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Gérard Pommier / Sous le prétexte des Neurosciences, éradication de la subjectivité (et donc de la psychanalyse)

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Communication de G. Pommier au XV Congrès Argentin de santé mentale le 16 septembre 2022. A retrouver dans la Newsletter de la FEP Octobre 2022.
Image Fernando Vicente

Freud était l’un des plus grands neurologues de son temps : il a découvert les synapses et écrit un livre irremplaçable sur les aphasies En précurseur de Saussure, il a distingué clairement les représentations de mots (les signifiants) et les représentations des choses (les signifiés). Pourtant, il a abandonné ses travaux de neurologue lorsqu’il découvrit le désir inconscient. Aujourd’hui, nous assistons à une sorte de retour en force des neurosciences : certains collègues s’intitulent même « neuropsychanalystes ».

La médecine moderne semble n’avoir aucun rapport avec le psychisme. De ce point de vue, le corps est une machine qu’il faut savoir réparer correctement lorsqu’elle se grippe. La psychiatrie classique et la psychanalyse sont — elles aussi — des sciences : elles observent des régularités, des symptômes classifiés, quelque types cliniques clairement identifiables qui permettent de poser un diagnostic et un pronostic. C’est la science de l’inconscient, organisée presque mathématiquement. L’ennui est que ce beau mécanisme ne marche pas selon la logique d’Aristote. Le tiers exclu de l’inconscient produit des symptômes, de sorte qu’à notre époque la scientificité de l’inconscient est négligée.

L’acte médical doit se faire en présence physique du médecin qui examine le malade : cela ne se fait pas par téléphone. En France, c’est d’ailleurs prescrit par le Conseil de l’Ordre, et cette présence physique du médecin signifie que parler des symptômes a un effet soulageant. Un effet psychique est en jeu grâce à un transfert. Dans certains cas, il n’y a rien de repérable à l’examen de certains patients. Le tiers des médecins de ville prescrivent seulement des anxiolytiques ou des antidépresseurs car aucune maladie organique n’est diagnostiquée. Mais assez souvent, l’examen décerne une maladie organique que les médicaments peuvent soigner. Et puis il y a une troisième classe de symptômes tout à fait intéressants, ce sont ceux que les médicaments peuvent soigner, qu’il s’agisse de problèmes organiques effectifs, matérialisables ou de l’angoisse. C’est le cas, par exemple, pour des problèmes cardiaques lorsque l’Avlocardyl ou les bêta-bloquants sont efficaces et il arrive que des comédiens prennent les mêmes médicaments avant de monter sur scène pour calmer leur angoisse. Cela marche dans les deux sens, pour les deux problèmes, et aussi bien pour l’un indépendamment de l’autre.

Cette double polarité se retrouvait aussi pour les religieux qui ayant vécu des expériences mystiques profondes pouvaient avoir sur les mains des traces des stigmates du Christ, comme s’ils avaient été effectivement brûlés. De même les apôtres du Christ, ou bien Jésus lui — même, étaient des guérisseurs. Ces expériences historiques montrent que le psychique a un effet sur l’organique.

Il arrive aussi que des problèmes dont le point de départ est seulement psychique aient une complication organique, comme si en profitant d’un terrain inflammé, des virus ou des bactéries en profitaient pour provoquer une infection. C’est le cas pour certaines formes d’acidité gastrique, qui sont causés par certains tracas de la vie et sont compliqués par des ulcères duodénaux qui sont maintenant facilement traités par des inhibiteurs de la pompe à sodium. De même certaines angines rouges se déclenchent à certains moments de la vie ou des migraines, ou bien par exemple certaines cystites féminines qui se déclenchent suite à un rapport sexuel, et un seul comprimé de Monuril les soigne presque immédiatement.

Qu’est-ce qui prouve que leur origine était vraiment psychique ? C’est simplement que dès que le problème psychique est réglé, les symptômes en question disparaissent. C’est seulement dans l’après-coup que l’on peut dire que l’origine était psychique. Mais en attendant d’avoir découvert cette causalité, mieux vaut se soigner médicalement. C’est en tout cas pour ce motif qu’une consultation en face à face avec un médecin peut transférer l’angoisse et la soulager.

Nous avons deux « corps » : ce mot qui est toujours au pluriel en français. Par exemple, avec des bêta-bloquants, on peut soigner aussi bien le rythme cardiaque que l’angoisse. L’un est psychique et l’autre organique, comme le montrent les expériences sur les membres fantômes d’un authentique neuroscientifique : Le chercheur Ramachandran. Il a montré que quand quelqu’un a un bras coupé, son bras absent continue de vivre et de le faire souffrir atrocement, comme s’il était toujours présent. Son deuil n’a pas été fait, et Ramachandran a expérimenté des procédures qui permettent de faire le deuil du membre manquant et de faire cesser la souffrance. C’est en quelque sorte la preuve qu’un corps psychique double le corps organique et continue d’innerver le cerveau.

Mais sans recourir à des expériences complexes, ni se couper un bras, tout homme peut faire l’expérience de la quintessence du membre fantôme : l’érection du pénis mou en phallus altier. Une érection ne résulte pas d’une décision volontaire, mais d’un désir qui ignore ses raisons. Cela se produit de manière presque hallucinatoire, comme un petit miracle provoqué par la vision du corps désiré. Une érection est une sorte de membre fantôme, cet événement se produit le plus souvent indépendamment de la volonté, lorsqu’une certaine personne correspond au désir, et ce dans des situations où les différences de genre sont secondaires et ne tiennent pas compte de l’anatomie. Par exemple, un homme peut désirer une certaine femme, alors qu’il ne le devrait pas en trompant son épouse : mais cela va l’exciter. Ou bien alors, s’il est un homme de genre masculin, il va désirer une autre personne de sexe masculin, déterminé en cela par son désir, et non par son organisme anatomique masculin.

La psychanalyse nous apprend que le choix du genre masculin ou féminin se fait psychiquement, sans tenir compte de l’anatomie « masculine » ou « féminine ». Notre corps organique est complètement doublé, investi psychiquement, et l’expérience de la psychanalyse le montre, puisqu’en résolvant divers problèmes psychiques, un grand nombre de symptômes peuvent disparaître.

Il est vrai que le psychisme peut déclencher des maladies organiques (par exemple des angines, des paralysies, des cystites, des ulcères) qu’il vaut mieux traiter médicalement, une fois qu’elles sont installées. Par exemple, certains patients sortent du coma grâce à la molécule Lévodopa, qui est un précurseur de la dopamine. Mais au moment de l’émergence, rien ne remplace la parole des parents et des soignants. Tout se passe donc comme si nous avions deux corps superposés, l’un organique et l’autre psychique. Ils interagissent en vases communicants et, par exemple, une migraine peut être provoquée par un mauvais coup du sort et pourtant les antalgiques la soulagent. Mais quel est le premier de ces deux corps ? La naissance de la parole en donne une bonne idée. Jean-Pierre Changeux dans son livre L’homme neuronal le rappelle : si une mère ne parle pas à son enfant, celui-ci meurt. Si elle lui parle, seuls les neurones correspondant aux sons de la parole maternelle grandissent, tandis que les autres disparaissent. Les résultats de ces expérimentations montrent la place énorme que prend cette doublure de l’organique par le psychique. Notre corps est un vêtement réversible.

Quel est le problème thérapeutique le plus courant de la cure ? C’est de détacher, dénouer les fausses connections entre les problèmes actuels et les problèmes de l’enfance, ou entre d’autres contradictions du désir inconscient, comme par exemple la « masculinité » et la « féminité ».

Il s’agit de dénouer les fausses connections entre un corps organique et un corps psychique. Telle est le but de « l’interprétation ». Nous avons deux corps surimposés l’un sur l’autre. Mais comment les localiser ? L’écrivain italien Italo Calvino a écrit une nouvelle intitulée Le chevalier sans corps. Il s’agit d’un des paladins de Charlemagne, le plus vaillant et le plus consciencieux, mais sous sa cuirasse, il n’y a pas de corps. Je donne cet exemple pour localiser notre corps psychique : avons-nous un corps sous nos habits ? Nos habits sont-ils une sorte de cuirasse et n’y a-t-il rien en dessous ? En tout cas, il faut cacher ce corps. Cacher son corps est un fait de civilisation universel et originaire. Au fond quand nous nous habillons, nous répétons ce qui s’appelle le refoulement originaire. Il faut cacher, refouler la vision du corps car il est d’abord un objet de désir, et qui plus est, incestueux donc honteux. Dès la naissance, le désir incestueux est inter-dit par la parole qui met une distance : il refoule donc sous forme d’images les accidents traumatiques qui l’ont mis en position d’être séduit. C’est une autre façon de décrire la naissance de l’inconscient freudien, qui, dès les premiers jours de la vie, fait que le bébé fait des cauchemars, ou l’empêche de dormir, jusqu’à ce que quelqu’un lui parle et l’appelle par son nom. Car le nom est le symbole même qui déplace l’angoisse de la mort par inceste. Le nom donné et pris oriente cette angoisse vers l’Ancêtre parricidé qui a transmis son nom. Ensuite il peut s’endormir en réprimant cette « pulsion de mort » qui porte désormais la vie.

Nos habits ou nos parures disent le genre de notre corps caché. Par exemple, la petite barbichette de la pharaonne égyptienne Hatchepsout, montrait qu’elle était bien un homme — et cela en dépit de son sexe anatomique. Le masculin et le féminin ne sont pas contradictoires comme le montre la barbichette d’Hatshepsout. En fait, qui serais-je sans mes vêtements ? Sans nos habits, notre genre reste indéterminé. Notre corps est refoulé à cause de son attrait incestueux originaire. Et comment le récupérons-nous ? Nous le regagnons en parlant. Effectivement, toutes nos phrases sont centrées sur le verbe être[1]. En parlant, nous affirmons que nous avons un corps. Nous ne « sommes » que parce que nous pensons continuellement. Nous « sommes » en mettant le verbe Être dans la parole justement parce que nous ne sommes pas notre corps, mais que nous l’avons en parlant. C’est une possession conditionnée par la parole où le « sujet » se localise. Qu’y a-t-il sous la cuirasse ou sous nos habits, où se trouve notre corps ? Nous ne sommes sûrs que d’une chose, c’est que nous ne pouvons pas nous promener tout nus, car sans nos habits à quoi ressemblons-nous ? Il faut cacher la honte du parricide, la honte de ce sujet coupable de rêver supplanter son père ou bien la honte de le séduire. Vous pouvez regarder défiler les costumes à travers les siècles, depuis ceux des pharaons, à ceux des Incas, et à ceux de nos défilés de mode, c’est toujours excentrique : il s’agit du voile jeté pour nous dissimuler. D’une certaine façon ce vide du corps est le moteur de l’amour comme le montre la pulsion d’emprise (Bemächtigungstrieb) : elle consiste à prendre un autre corps, puisqu’elle ne marche pas avec le nôtre. C’est ce qui montre le fondement hautement symbolique de l’amour. Sans l’amour d’un enfant pour sa mère et réciproquement, jamais un enfant ne se mettra à parler. L’amour est la clé de voute du symbolique.

Nous avons perdu nos corps : mais où et quand ? C’est un événement datable et localisable : c’est depuis que nous sommes entrés dans un échange langagier, lorsque quelqu’un a répondu à notre premier cri. Au début, le cri tournait en boucle de notre bouche à notre oreille et nous effrayait. Dans la plupart des cas notre mère nous répondait en nous appelant par notre nom. La boucle du cri s’est horizontalisée, elle a cessé de nous effrayer et d’être incestueuse, notre nom nous est revenu du dehors, quand la personne qui s’occupait de nous nous appela mille fois par notre nom. Un enfant donne aussi son nom à ses parents, il les appelle universellement « papa » et « maman », il est le sujet qui donne son cadre à la parole, à la condition qu’il soit appelé par son nom.

Les neurosciences ne diront jamais comment l’enfant naissant invente les deux premiers noms propres d’une langue universelle. Quelle que soit la région du monde, les enfants prononcent « maman » et « papa »[2] sans que personne ne le leur ait appris. Ces premiers noms propres ont une assise physiologique, liée à la prononciation de la consonne et de la voyelle. C’est la grande découverte de Sabina Spielrein. Elle découvrit le « A » grand ouvert, et le « M » qui se ferme sur le « A » comme il le ferait sur un sein. Et le « P » est la consonne qui expulse, comme un enfant sur son pot, en même temps que la fonction paternelle est condamnée au parricide. La fonction nourricière de « maman » correspond à des résonances dans la machine phonatoire, le souffle, les poumons. L’appel de « Maman », cependant, est extérieur au corps. Et pour oublier Maman, dont le désir est trop grand, le pseudo- neuroscientifique peut écrire que des caractéristiques organiques sont la cause de ce qui n’est qu’un effet. Le rejet de la psychanalyse doit beaucoup à l’angoisse du désir incestueux, en même temps que la fonction de la parole est ignorée. Car c’est à partir de l’appel des noms propres que la nomination des choses va se déployer. Appeler « maman », c’est lui demander une certaine chose, qu’il faut nommer. Et il faut prononcer la demande dans sa langue, pour qu’elle la comprenne. Et comme ces noms communs se définissent les uns les autres, en prononcer un seul, c’est déjà être roi de tout le vocabulaire. Le désir pousse à parler pour dire la chose afin que maman la comprenne. Sans ce désir, l’enfant ne s’engagera qu’avec peine dans la parole partagée. Ou bien pas du tout. En même temps les sensations des choses (dans l’aire droite du cerveau) sont converties en mots (dans l’aire gauche).

L’enfant n’emploie les mots de sa mère que par amour, il échange son babil musical contre ses mots. Le système neuronal n’est pas le lieu de la conscience, mais son instrument tributaire de la parole orientée par la « pulsion d’emprise » : quelqu’un qui parle cherche à prendre. Il parle avec les mains. Dans le cerveau, les images des mains bougent en même temps que la parole, car la parole est animée par la pulsion d’emprise.

Chez l’homo-sapiens, la conscience ne voyage pas à l’intérieur d’une seule tête, mais passe d’une tête à l’autre par la parole. Rien dans la tête ne ressemble à un sujet, maître d’une parole constituée toujours extérieurement au cerveau.

Des supposés neuroscientifiques prétendent avoir déchiffré les mystères de la subjectivité dans le cerveau. Ainsi, le « sujet » serait caché dans un repli cortical, en orphelin solipsiste, et la conscience résulterait de multiples interactions neuronales. Les cartes seraient vraiment rebattues, si l’un de ceux qui se réclament des neurosciences pouvait placer un sujet sur le siège du conducteur quelque part dans le lobe frontal, le thalamus, le cervelet, etc. Le moment de la conscience répondrait alors aux exigences d’un pilote intracérébral qui serait en charge de tout : prévision, anticipation, etc. L’imagerie cérébrale en serait l’instrument d’expérimentation principale. Cet appareillage prend des photos du cerveau dans le plan sagittal, puis les résultats sont comparés dans le temps et selon un échantillonnage statistique des sujets testés. Ces expériences sont basées sur la différence entre la conscience considérée comme visuelle et l’inconscience qui ne serait pas visuelle. Les clichés d’imagerie cérébrale prennent des photos de tout ce qui brille. Ils ne font donc pas de différence entre la droite et la gauche. D’une certaine manière, cela démontre qu’une conception pseudo-neuroscientifique contredit les neurosciences authentiques qui constatent la différence entre lobe droit et lobe gauche.

Certains chercheurs s’appuient souvent sur l’imagerie cérébrale pour leurs démonstrations. Or cela ne correspond pas à l’expérience car dans la vie psychique, les images se dédoublent, sautent d’une image à l’autre, comme c’est le cas dans les rêves. Au réveil, mieux vaut les remettre en parole, si elles ne se sont évaporées. Car l’image est le refuge ordinaire de l’inconscient freudien (par exemple, le lapsus est provoqué par une contiguïté d’images sonores entre deux mots). L’image est l’équivalent du « signifié » chez Saussure. Lorsque nous dormons, la division des images se poursuit et notre cerveau est traversé par des décharges neuronales qui évoquent des contenus mentaux précis, par des images énigmatiques. La boussole des images oriente vers les traumatismes passés afin de s’en libérer. Le rêve libère en répétant le passé, que ce soit le passé de la veille ou celui de la petite enfance. Il répète la scène pour le bénéfice du rêveur, contrairement au cauchemar qui est effrayé par une scène identique. Le mouvement des images est guidé par le désir de se délivrer. Les images sont le lieu même de l’inconscient freudien invisible aux images cérébrales. Elles ne restent pas en place et sont associées à d’autres images, s’enfonçant toujours plus loin vers ce qui a eu lieu. Car les images sont associées à la vitesse de la lumière (300 000 km/seconde) : elles montrent le signifié de l’inconscient refoulé lui-même : le souvenir des premiers moments de la vie, et elles apparaissent sous forme de symboles, souvent énigmatiques, car le désir est contradictoire[3]. Le désir veut ardemment ce qu’il désire, mais il en est effrayé. C’est la rupture contradictoire qui rend les symboles énigmatiques. Dans les profondeurs de l’immersion d’un rêve, le rêveur rencontre le premier traumatisme qui aurait pu détruire sa vie, c’est-à — dire le traumatisme sexuel : l’angoisse de l’inceste. Lorsqu’il se réveille, le dormeur ramène avec lui à la surface une charge de ces symboles, tel le plongeur qui sort de l’eau. C’est l’heure où les paupières s’ouvrent sur la conscience, et les rêves les plus faciles à mémoriser sont ceux qui accompagnent le réveil, au moment où la pensée ramène les images qui survivent encore. Il s’agit du célèbre rêve de la « sonnette » : une personne fait un long rêve qui est interrompu par une sonnette. En réalité, c’est le son de la sonnerie qui a
 conduit à la formation du rêve. C’est un exemple de la vectorialisation du rêve qui remonte dans le passé, alors que la conscience fonctionne dans l’autre sens, de sorte que la plupart des rêves sont « inconscients », même si nous rêvons tout le temps. Le rêve accompagne constamment notre vie éveillée : l’inconscient travaille sous le conscient. Il y fourmille pendant la journée, roi des lapsus, des actes manqués et des éclats de rires.

Les sensations dupliquent la vie consciente, contrôlent le choix, voire les aversions et les amours souvent déraisonnables. Ces souvenirs déplacés veulent revenir à la vie et mourir. Et ils se condensent souvent dans un coin ou un autre du corps sous forme de symptômes. Le symptôme ne parle pas français. Il a besoin d’un interprète en images vocales, puis en mots. L’image inconsciente s’exprime par des analogies entre images visuelles et images auditives jusqu’au cerveau gauche.

Notre corps est divisé en droite et gauche selon le va-et-vient de la parole qui est adressée à un interlocuteur dont on attend la réponse. Ce mot demande quelque chose : amour et protection dès le premier cri. Mais la réponse, aussi affectueuse soit-elle, comporte un danger mortel : celui d’un enveloppement incestueux. C’est ainsi que la voie du retour anesthésie une moitié gauche du corps (pour les droitiers) tandis que la moitié droite continue à symboliser, grâce à une production ininterrompue de pensées, puis de mots (etc.).

Aujourd’hui, la science qui prétend s’appuyer sur les neurosciences en oubliant le psychisme sacrifie la moitié du corps. Son principe est fondé sur la nécessité psychique du sacrifice. Les premiers-nés étaient sacrifiés dans l’antique religion de Baal en Phénicie. Le sacrifice d’Abraham, qui montre bien la relation entre le père et le fils, découle du même principe. Aujourd’hui aussi, les enfants sont sacrifiés devant dieux neuroscientifiques et génétiques qui sont les nouveaux Baals de notre époque.

Ceux qui se réclament des neurosciences tout en les trahissant sont à l’origine d’une nouvelle religion que l’on peut appeler « scientisme ». Dans leur généralité, les religions inversent ce que le désir a d’inacceptable (par exemple le vœu parricide œdipien est inversé en « père éternisé » : il n’est pas enterré sous terre, mais habite dans le bleu du ciel). De même, les croyances en la vertu des neurosciences inversent les données des neurosciences. C’est une forme de scientisme, qui reprend des thèmes religieux. Par exemple, l’idée de « progrès » reprend le thème de l’acheminement vers la « fin des temps » des religions révélées. Par exemple encore, l’angoisse de l’Apocalypse se métamorphose en une Apocalypse climatique qui punira les auteurs du péché originel.

S’il existe une forme de croyance qui mérite d’être appelée « scientisme », elle s’appuie sur la même méthode que les religions qui l’ont précédée, c’est à dire l’inversion des causes et des effets. La religion inverse le désir du père en désir du fils. Le scientisme met l’organique cérébral à la place du désir langagier.

L’inversion est au service de ceux qui sont bien pourvu génétiquement. Ce sont les nouveaux élus de Dieu. Certains « neuroscientifiques » prétendent avoir trouvé les gènes de l’alcoolisme, de la violence sexuelle et… de l’infidélité. Les hommes infidèles ne sont donc pas des coupables et n’auront qu’à prendre des médicaments.

  1. L’inversion du parricide réclame le sacrifice des enfants, comme dans la religion de Baal.
  2. Une apocalypse de la fin des temps est annoncée.
  1. Cette orientation théologico-politique réclame des dépenses très importantes sans grand résultat. Ces sommes sont déjà en elles — mêmes un sacrifice.
  2. Une sorte de guerre de religion est lancée moins contre les croyances anciennes que contre toute tentative de libération comme le marxisme ou l’enseignement de Freud. Ce dernier est particulièrement visé pour son analyse du politique, qui démasque précisément les objectifs du scientisme.
  3. Le terme même de « science » lui ôte l’allure d’une croyance afin d’obtenir une foi dure comme fer dans la vertu des prétendues

Sous le couvert de ce scientisme, les mauvais traitements infligées aux enfants s’accumulent. A coup de tests et d’orientations forcées, on les empêche de vivre leur enfance ou leur adolescence. Des diagnostics inconsistants sont inventés par exemple le TDAH ou les « dys ». De prétendus neuroscientifiques affirment avoir découvert le gène de la dyslexie et de l’agitation chez les enfants : ces derniers sont donc handicapés et la politique gouvernementale s’en sert pour justifier une ségrégation sociale.

La méthode est semblable à celle des croyances religieuses, qui inversent les causes et les effets. Je vais prendre un exemple dans un livre aussi canonique que L’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux : J.-P. Changeux compare la sexualité du grillon à celle de l’être humain. Un grillon chante pour séduire une compagne, et un observateur peut écrire un « graphe » de ses vibrations nerveuses. Elles correspondent aux variations de son appétit sexuel. « Avec le chant du grillon, […] on peut affirmer sans risque de confusion que son comportement est intégralement déterminé par un réseau particulier, un graphe du neurone et par les impulsions qui y circulent ». Le médiateur organique (« le réseau particulier ») est donné comme la cause (un « comportement intégralement […] déterminé ») de l’excitation sexuelle. Tout se passe en circuit interne, comme si la compagne du grillon ne jouait aucun rôle dans les émotions de l’insecte.

Et puis comme il s’agit d’un malheureux grillon, un lecteur malin peut remarquer que « insecte » rime avec « inceste », dont cet animal ne connaît pas l’interdit. Peut-être le trouverait-on dans un coin du cerveau ? Je réponds que oui, chez l’être humain ! La symbolisation de l’inceste correspond à la division du cerveau entre le droit et le gauche. Elle correspond à la métamorphose des sensations en paroles dans l’aire de Broca.

L’observateur impartial remarquera l’inversion de la cause et de l’effet…. Mais c’est exactement la méthode de la religion qui métamorphose l’incroyable du désir incestueux du père terrestre en un amour d’un Dieu, ce père éternisé qui est aux cieux !

Prendre la condition pour la cause correspond au rêve de débarrasser la sexualité du désir. Ce genre d’inversion est celui des religions qui envoient le père aux cieux. Le désir sexuel confronte chacun à l’altérité

: le corps jouit par la médiation d’un autre (réel ou fantasmé) qui est mis à la place de la cause du désir premier et la potentialité orgasmique dépend de cette relation qui est le moment de sortie de la famille. Ce mystère de l’orgasme pourrait-il enfin être dévoilé par les neurosciences ? Il faudrait d’abord trouver des représentations de la famille et du sujet dans le cerveau. La connaissance des rouages du cerveau nous permettra-t-elle d’agir pour obtenir le bonheur de manière solitaire ? Ce serait un bonheur autistique qui ne demanderait rien à personne. L’autiste deviendrait une sorte d’anti-héros de notre société qui atteindrait le bonheur en étant retranché du désir. Ce n’est pas par hasard si les problèmes posés par l’autisme servent à rejeter la psychanalyse. La croyance en un corps — machine serait libérée de ses liens affectifs et de l’amour.

De même, les prétendus neuroscientifiques attribuent aux neurones des capacités qui sont celles du sujet, et ce dernier n’est pas dans le cerveau, mais s’affirme en parlant au résultat de déterminations familiales et culturelles. Il n’est pas étonnant que la nouvelle religion scientiste ne cesse de lancer ses foudres contre la psychanalyse dans les dernières décennies. Car pour la psychanalyse, le sujet n’est pas dans le cerveau, mais dans la parole échangée. Et pourtant avec tous leurs appareillages d’imagerie cérébrale, les prétendues neuroscientifiques n’arrivent même pas à faire un diagnostic. Il n’y a pas d’autre conscience que celle du sujet grammatical qui initie la pensée, puis les phrases. Le « je » est le mot le plus fréquent en français parlé. Le « tu » est en sixième position, et le « il » arrive en dixième position. Ce « je » est la signature de la conscience. Le circuit part de l’image visuelle décalqué vers l’image sonore avant de s’organiser en une chaîne de mots, immédiatement structurée en phrase (signifiant sonore sur signifié visuel). Le sujet de cette phrase est celui de la conscience, il s’exprime en dehors du cerveau. Le « je » n’est conscient d’une chose que lorsqu’il parle à quelqu’un d’autre. Ce moment subjectif est l’éclair qui déclenche les décharges neuronales. Le cerveau est en fonction à chaque instant sans jamais être conscient. La conscience ne se déclenche que lorsque le sujet s’adresse à quelqu’un, en pensée ou en parole, ne serait-ce qu’à elle-même[4]. Les mots mis en phrases sont l’instrument de la conscience. Nous n’inventons pas ces mots : ce sont des « noms communs » dont le vocabulaire nous vient du dehors. Lorsqu’ils se verbalisent, ils arrivent à la conscience lorsqu’ils sont précédés du pronom « je » pronominal qui n’est nulle part dans le cerveau : il est tributaire de la parole adressée à un prochain, en sa présence ou en son absence. Le cerveau ne pense pas tout seul, sinon dans les suites de la fixation des traumatismes subis par un sujet (pas les neurones). L’imagerie cérébrale ne fait que montrer des corrélations, et non la causalité.

Le sujet de la conscience est celui de l’échange de mots. Quand une mère commence à parler à son nouveau-né, elle lui parle dans son babil, dans son jargon, fait d’oppositions tonales. Elle lui parle comme s’il était un sujet, et du coup il l’est. C’est la véritable naissance du sujet de la conscience qui, en signe de reconnaissance de cet avènement, change son babil musical pour les noms communs de sa mère. Il n’apprend pas la langue maternelle comme un perroquet : c’est un don et un contre- don qui fait passer le babil sous la barre des noms communs, hors du cerveau.

Le politicien qui tient les cordons de la bourse préfère faire croire que son sort est inscrit à l’avance dans son cerveau, ou plutôt dans ses gènes. Il aimerait que l’inconscient disparaisse. Le carburant destiné à faire partir l’inconscient en fumée est cher, mais son rendement politique est élevé, il réduit les damnés de la terre à des handicapés génétiquement programmés. Adieu, précieuse liberté, et avec toi égalité et fraternité ! Les pseudo-neurosciences affirment que chacun est prédestiné par son cortex, reprenant la parabole du bon semeur des Evangiles : Dieu sème ses graines, et seules certaines tombent dans le bon sillon (cortical).

[1] Cette démonstration a été faite par les grammairiens de Port Royal, compagnons de Descartes, qui écrivit « Je pense donc je suis ». C’est la seule localisation du « sujet » expérimentable.

[2] Cf. l’article de Sabina Spielrein « Pourquoi papa et maman ».

[3] C’est le sens même du symbole grec (συμβολε), ce morceau de poterie cassé en deux qui permettait d’identifier un messager à son retour.

[4] C’est la vox cordis : la voix du cœur de Saint Augustin.