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Svetlana Uvarova / Les trames et les sens du travail psychanalytique en temps de guerre

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Texte publié sur le Blog d’Olivier Douville

Svetlana Uvarova est Fondatrice et la Rectrice de l’Institut International de Psychologie des Profondeurs, Présidente de l’Association Ukrainienne de Psychanalyse (Kiev) et de la Fédération internationale de psychanalyse (Strasbourg, France), training–analyste et superviseuse agrée et certifiée de la Confédération Européenne des psychothérapies psychanalytiques et membre du Conseil mondial de psychothérapie (Vienne, Autriche), Rédactrice en chef de la maison d’édition de l’Institut International de Psychologie des Profondeurs ainsi que de la revue Psychanalyse, chroniques (Kiev, Ukraine), membre du Comité de rédaction de la revue European Journal of Psychanalysis (Rome, Italie) et rédactrice en chef de sa version russe. office@pa.org.ua

Ces dernières années, on a assisté au changement rapide de l’environnement dans lequel le sujet moderne est placé, ainsi qu’au changement brutal des conditions dans lesquelles se développe la pratique psychanalytique, conditions dictées par la pandémie et le confinement. Or, pour moi, ce qui est particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est la compréhension de la pratique psychanalytique et les possibilités d’interaction psychanalytique en temps de guerre. C’est aussi important non seulement pour mes collègues psychanalystes, mais aussi pour les personnes pour qui la psychanalyse est une ressource dans leur vie. Cet article est basé sur un exposé que j’ai présenté lors du symposium « La cura en psicoanalisis. Trama y sentido »[1].

Dans la nuit du 24 février 2022, les hostilités se sont déroulées dans notre pays. Nous avons clairement ressenti la puissante force destructrice, comme diraient les anciens Grecs, de la déesse Atè, l’esprit maléfique de la lutte, de la haine et de la discorde. Dans l’Antiquité, les gens étaient convaincus que la déesse Atè obscurcit et confond l’esprit et le cœur des gens, les aveugle, les pousse à des actions imprudentes et à des crimes qui entraînent invariablement des catastrophes, des destructions et des pertes. Elle est également responsable de la folie humaine et de la psychopathologie.

L’Ukraine est devenue l’épicentre d’une cruelle catastrophe, d’une terrible tragédie. En cette période difficile pour nous, la possibilité de vous « rencontrer », nos collègues psychanalystes, nos chers professeurs et partenaires, est particulièrement précieuse. Cette rencontre donne l’espoir d’obtenir des points d’appui supplémentaires dans cette situation aussi difficile pour nous et, pour ainsi dire, jette un pont vers l’avenir. Dans les circonstances actuelles, l’occasion de m’adresser à une communauté qui a une aussi grande autorité ouvre une ressource psychanalytique supplémentaire pour moi et mes collègues ukrainiens sous forme de réflexion, ce qui est parfois difficile quand on est à l’épicentre d’une tragédie.

Cependant, pour nous, psychanalystes, « la tragédie est présente au premier plan de notre expérience », dit Lacan dans son Séminaire VII sur l’éthique de la psychanalyse (2006).

Plus tard, dans son Séminaire VIII sur le transfert, en réfléchissant à la tragédie classique et moderne, Lacan prononce des paroles qui résonnent particulièrement en moi dans ces temps difficiles pour nous : lorsque de nombreux liens symboliques, la possibilité de voir des perspectives, de comprendre notre place dans un l’ordre établi, de réaliser nos projets se sont effondrés, nous nous sommes retrouvés dans une situation d’incertitude inquiétante.

« Nous ne sommes plus seulement à portée d’être coupables par la dette symbolique, c’est d’avoir la dette à notre charge qui peut nous être reprochée. Bref, c’est que la dette elle-même où nous avions notre place peut nous être ravie, c’est là où nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. Atè antique sans doute nous rendait coupables de cette dette, d’y céder, mais à y renoncer comme nous pouvons maintenant le faire, nous sommes chargés d’un malheur qui est plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien » (2019), dit Lacan.

Comme vous le savez, dans les moments critiques pour le monde, les gens ont d’abord cherché une aide psychologique, et les yeux des puissants, tout au long du développement de la psychanalyse, se sont tournés vers la psychanalyse avec un grand espoir de salut. Or, à chaque fois ces espoirs ont été déçus, car les tâches globales des États et de leurs dirigeants ne rentraient pas dans l’ « Arche de Noé » psychanalytique, et le plus souvent la psychanalyse en tant que théorie et pratique ne s’inscrivait pas dans la politique de sauver le Monde entier.

Pourtant, après chaque étape tragique de l’histoire et de la guerre, la théorie et la pratique psychanalytiques se sont enrichies de nouvelles conceptions et méthodes très importantes, et un nouveau cycle de leur développement a commencé.

La psychanalyse, ou plutôt son fondateur Sigmund Freud, nous a révélé que les guerres et le maintien de la paix avaient des fondements psychiques : la dialectique des pulsions d’Amour et de Mort, leur lien entrelacé et inséparable. « Par exemple, la pulsion de conservation est certainement de nature érotique ; mais c’est précisément cette même pulsion qui doit pouvoir recourir à l’agression, s’il veut faire triompher ses intentions. De même la pulsion d’amour, rapportée à des objets, a besoin d’un dosage de pulsion de possession, s’il veut en définitive entrer en possession de son objet », écrit Freud (1933, 2008). 

 En fin de compte, dans sa lettre à Einstein, Freud parle du caractère utopique de l’idée de coexistence pacifique des peuples, d’égalité sociale et de justice dans la répartition des richesses matérielles, donc des guerres humaines sans fin sont inévitables. Cependant, à mesure que le progrès technologique se développe, les guerres acquièrent de nouvelles formes et une ampleur sans précédent. Elles se transforment de conflits locaux en conflits globaux, mondiaux. Les événements du siècle dernier le démontrent clairement.

Les guerres modernes et les processus mondiaux menacent bien évidemment la pratique psychanalytique, du moins dans sa forme traditionnelle. Après tout, les événements de ces dernières années, par exemple, la pandémie, ont changé brutalement et presque partout dans le monde la clinique psychanalytique, tout d’abord, son fondement — le cadre psychanalytique — en transférant le travail dans l’espace virtuel, en supprimant le « corps ».

Nous sommes témoins du fait qu’aujourd’hui la pratique psychanalytique (ses règles, son cadre et ses principes) subit des changements radicaux et nécessite donc une révision totale. Néanmoins, la révision de la pratique psychanalytique dans les conditions contemporaines, à mon avis, n’est pas encore cohérente et conceptuelle, malgré certaines tentatives dans diverses parties du monde de comprendre les innovations dictées par les tendances mondiales. J’espère que nos réflexions seront une modeste contribution pour cerner la place et les possibilités de la pratique psychanalytique en temps de guerre.

Comme nous l’avons déjà noté, les hostilités qui se sont déroulées en Ukraine ont changé le travail psychanalytique habituel. Les gens ont été forcés de quitter leurs maisons. Soudain, sans avertissement ni discussion, les psychanalystes et leurs patients et analysants se sont retrouvés dans des conditions inhabituelles et même dans des pays différents. Beaucoup sont forcés de faire face à leurs problèmes primaires de base et endurent une menace constante pour leur vie. Qu’advient-il de la pratique clinique dans un lieu où se déroulent les hostilités et où le temps du travail psychanalytique est déstabilisé par la menace existentielle et le danger de mort ? Y a-t-il une place pour la psychanalyse dans de telles conditions ? Que peuvent faire les psychanalystes ?

Pour beaucoup, notamment pour les psychologues de crise, il n’y a pas de place pour la psychanalyse en temps de guerre, elle doit « accepter sa propre mort ». En effet, nous pouvons aujourd’hui observer ce que l’on peut appeler « la mort psychanalytique ».

Par exemple, ce qui se passe dans les réseaux sociaux avec des individus qui jusqu’à récemment « professaient » des principes psychanalytiques, maintenaient la neutralité et semblaient s’appuyer sur l’éthique psychanalytique : ils se sont soudainement retrouvés impliqués dans une « guerre », et maintenant ils savent exactement où est le « Bien » et où est le « Mal ». Certes, les opinions radicales sont caractéristiques de la psychologie de masse, elles sont inhérentes à toute l’histoire de l’humanité et des guerres humaines, et les guerres, les meurtres et les crimes les plus cruels se sont produits à plusieurs reprises sous la bannière de l’« Amour ». Et même la fameuse Paix romaine (Pax Romano) que Freud évoque dans sa lettre à Albert Einstein, qui a donné un répit important dans les guerres (jusqu’à 200 ans) aux peuples conquis par l’Empire romain, a été maintenue par l’oppression la plus sévère et le pouvoir centralisé puissant. On peut dire que la paix a existé grâce à la menace mortelle pour quiconque ose la violer.

Il est généralement admis qu’en période de guerres et de dictatures il n’y a pas de place pour la psychanalyse. Pourtant, aujourd’hui, il est évident que dans des conditions de crises sociales (de catastrophes sociales et de conflits militaires), les spécialistes des métiers de soutien sont particulièrement recherchés. Ce domaine comprend également les psychanalystes qui, dans le cas d’un travail avec des victimes, sont contraints d’effectuer un « travail non analytique ». La psychanalyse est-elle nécessaire dans de tels cas ? Que peut-elle donner à un individu ? J’aimerais partager notre expérience.

L’Institut international de psychologie des profondeurs (dont je suis la directrice et l’une des fondateurs) existe depuis 2000. Il est conçu pour réaliser une formation psychanalytique complète : la formation théorique durant deux ans et demi, l’analyse didactique et l’organisation des supervisions. Pendant ce temps, mes collègues ukrainiens et moi avons dû à plusieurs reprises nous impliquer dans des projets sociaux dans des situations critiques pour venir en aide aux victimes. En 2004, nous avons été obligés de créer un centre d’assistance en cas de crise, car une révolution a eu lieu en Ukraine et de nombreuses personnes avaient besoin d’aide. En 2014, nous avons formé des psychologues pour toutes les régions d’Ukraine et avons organisé un travail avec des enfants et des adultes déplacés des régions de Donetsk et Lougansk. À partir de février 2022, nous avons dû organiser un tel travail à la fois en Ukraine et à l’étranger où se sont retrouvés nos spécialistes et les réfugiés ukrainiens qui se sont tournés vers eux pour obtenir de l’aide.

Dans le cadre de cet article, je ne vais pas décrire ce travail en détail, mais il convient de noter que mon expérience montre que les spécialistes qui assistent les victimes, c’est-à-dire effectuent le travail « non analytique » de crise, ont une formation psychanalytique, ainsi que l’expérience de l’analyse individuelle et des supervisions régulières, ils supportent beaucoup mieux le stress mental lorsqu’ils travaillent avec des victimes. Ils ont plus de ressources pour accepter la souffrance des autres sans être détruits.

De plus, ma pratique psychanalytique pendant les révolutions évoquées et la guerre d’aujourd’hui montre que la psychanalyse aide à se dissocier des positions de victime, de héros ou de criminel et, en même temps, à reconnaître les sentiments complexes, tels que l’indignation ou le dégoût, éprouvés par le sujet, en le considérant comme un être doté de la parole et faisant partie de la communauté humaine.

Nous, psychanalystes, pouvons créer les conditions permettant à un silence douloureux ou à un cri de douleur de se transformer en demande adressée dans le transfert à l’Autre, y compris en acceptant sa part indicible. Tout cela devient possible grâce à la position éthique du psychanalyste. Cette position s’oppose au mirage de la visibilité, à la cupidité voyeuriste ou au désir de « tout dire », comme on l’observe parfois dans des cas de travail psychologique auprès des victimes de catastrophes ou d’attentats.

L’éthique psychanalytique permet de ne pas tomber dans le piège de la catégorisation morale et de la connaissance du Bien et du Mal, empêche le psychanalyste de tout réduire à un événement actuel traumatisant et au désir du sujet d’abandonner les traces de l’histoire infantile qu’il porte en lui-même, et peut-être qu’elle permet de comprendre, même si c’est dur, l’attirance du sujet vers la catastrophe.

Mon expérience du travail psychanalytique dans des situations de conflits sociaux et de temps de guerre montre que derrière toutes les expériences actuelles et les symptômes provoqués, pour ainsi dire, par des circonstances « objectives » pour tous, il y a toujours une histoire personnelle du sujet, qui rend uniques l’expérience de chacun et sa compréhension de la situation tragique.

Par exemple, au début de la guerre, une patiente inspirée par le patriotisme a développé une peur symptomatique que les « Russes » s’emparent certainement de sa maison. En travaillant sur cette peur, nous avons découvert ses racines. Sa mère est ukrainienne, et son père était russe et militaire. En fait, la peur de la capture était associée à une constellation œdipienne liée aux nationalités des parents et au métier du père. Et le sentiment extrême de patriotisme est né des expériences de l’enfance associées au désir profondément refoulé de protéger la mère. Dans la vie de la patiente, surtout à l’adolescence, la relation avec la mère était souvent agressive, et la relation avec le père, surtout après sa mort, était idéalisée.

Une autre patiente, quand elle était à Kiev, a éprouvé la peur d’un bombardement nucléaire, ce qui dans son esprit suggérait que dans ce cas elle serait forcée de fuir en laissant tous ses proches et sa maison confortable. Lorsque je lui ai demandé pourquoi sa famille devrait rester sur place, les libres associations l’ont amenée au fait que quand elle était petite, elle était obligée de déménager fréquemment en laissant ses amis et ses proches et en se retrouvant à chaque fois dans des conditions inconfortables. Dès que ses parents ont mis de l’ordre dans leur maison, le changement de résidence a de nouveau eu lieu et elle a de nouveau perdu des êtres chers et son confort. Et par conséquent, c’est cette expérience qui a formé ses idées dans une situation potentiellement mortelle. Ce ne sont que quelques petits exemples de la façon dont l’histoire personnelle influence la perception d’une situation traumatique actuelle qui crée une nouvelle symptomatologie.

Pourtant, l’écoute clinique, comme on le sait, implique que les contextes plus larges soient entendus. La psychanalyse ne peut pas négliger l’actualité, l’histoire et l’évolution de la civilisation traversée par chacun. C’est face aux extrêmes des rapports sociaux que cette nécessité s’exacerbe. La pratique analytique est toujours placée dans un contexte social. Cela nous ramène encore et encore à ce qui articule à la fois le sujet et le collectif en nous obligeant à prendre en compte les circonstances contemporaines, en les percevant non uniquement à travers la linéarité de la cause et de l’effet, mais en prêtant également attention à ce qui est prescrit par les lois et les règles qui appartiennent finalement à l’instance du Surmoi. Les « destins des pulsions » sont à la base des relations entre les personnes, relations qui ont toujours causé des difficultés et des conflits. Ainsi, dans les conditions de conflits sociaux aigus, les aspects profonds de l’histoire du sujet et les idées sur les processus sociaux associés à l’inconscient collectif sont actualisés. Dans la clinique psychanalytique, l’imbrication de l’individuel et du social devient particulièrement prononcée, ce qui rend encore plus prononcés certains aspects des relations transférentielles. Dans le champ transférentiel, l’analyste est toujours placé par l’analysant sur l’un des pôles du conflit social ce qui intensifie les affects vécus et en même temps soutient le clivage. Dans la recherche d’un support en temps de guerre, les patients sont souvent en plus grande régression, tout en dotant le psychanalyste d’un « savoir »[2] qui devrait s’étendre aux contextes sociaux.

Je voudrais aussi ajouter que la chose la plus difficile dans le travail psychanalytique en temps de guerre est que la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est floue. Il est difficile d’aider le sujet à se débarrasser du discours de la guerre actuelle si celle-ci peut envahir l’espace même de la séance, par exemple, quand l’alarme sonne ou quand l’explosion retentit. Comment permettre au patient de se dissocier de l’horreur quand l’analyste et le patient sont dans le « même bateau », quand ils sont complices de la peur ou quand la méfiance qui s’installe entre eux conduit à une interruption du travail ?

Dans de telles situations extrêmes, il est nécessaire de repenser certains aspects de l’éthique clinique et des conditions du cadre, ainsi que l’introduction de règles et d’accords supplémentaires. Par exemple, que font le psychanalyste et l’analysant si la sirène retentit ? Qu’advient-il de la durée d’une séance psychanalytique si des facteurs extérieurs déterminent son interruption ? Comment appréhender et analyser les pauses forcées au travail ?

Une autre difficulté du travail en temps de guerre, que ce soit en ligne ou au bureau, est l’expérience de l’incertitude qui brouille le cadre psychanalytique, complique ou annule les accords et prive le sujet d’une perspective d’avenir. Le thème de l’incertitude déforme la pratique psychanalytique et nécessite une réflexion.

Un autre aspect important de la pratique psychanalytique en temps de guerre est la difficulté liée au deuil, lorsque des pertes se découvrent quotidiennement : proches, connaissances, amis, enfants meurent. Les gens ont perdu tout : leur mode de vie habituel, leur emploi, leurs maisons, leurs animaux, leur Patrie. Que se passe-t-il dans le travail psychanalytique ? Comment accompagner le patient dans son travail de deuil, l’aider à trouver une ressource pour résoudre les problèmes quotidiens sans perdre de vue la subjectivité ? Et enfin, comment le psychanalyste peut-il prendre ses distances avec son propre travail de deuil et de perte lors d’une séance psychanalytique, alors que l’histoire de l’analysant résonne avec toute son acuité dans l’âme du psychanalyste ?

L’éthique psychanalytique est donc pour nous un phare dans l’océan tumultueux de notre temps. Permettez-moi d’ajouter quelques mots sur notre époque. Comme on l’a dit, dans le monde entier, les psychanalystes et leur pratique ont été placés ces dernières années dans des conditions complètement nouvelles qui changent radicalement précisément le travail clinique, et la question se pose inévitablement : que reste-t-il de la psychanalyse dans ces conditions ?

« Les temps de Freud arrivent, ils arrivent aujourd’hui, à l’ère de la réalité virtuelle et du cyberespace dans notre “société du spectacle” où ce que nous vivons comme réalité quotidienne est de plus en plus un mensonge incarné » (2001), a dit Slavoj Žižek. Outre les concepts psychanalytiques, c’est-à-dire la théorie qui est un système ouvert de connaissances en développement, l’éthique psychanalytique qui définit la pratique psychanalytique (selon l’expression de Lacan), ou la position psychanalytique, comme l’a appelée Freud, est incroyablement influente et pertinente à notre époque. Mais comment cette position, ou l’Éthique, est-elle transformée (déformée) dans les « miroirs » des écrans dans lesquels la psychanalyse est forcée de se déplacer à notre époque ?

Qu’advient-il de la psychanalyse lorsqu’un sujet ou l’ensemble des personnes en raison des bouleversements sociaux, des catastrophes et des guerres modernes, avec le souci visible de la société pour tous, sont soumis à un contrôle total, à une surveillance et, par conséquent, à des interdictions et des restrictions dans l’esprit de notre temps ?

La réinstallation forcée dans l’espace virtuel, avec une commodité apparente, place le sujet moderne dans une dimension narcissique. Les rapports aux autres et à son « image écran » cessent d’être dialectiques et acquièrent des traits paranoïaques : besoin d’assujettir l’autre, les autres, son double virtuel. La frontière entre soi et les autres est perdue.

Lacan a exprimé l’idée que la paranoïa était intrinsèquement criminelle. Ses dérivés sont la vengeance, la jalousie, l’envie. Et ce sont précisément ces passions humaines qui jettent les bases des guerres. Et comme cela a été dit, à notre époque, les guerres prennent une ampleur sans précédent, et presque toute l’humanité civilisée est totalement contrôlée par une idéologie qui appelle à la disparition du sujet, de sa vie intérieure, de son histoire individuelle et à l’objectivation de tout. On peut gérer ce processus à l’échelle mondiale avec un petit appareil (téléphone portable) et un réseau illimité.

Le sujet moderne n’est pas donc le « Dieu en béquilles » comme l’a appelé Freud. Il devient en fait un hybride entre un animal et un ordinateur (téléphone) et Internet. C’est une machine cognitivo-comportementale, un produit du code génétique et du fonctionnement du cerveau. De toute évidence, la psychanalyse va à l’encontre d’une telle idéologie dominante.

La psychanalyse s’adresse à la mémoire subjective, au sujet désirant, parlant dans le temps de l’individu comportemental. Notre temps d’industrialisation de la mémoire et de son effacement par les médias, les catastrophes mondiales, les guerres à grande échelle dans lesquelles toute la population de la planète est impliquée, nous posent la question : la psychanalyse est-elle vouée à disparaître ou est-elle plus que jamais demandée ?

En conclusion, j’aimerais donner une courte illustration clinique.

Un patient qui avait participé à des opérations de combat est venu me voir en se plaignant d’une perte d’intérêt pour la vie, de l’apathie, d’une perte, comme il disait, de « quelque goût pour tout ». Cela lui a paru étrange et inexplicable, puisqu’il s’est engagé avec enthousiasme dans la confrontation sociale pour que « la justice l’emporte ». Après avoir participé à l’un des événements sanglants, il a commencé à faire un cauchemar récurrent qui le réveillait. Ce cauchemar ne semblait pas lié à ces événements tragiques et traumatisants auxquels il avait participé.

Avec de légères variations, le cauchemar était dans ce sens : « Il voit la maison de son enfance dans une journée ensoleillée de printemps. Il se dirige vers les buissons de lilas en éprouvant des sentiments agréables. Les buissons de lilas sont tout autour de lui, et d’abord il est inondé de joie ; puis ils se referment brusquement autour de son corps en le serrant et en commençant à l’étouffer. Il suffoque et a l’impression qu’il est sur le point de mourir ». À ce stade, il se réveillait habituellement.

Au début, notre travail n’a pas apporté de matériel inconscient ; le rêve a échappé à l’interprétation. Cependant, peu à peu, les souvenirs d’enfance sont apparus. 

Les associations ont amené au fait que les lilas de son enfance ont fleuri le Jour de la Victoire. Ce jour-là il apportait toujours un bouquet de lilas à sa grand-mère. Cette fête qui coïncide avec l’anniversaire de sa grand-mère était toujours honorée dans sa famille. Le 9 mai était un symbole de la fête pour sa famille, mais aussi un symbole de la perte des membres de sa famille, en particulier, de son grand-père. Quand il était petit, il pensait que si son grand-père était vivant, celui-ci l’aimerait, jouerait avec lui et le protégerait des agresseurs, ce qui lui manquait dans les relations avec ses parents.

En outre, il s’est souvenu des épisodes concernant les buissons de lilas qui poussaient dans la cour où il se cachait des garçons plus âgés qui l’attaquaient parfois et lui volaient son argent. 

Plus tard, lorsque sa famille a déménagé à Kiev, il a été impressionné par une visite au Jardin botanique où un grand nombre de lilas fleurissaient en mai. Chaque variété de lilas avait une plaque signalétique. À ce moment-là, le jeune homme qui avait grandi dans une région russophone a été surpris et amusé par le nom ukrainien du lilas — « bouzok». Il l’a associé au mot « bouzit’ » utilisé dans sa région natale, ce qui signifiait «protester» ou plus précisément « scandaliser en état d’ébriété, dépasser la loi ». 

Quand il est tombé amoureux d’une jeune fille, il l’a emmenée en rendez-vous au Jardin botanique. Elle est devenue sa femme, mais quelques années plus tard ils se sont séparés, comme il l’a dit, en raison de la « guerre irréconciliable » qui a éclaté entre eux. Le divorce a été difficilement vécu par lui, et seule l’occasion de participer à un « combat pour la justice » lui a permis de ressentir une poussée d’énergie et de joie, une sorte d’euphorie. C’est la participation active aux processus sociaux qui a permis au patient, selon ses mots, « de se retrouver et de donner à sa vie un nouveau sens ». 

Puis, il a rappelé qu’en participant à des manifestations révolutionnaires, il avait eu peur que la police n’utilise des gaz lacrymogènes dont l’une des variantes s’appelait le « Lilas ». Ce fait semblait assez étrange, et il n’en parlait pas avec ses camarades. Au cours du travail analytique, il a eu des souvenirs d’enfance sur son père qui se moquait de lui au moment où il pleurait de douleur en disant : « Tu pleures comme une petite fille ». À cette époque, mon patient « a déjà vu » la différence entre les filles et les garçons, et apparemment la coïncidence de ces impressions — son père qui se moquait de ses larmes et la perte de la valeur que le garçon a — lui faisait peur de pleurer tout au long de sa vie.

Il n’a pas pu pleurer dans les situations les plus difficiles : quand son père est décédé, quand sa femme l’a quitté, quand son ami le plus proche a été tué, quand il a perdu ses camarades. Une réaction caractéristique à la perte était une stupeur paralysant ses pensées et ses sentiments et l’impossibilité de faire le travail de deuil.

Lorsque le rêve du lilas est revenu plusieurs fois au cours de notre travail, je lui ai demandé comment cela pourrait être lié au processus d’analyse. Au début, cette question lui a paru étrange et même inappropriée, car il avait déjà fait ce rêve avant notre rencontre.

Cependant, avec le temps, le mot « siren’ » (lilas) s’est associé avec le mot « sirène». Dans la langue russe, la sirène est un signal d’avertissement et en même temps une créature marine – une femme sirène. Les sirènes chantaient pour attirer les marins dans les profondeurs de la mer. Puis, ses associations l’ont conduit au conte de fées écrit par Hans Christian Andersen La Petite Sirène. La Petite Sirène, contrairement à la Sirène qui a une voix très forte, n’a pas de voix et ne peut pas marcher parce qu’elle a une queue de poisson au lieu des jambes — tout comme l’analyste qui est assis dans son fauteuil et ne bouge pas en restant souvent silencieux pendant les séances. Dans ces images, on a révélé la peur que la Petite Sirène se transforme en Sirène qui peut détruire en entraînant dans les profondeurs de l’inconscient. C’est l’endroit où nos séances avaient lieu qui a favorisé de telles associations : l’Institut de psychologie des profondeurs.

C’est l’analyse de ce rêve qui a aidé non seulement à surmonter le traumatisme actuel, mais aussi à le relier à l’histoire du sujet et de sa famille. Tout cela est rendu possible dans le champ transférentiel. Cela a permis d’entamer le travail de deuil et de faire des progrès significatifs dans l’état et la vie du patient.

Cette vignette clinique illustre comment le traumatisme actuel est associé aux expériences traumatiques et aux conflits de l’enfance ; comment les expériences traumatiques et les conflits reproduisent le dessin du sujet en portant l’empreinte individuelle de l’Amour et de la Mort.

Références

Freud S. Pourquoi la guerre ? (1933)//Œuvres complètes en 10 volumes. Volume 9. – M. : STD Firme LLC, 2003–2008.

Lacan J. (1959-60) Séminaires. Livre VII : L’éthique de la psychanalyse/Trad. du fr. de Tchernoglazov A. – M. Maison d’édition « Gnose/Logos », 2006.

Lacan J. (1960-61) Séminaires. Livre VIII : Le transfert/Trad. du fr. de Tchernoglazov A. – M. : Maison d’édition « Gnose/Logos », 2019.

Žižek S.(2001) Did somebody say Totalitarianism? — L., N.Y. : Verso. 

[1] L’exposé a été présenté au cours du symposium « La cura en psicoanalisis. Trama y sentido » organisé par l’Association Psychanalytique Argentine du 1er au 5 novembre 2022 à Buenos Aires. https://www.apa.org.ar/Eventos/La-cura-en-psicoanalisis.-Trama-y-sentido

[2] La position du sujet supposé savoir, dont parle Lacan, est renforcée par les connotations supplémentaires : l’analyste est doté d’une sorte de qualités magiques.