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Cécile Daumas, Johanna Luyssen et Marlène Thomas / Abécédaire

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Texte publié publié le 21 octobre 2022 dans Libération.
Ci-dessous quelques extraits

On ne parle plus de la même façon depuis le 15 octobre 2017. Le mouvement #MeToo a changé nos façons d’appréhender les corps, la sexualité, les violences sexuelles. Vaste révolution anthropologique qui s’accompagne de nouveaux mots et concepts. Dans le langage amoureux et judiciaire, la notion de «consentement» se discute. Le mot «féminicide» s’impose. Dans les conversations de tous les jours, des mots adviennent, dans un souci de mieux traduire la réalité des violences faites aux femmes : on ne dit plus «pédophilie» mais «pédocriminalité», on parle de continuum et de backlash. Abécédaire non exhaustif.

«Survivante»

De nombreuses personnes ayant subi des violences sexuelles, sexistes, conjugales, réfutent le terme «victime», au prétexte qu’il induirait une forme de passivité. Depuis quelques années, le mot «survivante» est apparu et repris. Calque de l’anglais survivor, il insiste sur l’agentivité des femmes, leur capacité de résistance, comme le raconte cet article de Libération sur les victimes de l’acteur Bill Cosby lors de son procès en 2018. Dans l’imaginaire collectif, une survivante est «puissante», une victime est «faible» – ce dernier mot est pourtant le terme adéquat d’un point de vue juridique, car il indique que la personne a subi un préjudice. Ainsi, certaines féministes revendiquent les deux termes, qui racontent, au fond, deux versions de la même histoire, comme l’écrit en 2014 l’autrice et activiste Rahila Gupta : «“Survivante” célèbre l’individu, mais “victime” reconnaît l’énormité du système contre lequel on se bat, et son potentiel de maltraitance.»

«Sororité»

Qu’est-ce que #MeToo si ce n’est pas une mise en pratique concrète de la «sororité» face aux violences sexistes et sexuelles ? Cet équivalent de «fraternité» a longtemps peiné à se faire une place dans le langage francophone. L’idée de sororité, soit une relation de femme à femme mais plus encore un lien de solidarité les unissant du fait de leur condition, émerge dans l’Hexagone dans les années 70, sous l’impulsion de la deuxième vague féministe. «C’est le livre de l’amitié que je voudrais écrire, ou plutôt le livre de ce qui n’existe pas encore, d’un sentiment et d’un mot qui ne sont même pas dans le dictionnaire et qu’il faut bien appeler, faute de mieux, la “fraternité féminine”», écrivait en 1975 Benoîte Groult dans Ainsi soit-elle. En parallèle, le MLF imagine le néologisme «sororité» inspiré par le sisterhood des féministes américaines. Un terme popularisé dans les cercles militants dès 1970 par l’anthologie Sisterhood is Powerful de la poète féministe Robin Morgan. Portant un idéal universel, ce concept a rapidement été critiqué comme le reflet d’un féminisme blanc et bourgeois, faisant fi des particularités des vécus, comme le remarquait la militante afro-américaine bell hooks en 1984. Elle reconnaissait aussi l’importance de cultiver ce lien politique. Trouvant un nouvel écho depuis cinq ans, le mot est toujours pris entre deux feux, critiqué car trop universel ou au contraire trop spécifique. L’émergence ces dernières années du terme neutre d’«adelphité», ne présentant pas de dimension genrée, s’inscrit dans une volonté de défendre un concept de solidarité plus inclusif.

«Pédocriminalité»

Un pédocriminel est coupable de crimes sexuels à l’endroit d’enfants. Un pédophile est attiré sexuellement par les enfants. La loi française punit les relations sexuelles entre adultes et mineurs, présumant qu’elles ne sont pas consenties, qu’elles ne peuvent pas l’être, et ce depuis la loi du 21 avril 2021 pour les mineurs de moins de 15 ans, et de moins de 18 ans en cas d’inceste. Ces relations sont donc de facto criminelles. Cesser de dire «pédophile» est donc crucial si l’on veut éviter de sous-qualifier ces actes. Les associations de protection de l’enfance avaient banni le mot depuis des années, mais peinaient à être entendues. La première occurrence du mot «pédocriminalité» dans Libération date du 3 mars 2001, citant une association à l’initiative d’une marche blanche à Paris dans le sillage de l’affaire Dutroux. L’article ne le reprend jamais à son compte, lui préférant le terme «pédophile». En 2017, le mot «pédocriminalité» figurait dans trois articles web de Libération, et aucun de l’édition papier du journal. En 2021, on le retrouve dans 53 articles dans l’édition papier et dans 16 articles sur le Web. Entre-temps, #MeToo est passé par là, #MeToo inceste aussi, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise comme la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. A Libé comme ailleurs, le mot s’est glissé dans le langage courant. Mais pas au point d’éradiquer le terme «pédophilie», qui bien que contesté par les acteurs de terrain, reste en 2022 largement utilisé, comme un rapide tour sur Google News peut le confirmer.

«Patriarcat»

Il se lit sur les pancartes, ponctue les ouvrages et s’invite dans la bouche des politiques. Le patriarcat incarne pour les féministes le système oppresseur, une organisation sociale fondée sur la supériorité des hommes. Historienne des féminismes, Christine Bard remarque : «Le retour de ce mot me frappe. Il semble se substituer à la “domination masculine”. Ce mot porte une charge historique datant de l’époque du MLF (Mouvement de libération des femmes) qui lui donne toute sa puissance.» Durant la deuxième vague du féminisme marquée par la conquête des droits reproductifs, le concept est notamment porté par Christine Delphy, sociologue membre du MLF. Dans un article paru en 1970 dans la revue Partisans, elle élève le patriarcat au rang d’«ennemi principal», le définissant comme un «système autonome d’exploitation et de domination» des femmes. Une réflexion s’inscrivant dans le sillage de celle, pionnière, de l’Américaine Kate Millett qui dans la Politique du mâle en 1969 analysait un pouvoir patriarcal à plusieurs étages : «L’homme dominera la femme ; parmi les hommes, le plus âgé dominera le plus jeune.»

«Backlash»

Popularisé par la journaliste Susan Faludi dans l’ouvrage du même nom paru en 1991 aux Etats-Unis, le terme décrit l’effet boomerang ayant suivi les mouvements féministes des années 70, à travers notamment la diffusion d’un discours antiféministe et réactionnaire, des politiques hostiles aux droits des femmes, notamment reproductifs (comme la remise en cause du droit à l’avortement aux Etats-Unis). Depuis 2017, il existe également un backlash post #MeToo, amplifié par les réseaux sociaux. «Trois thèmes principaux ont ressurgi en réaction à #MeToo, celui du développement d’une “idéologie victimaire”, celui de l’atteinte à la présomption d’innocence et enfin celui du “tribunal médiatique”. Il s’agit bien d’une résurgence, tant ces discours éculés réapparaissent dès que l’ordre patriarcal est ébranlé», écrit la juriste Catherine Le Magueresse dans les Violences sexistes après #MeToo (Presse des Mines, 2022). Ses manifestations concrètes sont multiples. En France, on peut notamment citer le discrédit («néoféministes», «féminazies», «wokistes»…) et le cyberharcèlement de militantes féministes ; les attaques répétées contre Sandrine Rousseau par l’extrême droite, la droite et la gauche conservatrice ; le refus de protéger le droit à l’IVG, la droite sénatoriale s’opposant notamment à sa constitutionnalisation ; l’opposition de la droite et de l’extrême droite à la «PMA pour toutes» ; le sacre de Roman Polanski aux césars 2020 ; ou la nomination de Gérald Darmanin à l’Intérieur.

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