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Élisabeth ROUDINESCO / Le ministère des oursons empathiques

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Texte publié le EUROBEAR

Le 27 septembre dernier, Gabriel Attal, ministre de l’Éducation nationale, a solennellement annoncé que la France allait « inscrire dans le cursus scolaire des cours d’empathie et de respect de soi et de l’autre sur le modèle de ce qui existe dans d’autres pays, notamment au Danemark […]. Ces compétences feront désormais partie officiellement des savoirs fondamentaux de l’école […]. Ce sera inscrit au programme et je recevrai dès demain le président du Conseil supérieur des programmes pour le saisir de ce chantier en vue d’une pleine entrée en vigueur à la rentrée 2024 » a-t-il précisé.

Comme d’autres avant lui, et après un voyage au cours duquel il a manifestement été ébloui par la princesse Mary, Gabriel Attal a souligné que les résultats de cette expérience étaient suffisamment probants pour qu’on entreprenne de l’importer en France. Plus de violence entre les enfants, plus d’incivilité, plus de bagarres à la récréation, plus de contestation de l’autorité des enseignants : tels sont les objectifs du projet que l’on s’apprête donc à mettre en œuvre.

Fri for Mobberi est le nom donné à cette méthode miraculeuse dont toute la presse a parlé 9 novembre à l’occasion de la Journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école. Trente millions d’euros seront consacrés à ce nouveau programme, baptisé « Phare », qui prévoit la formation de brigades anti-harcèlement dans chaque académie : soit 150 emplois plein-temps et le recrutement de « référents harcèlement » rémunérés dans chaque établissement.

Ce grand projet d’éradication du mal par le bien a été salué par toute la classe politique. Il devrait permettre à chaque élève de veiller au bien-être de son voisin tout autant qu’au sien propre. Issue de la vaste galaxie du développement personnel, dont les idéaux se sont répandus dans les sociétés occidentales depuis plus de quarante ans, cette méthode propose des canevas du « vivre ensemble » fondés sur une quête de l’estime de soi, seule méthode susceptible, dit-on, de faire face aux horreurs des violences infligées à autrui par l’humanité elle-même : catastrophe climatique, maltraitance des animaux, perversions, abus sexuels, racisme, persécutions psychiques, toxicité intrafamiliale, prédations, homophobie, misogynie, etc. Mais elle est également sensée mettre fin à la sauvagerie guerrière qui, par les temps obscurs que nous vivons, a pris largement le dessus sur le désir de vivre en paix. Il s’agit autrement dit, sous l’effet d’injonctions bienveillantes, d’en finir avec la pulsion de mort sous toutes ses formes en éduquant chaque citoyen, riche ou pauvre, performant ou handicapé, à se déprendre de toute pulsion destructrice et autodestructrice. Plus de massacres ni de bombardements ni d’enfants torturés. Tel un gigantesque vigile, Fri for Mobberi veillera désormais à pacifier le monde.

Appliquées à la réalité quotidienne et vendues à prix d’or, les multiples techniques de coaching « anti-détestation de soi et des autres », développées par les thérapeutes du développement personnel, visent à éradiquer les comportements déviants. Ce qui revient à oublier que la seule manière de lutter sérieusement contre la pulsion de mort (inhérente à la condition humaine, faut-il le rappeler), c’est de permettre à chacun d’accéder à la civilisation par la sublimation et l’intelligence, par l’inventivité, par le renoncement à la barbarie ; en un mot par le vrai « souci de soi » : dominer ses pulsions et non pas les dissimuler en se convainquant qu’on est désormais un adorateur du bien d’autrui.

La Fri for Mobberi ainsi prophétisée n’est qu’une variante de ce nouveau coaching façon petite enfance. Concrètement, il s’agira de « manager » les mauvais sentiments de nos garnements violents et harceleurs à l’aide d’un matériel pédagogique adéquat. À cette fin, les professeurs d’empathie et leurs élèves se verront confier des « mallettes » aux couleurs chatoyantes contenant un « ourson » (incarnation des valeurs de la méthode), un « guide » (qui leur fournira les fondamentaux du phénomène), des « planches de discussion » (visant favoriser le dialogue à l’aide d’illustrations), des « cartes dilemmes » (synthèse de problématiques attachées aux situations de harcèlement), des « livres d’activités » sur les « compétences psychosociales infantiles », des « affiches et, enfin, des protocoles de « massages permettant à chacun d’effectuer des travaux centrés sur la notion de consentement ». En clair, les enfants seront notamment incités à s’adonner à des exercices corporels pour le moins contestables : tripotages du dos, du cou, des orteils ou des mains.

Rien n’est dit de précis sur la qualification attendue des « professeurs d’empathie ». Mais pas davantage sur le lieu de fabrication des oursons et des mallettes : on est pourtant fondé à s’en préoccuper tant il saute aux yeux que le montant du budget alloué au programme d’ensemble dément l’ambition affichée de son promoteur.

Quant à l’idée que la Fri for Mobberi serait une méthode miracle pour enrayer le harcèlement, on peut vraiment s’interroger quand on sait qu’il n’existe aucune statistique sérieuse sur les effets du fameux « modèle danois », ni sur la manière dont il faudrait s’y prendre pour parvenir à l’étendre à tous les pays européens. Faudra-t-il donc livrer l’école de la République aux spécialistes du développement personnel ou aux membres d’« Ashoka », cette ONG regroupant des entrepreneurs spécialisés dans le « développement de l’empathie et de l’aptitude émotionnelle des écoliers », fondateurs de « Centres d’aptitude familiale et de parentalité » (Roots for Empathy) qui, partout dans le monde, négocient des contrats mirifiques avec les écoles publiques en difficulté avec pour slogan : « détecter, accompagner, connecter » ? Après la ritaline des années 2000 et la mise sous surveillance des neurones à l’école (obsession de Jean-Michel Blanquer, cet autre ministre de l’Éducation nationale connu cette fois pour sa hantise de l’enseignement « déconstruit »), voici venu le temps du « soyez zen et tout ira bien ».

Devrons-nous alors oublier que le système éducatif de chaque pays est inscrit dans un héritage, qu’il procède de traditions et d’innovations spécifiques ? Nous savons bien qu’en Europe, aucun modèle ne saurait prétendre être supérieur à un autre. Et si le vieux continent a besoin d’être unifié politiquement, cela ne signifie en aucun cas qu’il doit être uniformisé. Car sa richesse c’est justement sa diversité, n’en déplaise à ceux qui professent que les pays scandinaves sont mieux lotis que les pays du sud (ou inversement) en matière de respect de l’autre. Si tel était le cas, la fameuse empathie (enseignée dès la maternelle) aurait eu raison depuis longtemps des violences et de toutes les formes de haine de l’autre. Mais comment s’expliquerait, alors, l’explosion de la délinquance criminelle chez les pré-adolescents en Suède et l’élection au Danemark, en juin 2019, de Mette Frederiksen, championne du renvoi massif des migrants non occidentaux dans des camps africains sous la supervision des Nations unies ?

Serait-on désormais plus en sécurité dans les rues de Naples que dans les avenues de Stockholm, et plus laxistes à Paris qu’à Copenhague en matière de harcèlement ?

Après avoir, à juste titre, interdit le port de l’abaya dans les écoles publiques, notre ministre préconise donc maintenant, sans doute à l’insu de son plein gré, une mesure illusoire, qui, à l’évidence, n’a aucune chance de conduire à la pacification rêvée. C’est qu’on ne change pas plus le monde éducatif à coups de bons sentiments que de charabia pédagogique. Si l’on veut avoir quelque chance d’y parvenir, il est plus utile de mobiliser le savoir, l’intelligence et la créativité.