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Daniel Sibony / Réponse à une analyste woke

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Ce textequi est un extrait du prochain livre de Daniel Sibony : L’entre-deux sexuel est paru dans la Newsletter de la FEP d’Octobre 2022. L’ouvrage de Laurie Laufer auquel fait référence ce texte « Vers une psychanalyse émancipée Renouer avec la subversion » est publié aux Éditions La Découverte

Réponse à une analyste woke[1]

Elle se met dans la mouvance qui enferme la psychanalyse dans cette phrase de Freud : « l’anatomie c’est le destin », qui dit seulement qu’on n’a pas choisi son corps et que la manière dont il est fait agit dans notre histoire. Est-ce que la chirurgie et les hormones bouleversent cette donne vieille comme le monde ? Elles y mettent quelques retouches et cela aide les personnes rarissimes qui en ont besoin ; retouches qui ne sont pas massivement réclamées, pas même par les nouveaux trans.

Cette même mouvance accuse les couples hétéros de se prétendre normaux ; aucun couple n’est normal ; reste que le nombre de couples hétérosexuels, incluant les transsexuels qui ont fait leur transition, est tel que les autres couples sont une petite minorité qui, à ce titre, obtient à peu près tout ce qu’elle demande ; et risque de s’accrocher à des demandes absurdes pour continuer à jouir du statut de victime, statut qu’ont perdu, en principe, les couples homosexuels. De sorte que dans LGBTQ+ que brandit cette professeure, il ne reste que le « plus » car tous les autres sous-groupes sont reconnus et intégrés ; même les couples à un seul élément : les femmes seules ont le droit de se faire inséminer et le font savoir assez fort dans les services hospitaliers qui les accueillent pour excéder des soignants. Le « plus » est indéfini, mais il reste le « Q » qui l’est aussi, et signifie conduite étrange ou tordue. C’est un symptôme intéressant que l’étrange revendique d’être reconnu comme tel ; pourquoi pas, si ce n’est qu’avoir des experts en étrangeté pourrait spolier les autres de leur propre étrangeté. De fait, l’étrangeté « queer » signifie surtout : le pouvoir de décider de son identité sexuelle ; c’est en effet étrange car d’ordinaire, cette décision n’appartient pas au sujet, et voilà qu’un groupe de sujets la revendique. On connaît la suite dans ces cas : si le groupe est assez « communiquant » pour devenir groupe de pression, il fera céder les pouvoirs publics qui forceront les autres à rectifier leur langage, à s’aligner sur la nouvelle norme ; cela changera peu de choses hormis l’énorme agacement, mais les problèmes seront transférés aux enfants : ce sont eux dont on posera qu’il est urgent de changer l’identité sexuelle s’ils manifestent la moindre gêne.

Lorsque règne une différence frontale, comme riche et pauvre, démuni et nanti, homme et femme, il s’ensuit normalement que le plus fort gagne ; mais le rapport homme-femme n’est pas une différence, c’est un entre-deux, et le jeu y est complexe, les valeurs de jeu ou de vérité y sont nombreuses, ce sont elles qui présentifient le tiers, même si on est en apparence dans la logique du tiers exclu. Quand il est vraiment exclu, et c’est cela qu’on appelle binaire, alors il y a des oppressions inéluctables, et ces cas-limites existent, mais en principe, l’entre-deux homme-femme est assez riche et foisonnant de liens contradictoires.

Tous les clichés sont à reprendre du point de vue de l’entre- deux. La prétendue passivité de la femme se retourne quand la femme joue mieux du manque pour dominer le partenaire, du fond même de leur apparente passivité. De même l’expression « femme phallique » est pleine de confusion, elle signifie en fait que la femme en question cherche avant tout le pouvoir comme s’il exprimait l’essence du phallus devenu sceptre, bâton de commandeur, ou bâton du berger face au troupeau. Alors que phallique, en principe, désigne la jouissance liée à l’érection, et la femme tout comme l’homme a une jouissance érectile.

En tant qu’analyste, je  n’ai  jamais  eu  d’homosexuels  à « guérir » mais à aider, comme les autres, pour qu’ils puissent vivre, aimer et travailler. L’homosexualité comme maladie est déjà un très vieux cliché. Des hétéros au pouvoir, affolés par leurs tendances homos, les ont fait payer aux homos, c’est un fait historique sur lequel empiète le fait symétrique : dans certains services de l’État, être homo facilite l’embauche[2]. Ce fait historique pourrait s’épuiser sous nos climats, n’était la tendance de ceux dont les semblables ont souffert autrefois, à vouloir toucher le prix de cette souffrance, et le monnayer en privilèges, notamment celui d’imposer leur norme, tout en gardant le statut de victime, devenu source de profit.

Dans la pratique de la cure, on cherche plutôt à comprendre dans quels entre-deux le patient évolue, quel jeu il y mène et ce qui l’empêche d’y mieux jouer. Prétendre que les analystes normalisent les patients et qu’il leur faut le point de vue queer pour redresser leur pratique est aussi faux que d’accuser d’homophobie les couples hétérosexuels. Mais c’est ainsi, il est normal qu’en cette affaire les amalgames et calomnies battent leur plein ; des affects violents sont en jeu, des gens se mettent en posture de guide mais n’ont rien à dire pour guider, et ils retournent leur impuissance contre ce qui est, qui est toujours critiquable. C’est d’autant plus violent que l’arme de lutte majeur, le discours de Judith Butler et de sa suite est auto-référé et performatif alors même qu’il dénonce le performatif social comme responsable du mal, de l’assignation sexuelle.

L’identité sexuelle performée par le social est une fibration possible du corps, ancrée dans le corps réel sans lequel elle n’est rien. Elle est un faisceau de fibres à travers lesquelles le sujet joue et se déplace tout comme il joue et se déplace à travers d’autres fibrations symboliques et d’autres fibrations du corps que constitue le corps de ses partenaires. Ce n’est pas le corps qui va nous libérer, c’est l’entre-deux qu’il institut avec d’autres corps et avec d’autres fibrations. Si un corps peut tant de choses c’est qu’il est de tous les entre-deux, de toutes les fibrations, à commencer par celles de sa physiologie, de sa neurologie et de ses autres fibrations symboliques de densités variables. L’entre- deux ou le topos le plus complexe étant celui du corps et de l’âme, de la chair et de l’esprit, entre-deux où le sexuel et sa jouissance peuvent se relier, via l’idée de commencement, à la création, même réduite à la procréation.

L’idée que les malheurs du monde et de chacun tiennent au fait qu’on ne peut pas décider soi-même de son identité sexuelle, que celle-ci comporte une part qui nous échappe, cette idée peut-elle rassembler toutes les victimes d’oppressions diverses, tout ceux qui souffrent d’être privés du libre accès à leurs possibles ? La question concerne la psychologie des masses[3] ; et il faudrait pour les unir sous cet emblème une telle quantité de propagande que je n’y crois pas, sans pouvoir me prononcer résolument car un certain goût de l’absurde peut mobiliser bien des foules.

Il n’y a pas de souffrance suprême qui prendrait sous son aile toutes les souffrances pour les représenter ou pour les symboliser. Le christianisme a pris le supplice de Jésus pour être cette souffrance-là, plus grande que toute autre. J’ai douté pour ma part qu’elle fût plus grande que celle des quatre cent mille juifs parqués dans le ghetto de Varsovie, attendant dans la chaleur, la faim et la maladie d’aller enfin aux chambres à gaz. La souffrance d’un trans qui n’a pas eu ses hormones ou d’un drogué en manque méritent du soin, de l’attention. C’est une variante de la souffrance due au manque de l’objet-qui-rend- heureux ; comme la souffrance de l’amant rejeté qui ne voit plus aucune issue. Elle en est une variante mais pourquoi serait-elle son représentant ?

Ce qui peut agacer chez cette mouvance sympathique, c’est cette manière de faire main basse sur des valeurs comme l’ouverture d’esprit, la réflexivité, l’esprit critique, le désir de liberté, la colère contre l’oppression ; main basse ou prise en charge, avec promesse de nous obtenir tout ça par un combat  plus radical pour la liberté de genre, celle de définir soi-même son identité sexuelle. Comme si le manque de cette liberté symbolisait tout ce qui ne va pas, ainsi que nos pires aliénations. Encore une fois, le charme de l’absurde déguisé en évidence n’est pas à négliger. L’idée de Marx était bien du même ordre : toutes nos aliénations seraient effacées si les travailleurs disposaient des richesses qu’ils produisent et chassaient les profiteurs. C’était si simple, et toute l’intelligence de Marx, parfois comparable à celle de Judith Butler, était de montrer la simplicité de la chose et de l’enrober du désir increvable de faire mouvement, d’être ensemble, de foncer vers le même but. En fait, rien n’était plus absurde et pourtant ça a servi de portemanteau pour accrocher tous les malheurs ; avec les résultats qu’on sait.

S’y ajoute aujourd’hui l’usage intensif d’Internet et des réseaux sociaux qui a permis de conforter, et heureusement, ceux qui dans la solitude ruminaient leur souffrance, mais aussi de grossir le rang de tout ceux qui sont intrigués ou séduits à l’idée de troubler la référence sexuelle, et d’y verser le trouble qu’ils y ont par ailleurs.

Or il y a dans l’entre-deux sexuel place pour tous les troubles, toutes les formes identitaires, satisfaites ou mécontentes, pour tous les projets de combat : ce ne sont que des valeurs de jeu dans un espace qui en accueille bien davantage. Il accueille aussi les symptômes qui sont des positions de jeu déjà fixées, où le sujet ne veut plus jouer plus avant, où il s’est mis hors- jeu pour se maintenir à l’identique. Cela aussi est recevable dans la dynamique d’entre-deux si l’on suppose que le sujet peut se laisser entamer par le jeu. Même la position où la femme est belle de jour et la nuit devient mâle y est recevable en principe. Car nous avons maintenant beaucoup de changements d’identité : par la chirurgie, par les hormones, par la déclaration verbale (vous me voyez femme mais je suis un homme), une posture qui file vers le « rien » ineffable : comme pour l’homme qui, de temps à autre, met des vêtements de femme pour pouvoir répondre : mais pas du tout, je ne me sens pas féminin, je suis un homme ! Manière charmante de rappeler qu’on ne peut pas être un homme sans avouer une part de féminité ; mais ceux-là veulent à la fois l’afficher et l’avouer malgré eux.

Et puisque les questions de genre sont allées jusqu’à des formes extrêmes comme le mouvement woke qui draine bien des questions identitaires, allons-y de quelques remarques à son sujet car, en un sens, la démarche woke est l’exact opposé de la pensée de l’entre-deux.

[1] 1 Voir Laurie Laufer, article dans le Monde août 2022

[2] Je n’ai jamais poussé un patient homo ou transsexuel à cesser d’être ce qu’il était mais à mieux vivre ce qu’il était notamment à surmonter ses phobies. C’est d’ailleurs dans ce sens que je préfère envoyer un patient à un analyste hétéro qu’à un analyste homo car celui-ci, qu’on le veuille ou non, est marqué par une phobie de l’autre sexe, une phobie qu’en principe l’hétéro n’a pas (il en a d’autres, tout comme l’analyste homo)..

[3] Que j’ai tenté de renouveler dans Le groupe inconscient (1980) ; voir aussi L’expiation dans la pandémie (2021)