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ESTENNE MARC / DISSYMÉTRIE DES PLACES, INÉGALITÉS, WOKISME ETC.

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Publié en libre accès sur le site de l’ALI le 08/06/2023.
Image Franceinfo.

Quelques réflexions à partir de l’éditorial de JP. Lebrun

Dans un éditorial du 17 mai 2023, Jean-Pierre Lebrun rappelle que, comme parlêtres, nous ne pouvons-nous soustraire à la dissymétrie des places qu’impose la prise dans le langage. Ce rappel est important et bienvenu parce qu’aujourd’hui cette disparité est régulièrement considérée comme une injustice qu’il conviendrait de dénoncer et à laquelle il faudrait mettre fin. Dans la suite de son propos, Jean-Pierre prend comme exemple les inégalités qui seront inévitablement « toujours au rendez-vous ».

Si nous le rejoignons sur ce point, il nous semble nécessaire de distinguer dissymétrie des places et inégalité. Cette dernière implique une comparaison entre deux éléments, basée sur des différences quantitativement et/ou qualitativement mesurables. Si nous considérons un père et une mère, un professeur et un élève ou un analysant et un analyste, il y a bien entendu entre eux des différences mesurables, mais elles ne rendent pas compte de ce que nous appelons la dissymétrie des places : celle-ci est essentiellement d’ordre symbolique et trouve son expression dans des différences de fonction. Qu’un professeur soit plus grand, plus âgé ou plus savant que son élève — ce qui crée une inégalité de fait entre eux — ne rend pas compte de la disparité de leurs places. Les registres de la dissymétrie et des inégalités existent bel et bien, mais ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Ne pas souligner cet écart comporte le risque que des lecteurs non avertis puissent penser que pour les analystes la dissymétrie comme trait de structure légitime les inégalités comme fait social. Et dès lors comporte le risque que toute dissymétrie soit contestée au titre qu’elle serait vectrice d’inégalités. Si la dissymétrie va de pair avec la différence ou la disparité, ni l’une ni l’autre n’impliquent l’inégalité ou la discrimination. Il nous semble que distinguer ces termes est indispensable à la clarté du débat.

La question de la lutte contre les inégalités est fréquemment rattachée aujourd’hui à ce que certains appellent le wokisme[1], néologisme forgé dans les pays francophones à partir du vocable woke utilisé dans les années ’60 aux USA pour désigner le fait d’être éveillé à différentes formes d’oppression et de discrimination. Le tour de passe-passe consiste à avoir substantifié l’adjectif woke pour tenter de donner au wokisme une substance consistante alors qu’il ne s’agit ni d’un corpus théorique, ni d’un concept unifié, ni d’une idéologie ; et encore moins d’un mouvement homogène et cohérent ou d’une religion[2]. Ce terme imprécis — qui n’existe pas en anglais — a massivement infiltré le débat public et est utilisé avec obsession par certains hommes politiques — qui se prétendent les chantres de l’universalisme républicain — comme une catégorie servant à discréditer leurs opposants. Ils incluent dans le grand sac fourre-tout du wokisme des choses aussi disparates que la déconstruction deridienne, la French Theory, les théories du genre, le militantisme néo-féministe, queer ou LGBT, l’islamo-gauchisme, le véganisme, le racialisme, les recherches décoloniales, la cancel culture et les déboulonneurs de statues, l’écriture inclusive, l’approche intersectionnelle des inégalités, les défenseurs des ZAD, les écologistes « durs » etc. À l’instar des jeux de la Rome antique, on oppose régulièrement sur les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux ceux qui voient dans le wokisme un dangereux fanatisme (position dite conservatrice/réactionnaire) à ceux qui le critiquent comme un artifice purement rhétorique ou le défendent comme mouvement d’émancipation (position dite progressiste). Le tout agrémenté de préférence de quelques invectives bien senties pour donner du piment aux « échanges ». Cette occupation de l’espace médiatique est aux antipodes de l’exercice d’une critique raisonnée et empêche de débattre sérieusement des inégalités structurelles et des rapports de dominations qui persistent — ou parfois s’aggravent — dans notre société. Et de la nécessaire défense de la liberté d’expression et du débat contradictoire.

Mais en tant qu’analystes, avons-nous à reprendre le terme wokisme à notre compte, à prendre position dans cette pseudo-polémique manichéenne et à choisir un camp ? Ou plutôt à interroger de quoi la popularité ce terme est le nom, le symptôme ? Il nous paraît en tout cas important de ne pas confondre l’opinion — que chacun est bien entendu libre d’avoir à titre personnel — avec la foi ou le savoir[3] qui est toujours à construire. Dans son essence le terme wokisme renvoie à la logique formelle catégorielle qui consiste à lire le monde en créant des ensembles qui eux-mêmes contiennent des sous-ensembles (cercles d’Euler). Nous pensons que, tout au contraire, l’éthique de la psychanalyse lacanienne se réfère à la logique constructiviste[4] : elle nous invite à ne pas nous contenter d’utiliser wokisme comme un S1 positivé, mais à l’interroger pour le mettre en mouvement pour un autre signifiant, S2, évidé de tout imaginaire (degré zéro du savoir) – et il y a à cet égard bien du travail parce que tant chez ceux qui trouvent ce terme utile que chez ceux qui en contestent la pertinence, ce S1 est massivement chargé d’imaginaire ! Ce n’est que dans ce processus signifiant qu’il pourra être travaillé à nouveaux frais et que, dans le meilleur des cas, l’invention d’un nouveau savoir s’inscrivant dans une perspective analytique sera possible. À défaut de cet évidement, il n’y aura pas de discours, tout au plus des énoncés portés par des individus pris dans le disque-ourcourant qui, comme on le sait, tourne en rond et ne fait pas lien social[5]

La réflexion autour de questions comme celles du genre, des rapports homme-femme ou du racisme est particulièrement délicate parce que nous sommes tous inévitablement encombrés, voire biaisés, par nos propres présupposés culturels et idéologiques — conscients et inconscients. Il nous revient de le reconnaître plutôt que de nous prévaloir d’une position d’extériorité, de surplomb par rapport à ces questions : nous ne pouvons être des observateurs inertiels. Comme dans toute approche scientifique qui se veut la plus objective possible[6], seuls le travail collectif et la mise en question de nos réflexions — en particulier avec ceux qui ont un autre point de vue qu’ils soient analystes ou chercheurs dans d’autres disciplines, membres de l’ALI ou d’autres associations, analystes expérimentés ou jeunes praticiens — peuvent nous permettre de réduire la portée de ces biais épistémiques.

[1] Un article d’Esther Tellermann consacré à ce sujet sera publié dans le prochain numéro de La Revue Lacanienne à paraitre en octobre prochain.

[2] Braunstein JF. La religion woke. Grasset, Paris, 2022.

[3] Fierens C. Tenir pour vrai. Paris, Hermann psychanalyse, 2020.

[4] Fierens C. Lecture de L’identification de Lacan. De l’utopie d’identité au moteur de l’invention. EME Éditions, Louvain-la-Neuve, 2022.

[5] Lacan J. Encore. Le Séminaire XX, 1972-73, Leçon du 9 janvier 1973. Publication de l’Association Lacanienne Internationale.

[6] Comme le rappelait la biologiste V. Courtier-Orgogozo en 2022 dans sa leçon inaugurale au Collège de France, « Il est extrêmement difficile et même impossible aux scientifiques de se défaire de toute idée préconçue ».