeute, impliquant la suggestion et l’établissement d’un idéal thérapeutique prédéfini, et l’adoption par le praticien d’une position de maîtrise incontestée, visant à créer une organisation groupale semblable à celle de la foule freudienne, réduite aux deux protagonistes. Néanmoins, la rupture initiée par Freud avec ce modèle n’est pas définitivement acquise. Au contraire, en raison de la nature du lien social, elle doit être constamment réactivée. Dans ce dispositif, bien que le praticien (que Freud nomme le médecin) puisse avoir une vision claire, cela ne joue pas un rôle crucial. Il « assume le rôle de cet autre efficient ». L’enjeu d’une cure est de déconstruire les fondements de cette organisation subjective, les bases mêmes du lien.

Nous assistons à un véritable délire d’autonomie.

Nous vivons une époque où le rêve d’autonomie devient particulièrement prégnant, un rêve qui mène également à un certain isolement — ce n’est pas un hasard si l’on voit apparaître un secrétariat d’État à la Solitude. La visée de singularité de la psychanalyse n’est pas une exaltation de la différence, contre laquelle Achille Mbembe nous avertit. Ce mouvement peut également masquer un appel à un maître, nécessaire à la constitution de toute foule.

Il existe un risque réel d’entrée dans cette psychologie. Je ne dénigre pas les psychologues qui se tournent vers la psychanalyse, au contraire. Mais il y a un risque de dérive. La théorie en psychanalyse, terme que Freud n’appréciait pas particulièrement, est une question tout aussi importante que ses applications. Certes, il existe des concepts fondamentaux, mais je considère ces élaborations comme des témoignages de la continuation de la cure de l’analyste. Cela explique la diversité des développements théoriques, chacun reflétant l’expérience individuelle. C’est ainsi que l’on peut comprendre la nécessité, soulignée par Lacan, d’une réinvention constante de la psychanalyse par chaque analyste.

Effectivement, comme le souligne l’argument, les concepts de la psychanalyse ont été diffusés et empruntés par diverses disciplines, entrant dans le langage courant. En retour, la théorie psychanalytique peut agir comme une « théorie coucou », empruntant et détournant les articulations d’autres disciplines : les travaux de Morelli, de Le Bon, de Sellin, de la linguistique romantique chez Freud, et l’utilisation que Lacan fait de la sociologie de Durkheim, de la linguistique de Saussure ou de la logique. La théorie psychanalytique n’est pas une théorie pure. Elle est un travail incessant d’extraction de la chose analytique des discours courants, des préjugés d’une époque, à laquelle elle reste néanmoins liée. L’analyste n’est pas le propriétaire de la cure qu’il « dirige » mais dont il ignore où elle le mènera.

La théorie psychanalytique peut agir comme une « théorie coucou », empruntant et détournant les articulations d’autres disciplines.

La diffusion des élaborations théoriques de la psychanalyse dans la culture générale ne se fait qu’au cas par cas, mais il est indéniable que cela alimente les résistances à la psychanalyse. Il y a aussi la question, mentionnée dans l’argument, des interventions médiatiques au nom de la psychanalyse, qui relèvent souvent de prises de position personnelles sur de grands sujets de société. Cette problématique se retrouve également au sein de nos groupes analytiques, où le risque d’une dynamique initiatique est toujours présent, comme dans toute formation de groupe. Je me rappelle avoir pris l’exemple de la révélation de Francke, à l’origine du mouvement piétiste, une révélation qui s’impose inévitablement à chaque membre de la communauté.

Face à cela, pourrait-on craindre que l’idéal de l’ego autonome l’emporte ? Cependant, même si ce risque est non négligeable, il ne semble pas trop impacter nos communautés. En effet, on observe un nombre croissant de jeunes analystes, très enthousiastes et passionnés par notre clinique et par les enjeux théoriques, qu’ils n’hésitent plus, pour beaucoup, à questionner. J’ai observé une tendance similaire dans des pays où une certaine marginalisation de la psychanalyse dans les médias n’a pas entraîné une diminution de sa pratique, bien au contraire. Donc, je reste plutôt optimiste…

ÉLISABETH ROUDINESCO

Comment voyez-vous la possibilité de cette interdisciplinarité que vous appelez tous les trois de vos vœux ? Vous parliez de prendre langue et d’accueillir la réalité telle qu’elle est. Mais comment faire ? Faut-il multiplier les débats et rencontres ? 

BERNARD LAHIRE

Le problème est qu’on ne peut pas forcer les gens à lire. Mes collègues me disent qu’ils ont déjà trop à lire dans leur propre discipline. Il faut donc leur donner envie, par l’exemple. 

En écrivant mon livre, L’interprétation sociologique des rêves, j’ai tenté de montrer que cette démarche pouvait être féconde. Le deuxième tome était composé des interprétations de rêves et de rêveurs. J’ai fait parfois 60 heures d’entretiens avec des personnes étudiées. Mes collègues sociologues s’étonnaient que je fasse cela, alors que lorsqu’ils font des entretiens d’une heure et demie, ils considèrent déjà avoir fait un entretien très riche. En faisant entrer Freud dans Bourdieu, on ouvre des possibilités, et puis on attend. 

L’autre élément central est de faire rentrer de nouveau la psychanalyse à l’université. Si les étudiants ne peuvent pas, dans un cadre universitaire normal, étudier la psychanalyse, comment faire ? On ne peut rien inventer sans la base de la formation. 

PATRICK BOUCHERON

Bernard a raison lorsqu’il affirme qu’on ne peut pas forcer les gens à lire, bien qu’il soit lui-même un infatigable lecteur interdisciplinaire, comme en témoigne son travail dans Les Structures fondamentales des sociétés humaines, où il tente de créer une langue commune pour toutes les langues sociales.

Supposons que nous refusions de limiter le point commun de nos disciplines à la métaphore. Il ne s’agit pas simplement de jeter un concept dans un autre champ en espérant qu’il soit compris. Dans ce cas, il est crucial de travailler pour ne pas devenir intraduisible. Or, Lacan avait sa propre stratégie pour s’approprier le langage, laissant peu de place aux autres.

En tant qu’historien, le paradigme archéologique est essentiel dans ma pratique et ma théorie. Freud, passionné d’archéologie, comparait le psychisme au sol de la ville de Rome. Il serait réducteur de croire que ce qui est le plus profond, le plus enfoui et le plus oublié est le moins présent dans notre conscience. Les archéologues disent qu’une sédimentation archéologique est « tourmentée » — le passé n’est pas simplement superposé sous le sol.

Il est crucial de travailler pour ne pas devenir intraduisible.

Je n’ai pas besoin de la psychanalyse pour savoir que la recherche archéologique n’est pas linéaire, qu’il existe des passés persistants et des reflux émergents. Cependant, si la psychanalyse est une science — et elle l’est — et si nous devons considérer Freud comme un savant, alors nous devrions recourir à la psychanalyse quand cela s’avère nécessaire. Dans mes travaux sur la peste noire, l’épidémie et la persécution, ignorer la découverte de l’inconscient m’obligerait à chercher d’autres explications au fait que les Juifs soient tués lors du retour des épidémies. L’antisémitisme et le langage antisémite, qui parle à travers nous, doivent être pris en compte pour comprendre les événements actuels.

Comment restaurer le tranchant subversif de la psychanalyse, émoussé par son institutionnalisation dans une langue morte ? En conclusion, bien que nos interprétations du travail de Livio Boni et Sophie Mendelsohn sur la mondialisation de la psychanalyse, présenté dans Psychanalyse du reste du monde, puissent différer, cela pourrait être un moyen d’élargir la conversation à ce qui se passe aujourd’hui.

ÉLISABETH ROUDINESCO

Le projet abordant la mondialisation de la psychanalyse est intéressant, mais il présente certaines lacunes conceptuelles. Je conteste l’idée d’une pensée coloniale inhérente à la psychanalyse. Pour comprendre les constantes de son implantation à travers le monde, je ne me suis pas focalisée sur les aspects culturels, mais plutôt sur d’autres facteurs déterminants. Par exemple, pourquoi la psychanalyse a-t-elle connu un essor remarquable au Japon ? J’ai constaté que les facteurs communs à son implantation incluent la présence d’un état de droit, la liberté associative, et une psychiatrie préexistante ayant affaibli le chamanisme. Le cas japonais est particulièrement fascinant.

Je tiens à préciser que, malgré leurs nombreux défauts — homophobie, caractère sinistre et réactionnaire — les psychanalystes ne sont pas colonialistes. Ceux qui se sont rendus sur le terrain n’étaient pas des colonialistes, notamment en raison de leur proximité avec les anthropologues.

PATRICK BOUCHERON

Je suis d’accord, à cette nuance près qu’il y a peu de disciplines scientifiques qui envisageraient les modalités de leur mondialisation en termes d’« implantation ». Cent ans plus tard, nous ne sommes plus dans une dynamique d’« implantation » !

ÉLISABETH ROUDINESCO

Je pense que la psychanalyse se réintroduit dans certains pays sous des conditions différentes. Par exemple, en URSS, sous la perestroïka, nous avons assisté à un regain de la psychanalyse, parallèlement à d’autres branches de la médecine psychique. La question pertinente est de savoir pourquoi la psychanalyse ressurgit à certains moments clés.

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