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Jean-Pierre Lebrun / CE QUE NOUS NE VOULONS PAS SAVOIR…

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Texte paru et librement consultable sur le site de l’ALI le 10 juillet 2023.
Article publié en date du 7 juillet dans le revue Politique et Parlementaires.

La violence se manifeste sans limite ces quelques dernières soirées en France. On ne peut que se demander pourquoi elle prend une telle place dans nos sociétés. Certes, pas encore la violence de la guerre qui n’est encore qu’à nos portes, mais la violence liée à ces débridements pulsionnels où nous ne pouvons qu’entendre une jouissance destructrice bel et bien à l’œuvre.

Et aussi bien la violence des réactions excessives au moindre rappel de règles à respecter, la violence de ripostes parfois sidérantes adressées à ceux qui de près ou de loin représentent l’autorité, qu’ils soient pompiers, policiers, bourgmestres, médecins, enseignants, directeurs d’école… mais tout autant la violence abusive de la police pouvant aller jusqu’à tuer quelqu’un qui refuse d’obtempérer.… ou plus simplement encore la violence à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme nous ou celle que l’on constate dans les débats jusqu’à l’assemblée nationale où l’insulte, si pas l’injure, prend le pas sur la confrontation argumentée car aux débats, on préfère aujourd’hui les ébats où ce qui importe, c’est seulement d’avoir pu faire triompher son idée.

Bref, la question mérite d’être posée : que s’est-il donc passé pour que les comportements puissent faire aujourd’hui la loi sans plus rien devoir à une quelconque règle en vigueur, pour qu’on ait l’impression que la légitimité de ceux qui occupent les places d’autorité soit à ce point estompée qu’elle n’est tout simplement souvent plus de mise, pour que « péter les plombs » soit aujourd’hui une attitude aussitôt légitimée par l’injustice contre laquelle elle est censée nous protéger.

On proposera des réponses tous azimuts ; on invoquera mille et un aspects, certes tout aussi pertinents les uns que les autres, mais souvent, on oubliera – méconnaîtra, voire occultera ou déniera – de prendre acte de ce que les citoyens d’aujourd’hui sont bien souvent construits psychiquement comme s’ils n’étaient plus en rapport qu’avec eux-mêmes ! Ils revendiquent d’être ce qu’ils disent être, ils estiment avoir « droit à » être reconnus dans leur particularité quelle qu’elle soit, bref ils sont concrètement le centre du monde. Comme l’avance le politologue Jérôme Fourquet, la sacralisation absolue du moi a abouti à la modification de notre psyche collective[1].

Que certains veuillent soutenir leur individualité fût-elle hors la norme n’est pas le problème, d’autres veulent bien aller sur Mars ou d’autres choses moins conséquentes comme, par exemple, payer un supplément de taxe pour pouvoir personnaliser leur plaque d’immatriculation de voiture. Mais ce qui fait question, c’est que ces vœux individuels qui tous peuvent avoir des raisons valables d’exister, ne se voient plus contraints d’intégrer une limite, fût-ce pour se frayer une voie propre qui tienne la route et permettre un progrès collectif. Non, ce qui importe c’est d’obtenir le plus immédiatement possible ce à quoi, comme individu, j’aspire, et il va de soi que c’est à l’Etat de venir donner sa pleine légitimité à ma façon de faire !

C’est ainsi qu’en l’espace de deux générations, la prévalence d’un individu dégagé de toute dette à l’égard des autres s’est trouvée entérinée par le discours social. Cela a produit ceux que l’on pourrait appeler — comme le fait notre collègue Dominique Barbier[2]  — les hypernarcissiques, désormais dispensés d’intégrer tout lien avec le collectif.

Il me sera certainement rétorqué que nous avons de nouvelles valeurs à notre programme comme la tolérance et l’inclusivité. Mais, paradoxalement, celles-ci ne peuvent à long terme tenir lieu de projet collectif, simplement parce qu’elles font fi de ce qu’une limite inévitable est inhérente à la tolérance, de même que l’inclusivité totale s’avèrera toujours impossible.

Ce qui donc, fait problème n’est pas seulement que ces hypernarcissiques se désintéressent des autres, c’est que la préoccupation de l’autre n’est plus inscrite de la même façon qu’auparavant dans leur programme, dans leur ADN, diraient certains. L’autre n’est plus pour eux qu’une figure du même. Entendons bien : ce n’est pas qu’ils se seraient dégagés de leur appartenance au collectif, qu’ils seraient, autrement dit, individualistes, c’est qu’un tel souci ne leur parle plus, qu’il n’a plus aucune raison d’être dans leur tête. Ils sont désormais construits autrement et pour eux, il va de soi que la société doit aussitôt les reconnaître comme ils sont et leur attribuer la reconnaissance symbolique qu’ils déclarent être en droit de recevoir. Du coup, c’est en effet comme si la dette s’était inversée : c’est la société qui est devenue redevable aux individus. Autrement dit, c’est comme s’ils n’avaient pas grandi, qu’ils étaient restés sous le règne de la toute-puissance infantile.[3]

Il ne s’agit pas pour autant de penser que ces hypernarcissiques sont coupables de Dieu sait quelle exaction et qu’ils sont à vilipender pour autant. Non, ce qu’il nous faut plutôt oser interroger, c’est comment ce sont ces citoyens-là que nous avons fait émerger en un demi-siècle.

C’est là qu’aujourd’hui, le politique a pris la fuite : dans la mesure où il leur faut composer avec de tels citoyens, les gouvernants se sentent tenus de leur accorder ce qu’ils revendiquent, mais se retrouvent incapables d’encore exercer une quelconque autorité leur rappelant la limite à mettre à leurs exigences.

Tenus désormais de faire face à ce qui, du coup, est devenu un ensemble de citoyens difficilement gouvernables, voire ingouvernables, les responsables politiques se voient simplement obligés de leur octroyer ce qu’ils demandent sans pouvoir poser les moindres questions sur la légitimité de leurs revendications et donc sans non plus pouvoir ou éventuellement devoir leur opposer un Non. Il convient de suivre son temps : ne pas contrecarrer ce mouvement général est bel et bien à l’ordre du jour.

À propos des violences de ces dernières nuits, le président Macron demande aux parents de garder leurs enfants à la maison car la République n’a pas vocation à se substituer à eux. Et le garde des Sceaux rappelle la responsabibité civile des parents et qu’il existe des sanctions pour les parents qui commettent de graves manquements à leurs obligations légales. A la télévision, Monsieur Eric Dupont — Moretti va même jusqu’à rappeler que les parents doivent exercer leur autorité parentale sous peine d’amendes, voire d’emprisonnement.

Mais c’est d’une naïveté déconcertante de ne pas se rappeler que dans le discours social d’aujourd’hui, la dite autorité parentale se voit régulièrement désavouée, si pas carrément battue en brèche d’autant plus que chez ceux qui exercent l’autorité, la conviction gagne qu’il faut lui ôter tout aspect contraignant et que c’est là un progrès. Evoquons simplement en ce sens l’interdit d’imposer un moment d’isolement ou l’obligation de se soumettre au vœu de l’enfant qui souhaite changer de prénom.

C’est l’autorité qui dans le contexte actuel est mise à mal et il ne suffit pas, alors que le phénomène est largement constaté, de déclarer tout à coup qu’il en faut à nouveau et davantage alors que tout est fait pour qu’elle soit de moins en moins praticable.

C’est cette même difficulté qui fait que les dirigeants dérogent à leur place pour n’être plus que des managers, des « accompagnateurs » de ces nouvelles revendications reconnues d’emblée comme légitimes, sans avoir à se préoccuper des dénis qu’ils recouvrent. Dire Non peut-il encore être à l’ordre du jour du parent ou du dirigeant d’aujourd’hui ?

Mon propos est sans doute condamné à être aussitôt discrédité : tant que l’hypernarcissisme pourra se frayer une place de plus en plus croissante dans les esprits et convaincra chacun qu’il est dans son droit, rien ne permettra de l’arrêter. Il pourra prôner les pires impasses, les dénis les plus évidents, il sera accueilli comme possédant la vérité du monde et le bonheur qui s’ensuit. La fascination à son égard sera au rendez-vous. Et ceux que cette dernière n’atteint pas seront soumis à l’intimidation, ce qui laissera le champ libre à l’expansion de ce soi-disant progrès.

Dans Malaise dans la civilisation, Freud rappelait avec beaucoup de pertinence : Une bonne partie des luttes de l’humanité se concentre autour d’une unique tâche : trouver un équilibre approprié, c’est-à-dire satisfaisant entre les revendications individuelles et les exigences civilisationnelles de la collectivité ; savoir si telle organisation de la civilisation parviendra à instaurer ces équilibres ou si le conflit restera insoluble est un problème où « se joue le sort de l’humanité »[4].

La fin du propos est grave et il nous faudra bien le reconnaître : c’est à l’endroit de cet équilibre que nous sommes en panne depuis un demi-siècle. Nous en sommes maintenant à nous confronter à la troisième génération construite sur un tel déséquilibre. Peut-être simplement parce que nous n’avons plus voulu savoir que l’émancipation vers plus d’autonomie et d’égalité n’avait pu se faire qu’à partir du cadre hétéronome d’hier.

Mais à partir du moment où tout le monde ne vise plus que le développement de son individualité, dégagé de toute dette à l’égard du passé, c’est le souci du collectif qui implicitement passe à la trappe et c’est la possibilité de « vivre ensemble » qui est menacée.

A croire pouvoir mener toujours plus loin l’émancipation de l’individu, ne nous évitons-nous pas cruellement la tâche d’avoir à rappeler la limite qui ne peut qu’habiter ladite émancipation.

Difficile de ne pas conclure sans citer ces propos de Marcel Gauchet : Pour des motifs hautement respectables, nous avons touché sans nous en rendre compte à des ressorts de la position subjective que nous ne soupçonnions pas. Il faut le regarder en face. Le combat des Lumières, ce ne saurait être, au nom des valeurs des Lumières, le refus obscurantiste d’explorer leur part d’ombre[5].

[1] J. FOURQUET, Le Point n° 2652, 1 juin 2023

[2] D. BARBIER, Les hypernarcissiques, Odile Jacob 2023.

[3] CF à ce sujet Jean-Pierre Lebrun, Je préférerais pas, grandir est-il encore au programme ? Erès 2022.

[4] S. FREUD, Malaise dans la civilisation. C’est nous qui soulignons.

[5] Marcel GAUCHET, L’enfant du désir, in Le débat n° 132, nov-déc 2004, p. 121.