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Beatriz García Martínez /Parcours du traumatisme chez Freud et Lacan

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Texte paru en octobre 2019 dans le  Numéro 34 de la revue  El Psicoanálisis
Traduit de l’espagnol.

La psychanalyse freudienne a été pionnière dans le traitement du traumatisme psychique comme cause des symptômes. En 1894, Freud disait, dans Les Neuropsychoses de la défense[1], que dans la genèse des symptômes il y a une représentation intolérable pour le Moi, qui va produire un symptôme pour se défendre. La conscience sera dissociée et les contenus traumatiques séparés de la conscience, mais non éliminés. Le patient ne veut rien savoir de la représentation sexuelle intolérable et considérera qu’elle n’arrive pas, de sorte que l’excitation excessive sera déplacée vers le corps, dans le cas de l’hystérie, et dans le cas de la névrose obsessionnelle, elle sera corrigée aux représentations et aux idées obsessionnelles. Nous allons avoir ici une première question fondamentale sur la manière dont la psychanalyse pense la question du traumatique : entre le traumatisme et l’effet, disons les conséquences, se trouve la réponse du sujet. Tous les sujets ne réagissent pas de la même manière face au même événement traumatisant.

Dans ses Études sur l’hystérie[2], il développera la théorie de la séduction, à savoir : derrière les symptômes se cache un traumatisme sexuel, une scène dans laquelle un adulte a exercé la séduction sexuelle à un moment donné de l’enfance du sujet. Freud le déduit parce que ses patients lui ont toujours raconté des scènes de ce type. Quelque temps plus tard, dans la lettre 69 à Fliess, il dira : « Je ne crois plus à ma « névrose »[3], supposant ensuite qu’il s’agit de fantasmes qui jouent pourtant un rôle important dans la genèse des symptômes. Le passage de la théorie de la séduction à la théorie du fantasme ouvre la psychanalyse dans la mesure où le facteur déterminant n’est pas l’existence d’un fait de réalité, mais plutôt la réalité psychique et la réponse donnée par le sujet.

Quoi qu’il en soit, Freud maintiendra l’idée que la sexualité entre dans l’enfance comme un « corps étranger » et produit une sorte de rupture, un trou dans l’existence, qu’il attribue à la répression sexuelle de l’époque.

En 1895, dans le Projet de psychologie pour neurologues[4], Freud analyse le cas Emma et développe sa théorie de l’après coup : le traumatisme survient à la puberté lorsque l’événement initialement vécu comme dénué de sens est interprété comme sexuel. Emma, ​​​​une femme qui souffre du symptôme de ne pas pouvoir entrer seule dans un magasin et qui le relie au fait qu’à l’âge de douze ans, elle est entrée dans un magasin et a vu les deux vendeuses rire entre elles. Elle s’enfuit, dit qu’elle pense qu’ils se moquaient de ses robes et précise qu’elle en aimait une. L’explication semble absurde. Freud poursuit ses recherches et retrouve un souvenir de l’âge de huit ans, où il se rendait deux fois dans une pâtisserie. La première fois, la boulangère, avec un sourire sardonique, lui toucha les parties génitales à travers sa robe, malgré quoi elle revint une seconde fois.

Freud explique le processus par lequel le premier épisode n’a pas été traumatisant. Ce n’est qu’à l’arrivée de la puberté, en entrant dans le magasin et en se sentant attiré par l’une des vendeuses, qu’une décharge sexuelle se produit qui, après coup, resignifie le premier épisode en épisode sexuel, les laissant tous deux associés par la robe, les vendeuses, le rire., etc. Autrement dit, ce n’est que plus tard que le premier souvenir devient un traumatisme, acquérant une signification sexuelle. Le traumatisme fait référence à une satisfaction que le sujet ne peut pas reconnaître comme agréable et ne reconnaît pas comme la sienne. Il y a un refus de savoir cela qui donne à cela son caractère traumatisant.

Vingt-cinq ans plus tard, en 1919, après la Seconde Guerre mondiale, Freud allait écrire sur les névroses de guerre[5], où la situation traumatique n’est pas sexuelle, mais se situe dans la vie du sujet ayant été en danger et il semble qu’elle puisse avoir tendance à répéter la scène traumatisante, notamment dans les cauchemars récurrents. Ces expériences contredisent sa théorie du principe de plaisir et donneront lieu à la théorisation de Freud d’une pulsion de mort qu’il formalisera plus tard en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir.[6] La pulsion de mort, exprimée dans la compulsion de répéter l’expérience douloureuse, expliquerait la tendance humaine à rencontrer encore et encore la même pierre (choisir des partenaires abusifs ou abandonnés, échouer professionnellement encore et encore, etc.).

Freud va promouvoir un mécanisme unique en relation avec le traumatisme, quelle qu’en soit l’origine. Dans le XVIIIe Colloque introductif à la psychanalyse : Fixation sur le traumatisme, l’inconscient, de 1917 : « L’expression « traumatique » n’a pas d’autre sens que celui-là, économique. Nous l’appliquons à une expérience qui, dans un court laps de temps, provoque un tel excès d’intensité du stimulus dans la vie mentale que son traitement ou son règlement (Aufarbeitung) par les moyens habituels et normaux échoue, d’où résultent nécessairement des troubles durables pour l’économie énergétique.[7]

Les notions freudiennes du symptôme comme réponse du sujet au traumatique, du sexuel comme corps étranger, de l’excès énergétique inassimilable et de la compulsion à répéter sont développées par Lacan tout au long de son enseignement, s’éloignant définitivement du traumatisme comme un accident. Mais malgré son importance, Lacan n’a jamais élevé le traumatisme au rang de concept fondamental, mais lui a plutôt donné le statut de régime ordinaire des humains.

Éric Laurent[8] souligne que Lacan situe le traumatisme dans Fonction et champ de la parole comme un trou dans le symbolique, le conceptualisant comme structurel chez l’être parlant en raison de l’incapacité du langage à rendre compte d’une certaine partie de l’expérience humaine. La théorie lacanienne du traumatisme ne se limite pas à en faire une contingence qui peut ou non se produire. Elle ne se limite en aucun cas aux événements que l’on peut qualifier de traumatisants au sens général. Le traumatisme pour Lacan n’est pas causé par un événement traumatique lui-même, mais par l’absence de connaissances pour le métaboliser.

Lacan a également donné une interprétation différente de celle de Freud à la nature traumatisante de la sexualité. Son aphorisme « Il n’y a pas de relation sexuelle » signifie qu’il n’y a pas quelque chose de l’ordre de l’instinct chez l’être humain qui nous dicte comment aborder la question de la relation entre les sexes. Il faut alors se contenter du langage, qui présente l’inconvénient de ne pas couvrir toute l’expérience humaine. Il n’y a pas que le sexuel qui fait un trou : les questions sur la relation entre les parents, la place que chacun avait dans la famille, la tristesse ou la haine d’une mère, la tendance autodestructrice d’un père, ses propres sentiments envers un frère. Tout cela et bien plus encore peut être traumatisant, ou non, selon le sens qu’on y donne, les propos entendus et la façon dont l’inconscient relie le fait, l’affect vécu et ce qui a été dit, parfois sans rapport direct avec le fait, et fait son travail de production de sens.

La psychanalyse s’intéresse à l’enfance, non pas comme avatars biographiques du sujet, mais en termes logiques. Il s’agit de trouver à quel moment de la vie le sujet s’est retrouvé sans ressources symboliques pour nommer une expérience de jouissance, dont, dans le meilleur des cas, il s’est défendu avec une construction fantasmatique, une formule fondamentale qui guidera son existence et organisera son existence.

Comme le souligne Jacques-Alain Miller dans la leçon du 9 février 2011 de son cours L’Un seul, bien que Lacan formule « Il n’y a pas de relation sexuelle », il s’orientera ensuite vers « il y a le sinthome ».[9] Le sinthome est un système qui va bien au-delà de la réalité comme traumatisme, car il combine la réalité et sa répétition. Le sujet se défend contre l’absurdité du traumatisme et en même temps quelque chose se satisfait dans la répétition. Le réel apparaît ainsi comme le principe et le ressort du symbolique.

Lacan va lier l’idée de causalité psychique à « la décision insondable de l’être ». Ainsi, l’essentiel dans une analyse guidée par Lacan sera de repérer, non seulement le traumatisme, ce qui a fait le trou, mais la réponse du sujet au trou du traumatique. Il n’y a pas de continuité entre les deux. Chaque réponse fait référence au caractère unique de cet être qui parle.

Au terme de son enseignement donc, pour Lacan, le traumatisme est le nom de la rencontre avec un Réel inassimilable au sens. Dans la cause des symptômes, il y a une rencontre fortuite avec un événement qui produit une jouissance dénuée de sens et il y a une décision insondable qui conduit le sujet à s’orienter dans une certaine direction fantasmatique et symptomatique. Le plus intime, enfin, est une prise de position pour répondre à un carrefour vital, à un événement survenu, à quelques paroles entendues, à une contingence, bref, dans laquelle on se retrouvait sans paroles, mais intimement concerné. Ce trou ou ce fragment de réalité peut être bordé à la fin d’une analyse, ainsi que la réponse symptomatique donnée par le sujet. Et chacun doit en prendre la responsabilité, pour ne pas rester éternellement figé dans la position de victime.

Le sujet se présente comme victime, et il l’est, non pas tant de l’événement traumatique, mais de son inconscient et de sa propre jouissance. Ce qui est traumatisant, c’est le fait que le corps éprouve (au sens d’une satisfaction paradoxale qui ne peut être ressentie comme telle) l’événement traumatique. En fait, il n’y a pas de traumatisme s’il n’y a pas d’expérience de satisfaction. Ce qui est traumatisant, ce n’est pas d’être une victime passive, mais quelque chose est vécu dans le corps avec une grande intensité et laisse une marque qui appelle une réponse qui inclut la répétition, qui est un engrenage entre le trou (réel) et la réponse (symbolique). L’expérience analytique témoigne de la façon dont tout le sens d’une vie peut se construire là-dessus, lorsque ce qui était une rencontre contingente se transforme en un destin désastreux.

[1] Freud, S., « Les neuropsychoses de défense (Test d’une théorie psychologique de l’hystérie acquise, de nombreuses phobies et représentations obsessionnelles et de certaines psychoses hallucinatoires) », Œuvres complètes, vol. III, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1991, p. 47-61.

[2] Freud, S., « Études sur l’hystérie », Œuvres complètes, vol. II, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1991.

[3] Freud, S., « Lettre 69 (21 septembre 1897) », Œuvres complètes, vol. Moi, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1991, page. 301.

[4] Freud, S., « Projet de psychologie pour neurologues », Œuvres complètes, vol. I, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1992, p. 339-447.

[5] Freud, S., « Introduction à Zur Psychoanalyse der Kriegsneurosen », Œuvres complètes, vol. XVII, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1992, p. 201-214.

[6] Freud, S., « Au-delà du principe de plaisir », Œuvres complètes, vol. XVIII, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1992, pp. 1-62.

[7] Freud, S., « Leçon 18 : Fixation sur le traumatisme, l’inconscient », Œuvres complètes, vol. XVI, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1991, page. 252.

[8] Lauren, É., Nous sommes tous fous. La santé mentale dont nous avons besoin, Madrid, Gredos, 2014.

[9] Miller, J.-A., « Cours d’orientation lacanienne : L’Unique », non publié, promotion du 9 février 2011. Cours traduit et publié dans Freudiana, Revue de la Communauté de Catalogne ELP, n° 63, Barcelone , ​​2011.