Agnès Giard / Alice au pays du cinéma, érotisme noir
Texte publié le 20 mai 2023 sur le Blog « Les 400 culs » de Libération.
Illustration : Une photo prise par Lewis Caroll d’Alice Liddell, la fillette qui lui aurait inspiré son célèbre personnage, en 1860.
Alice, une petite fille sage ? Pas vraiment, proteste Albert Montagne dans un livre consacré aux versions filmiques les plus sulfureuses du conte de Lewis Carroll.
Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir sont deux histoires initiatiques imaginées en 1865 et 1871 par l’Anglais Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll, professeur de mathématiques, poète, écrivain et photographe. Dès l’invention du cinéma, ces contes ambigus sont adaptés pour le grand écran, mais de nos jours encore, c’est la version des studios Disney (1951) qui domine notre imaginaire. Pour le chercheur Albert Montagne, spécialiste de la censure, juriste et historien, il y a là un terrible quiproquo, car « l’hyper-connue version disneyenne, bon enfant et tous publics » occulte la dimension érotico-mortifère du texte. C’est en tout cas ce qu’il défend dans les Alices aux pays des cauchemars, un ouvrage récemment publié aux éditions L’Harmattan rempli d’informations érudites sur les innombrables incarnations d’Alice au cinéma.
Saviez-vous par exemple que Sylvia Kristel, l’actrice phare des films Emmanuelle, avait interprété ce rôle ? « Elle joue Alice dans le seul et unique film fantastique de Claude Chabrol : Alice ou la dernière fugue », raconte Albert Montagne à Libération. Cette œuvre injustement méconnue est, à son sens, la plus belle réussite de Chabrol. Il cite aussi la version Matrix des Wachowski : « Alice y change fatalement de sexe. Elle devient Neo, qui ne fait qu’un(e) avec Trinity. »
Une Orphée moderne ?
Mettant de côté les détournements pornographiques des Aventures d’Alice, Albert Montagne se contente d’énumérer leurs titres en notes de bas de page, car ces films-là, selon lui, trahissent l’œuvre de Carroll. Il juge les adaptations filmiques « cauchemardesques » bien plus proches du texte original, en veut pour preuve une première mouture du conte écrite par Lewis Carroll dès 1864, sous le titre « les Aventures d’Alice sous terre ». « Les aventures d’Alice ne sont pas merveilleuses, commente Albert Montagne. Le puits où tombe Alice — séquence que tout le monde connaît — évoque la chute affreuse aux enfers. Alice remontera-t-elle ? »
De cette « descente orphique », c’est probablement Alice, réalisé en 1988 par le surréaliste tchèque Jan Svankmajer qui fournit l’interprétation la plus juste : cette « version pessimiste nous fait plonger dans le monde des morts », pointe Montagne. Les êtres qu’on y rencontre (lapins empaillés, vieilles peluches, squelettes d’oiseaux…) incarnent les damnés. Un autre film, le Labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006), exploite aussi, de façon « terrifiante, horrible et sanglante », cette idée de royaume infernal.
Mille et une histoires
Mais les aventures d’Alice ne sauraient se réduire à n’être que morbides. Leur dimension dantesque conjugue angoisse et gaieté licencieuse, humour absurde et scabreux. « Thanatos y folâtre avec Eros », résume Albert Montagne, rappelant que Lewis Carroll était violemment attiré par les petites filles, dont il faisait les portraits sous forme de dessins ou de clichés. Il « couchait sur la pellicule, au sens propre et figuré, ses fantasmes en organisant des séances photographiques ». Parmi la centaine de ses très jeunes « muses », la plus aimée de toutes reste sans doute Alice Liddell, celle à qui les Aventures d’Alice sont dédiées.
Elle a environ 4 ans quand il la rencontre, en 1856. Avec ses neuf frères et sœurs, Alice Liddell est issue d’une famille aisée de l’Angleterre victorienne. Son père est le doyen du collège où Charles Dodgson enseigne les mathématiques. Raison pour laquelle l’adulte fréquente si souvent les sœurs Liddell, au fil de plusieurs années marquées par des promenades en barque, des pique-niques et des après-midi passés dans le salon où Lewis Carroll invente mille et une histoires pour captiver son jeune public… Charles Dodgson sait toutefois qu’il ne pourra jamais les toucher qu’avec des mots. L’histoire d’Alice aux pays des merveilles a beau s’adresser aux enfants, elle s’inscrit donc dans un contexte particulier, celui d’une attirance interdite, qui est restée platonique et plus ou moins refoulée.
Allusions perverses
« C’est la fameuse “dark side” qui dort en chacun de nous », résume Albert Montagne, suggérant une lecture du conte à plusieurs niveaux. Derrière la féérie des aventures d’Alice, les désirs les plus transgressifs affleurent. De façon ironique, même le très conformiste dessin animé de Disney regorge d’allusions perverses qu’Albert Montagne se délecte d’énumérer : « Le puits où tombe longuement Alice, toute retournée, symbolise l’acte sexuel. La chenille de forme phallique l’invite à prendre un produit hallucinogène (donc aphrodisiaque). Les roses ne pensent qu’à être butinées. Le chapelier fou trahit ses pensées libidineuses sous son chapeau haut de forme… » Albert Montagne note également que la Reine de cœur — une vraie « folle de parties (de flamants) roses » — ne songe qu’à faire perdre la tête à toutes ses proies…
En lisant son analyse, on ouvre brusquement les yeux sur ces détails étranges du dessin animé, pourtant si mièvre en apparence. Albert Montagne souligne que Lewis Carroll se régalait d’énigmes à double ou triple sens, ce qui explique pourquoi aucune adaptation de son œuvre ne peut être totalement innocente. « Lewis Carroll adorait créer des petites équations à résoudre », raconte le chercheur, en insistant sur la possibilité qu’il y ait, « cachées » dans le récit, « toutes sortes de devinettes codées, voire osées ».
Un projet de Marilyn Manson
De l’autre côté du miroir, plus rien n’est droit : ni la géométrie ni la raison. Tout est « tordu », au sens propre du terme. Raison pour laquelle Marilyn Manson (musicien de rock — qui a été remercié par son label en 2021 après des accusations de viol et de harcèlement — chanteur androgyne, peintre, acteur et plasticien) aurait certainement été le plus apte à adapter le texte de Lewis Carroll au cinéma… s’il y était parvenu. Dès 2006, son projet était de réaliser un film intitulé Phantasmagoria, par allusion au recueil de poèmes publiés par Lewis Carroll (en 1869). Ce projet s’inscrivait dans la lignée d’un album, Eat Me, Drink Me, enregistré en 2006 dans des conditions difficiles : Manson venait d’apprendre que sa mère souffrait de maladie mentale et de se séparer de sa femme Dita Von Teese… L’album dont le titre fait allusion au gâteau « Mange-moi » et au flacon « Bois-moi » dans Alice au pays des merveilles, était rempli d’invitations sacrilèges à avaler du sperme et à aimer des lolitas.
Un film devait suivre. Côté casting, Marilyn Manson avait annoncé sa petite copine Lily Cole en Alice, Angelina Jolie en Reine de cœur, Tilda Swinton en femme de Lewis Carroll et lui-même en Lewis Carroll. Hélas les producteurs se désistèrent après la diffusion d’une bande-annonce jugée trop choquante : dans un tourbillon d’images saccadées, elle montrait une Alice aux cuisses écartées qui se fait torturer le sexe par des instruments métalliques et un homme à tête de momie ensanglantée embrasser deux femmes qui ensuite, nues, s’enlacent tandis qu’un lapin blanc s’affole dans une cage… « La carrière de cinéaste de Marilyn Manson est ajournée sine die. Quel dommage », regrette Albert Montagne.
Les Alices aux pays des cauchemars. De Walt Disney à Marilyn Manson, Albert Montagne, éditions L’Harmattan, avril 2023.