Leticia Gambina / Pourquoi signaler ?
Photographie de Francesca Woodman
Texte traduit de l’espagnol. Publié sur le site EN EL MARGEN
Si nous fermons les yeux et écoutons, nous restons dans sa sphère.
Par conséquent, prononcer quelque chose est magique.
Ursule K. Le Guin[1]
Pourquoi signaler ?
J’écoute depuis longtemps cette question, répétée dans différentes bouches et dans différents corps. Question qui va de pair avec l’angoisse et l’impuissance générées par le fait que l’État, à travers ses institutions, ne répond pas comme il le devrait ou comme prévu. J’entends cette question aussi bien chez les femmes victimes de violence que chez les professionnels qui se consacrent à ce problème.
C’est une question qui circule même parmi les gens ordinaires, ou plutôt elle est devenue de bon sens, avec le risque et le danger que cela comporte. Le sens commun est ce qui se donne comme une évidence, qui ne se questionne pas, qui perd son historicité et circule naturellement comme s’il n’avait pas eu un moment de construction, il est simplement là, il s’installe, comme s’il avait toujours été et est répété automatiquement, prenant les événements pour acquis ou naturels, enlevant leur histoire aux événements, comme s’il n’y avait rien à faire.
En ce sens, il semble que la question, qui est le titre du texte, nous parvienne ou circule en quelque sorte avec la réponse incluse, imprégnée d’apathie et d’impuissance. Traînant également un certain scepticisme. Elle perd le pouvoir qu’a toute question en tant que telle, elle perd son efficacité pour chercher des réponses et aussi pour ouvrir de nouvelles questions. Nous courons le risque qu’en tant que tel ce ne soit pas une question, mais bien au contraire un piège qui nous laisse dans la souffrance elle-même.
Quand j’ai commencé à écrire ces lignes, « Ursula » n’avait pas encore été tuée, la jeune fille de 18 ans qui a dénoncé 18 fois son ancien compagnon, membre de la police de Buenos Aires. Toutes les plaintes qui sont tombées dans l’oreille d’un sourd ou, plutôt, n’ont pas servi à maintenir Úrsula en vie. Ici la question, pourquoi déposer une plainte ? Pour rien ou pour finir par te tuer. Cette question/réponse, ce couple, ainsi structuré, peut conduire à nouveau au silence, à l’inaction, à la résignation, à la souffrance.
La mort d’Úrsula n’est pas encore survenue, mais de nombreuses autres femmes ont déjà été assassinées à la suite de violences sexistes.
Sayak Valencia dira que l’histoire contemporaine ne s’écrit plus à partir des survivants, mais à partir du nombre de morts[2]. Elsa Dorlin, dans son livre Defending Yourself[3], rappelle que le pouvoir des minorités n’est jamais pris en compte justement parce qu’il ne compte pas.
Nous ne voulons pas compter les morts. Nous ne voulons pas de chiffres, ni qu’on nous dise combien de morts nous allons subir. Tous ces chiffres dévastent les conditions de possibilité du sujet.
Il s’agit de compter, oui, mais pas de compter des nombres, mais du sujet de compter, d’être un parmi d’autres[4]. Il s’agit d’être quelqu’un, pour l’un et pour l’autre.
Actuellement en Argentine il y a un féminicide toutes les 23 heures[5]. Cela ne s’est-il pas produit auparavant ou n’en étions-nous pas conscients ? Question qui apparaît généralement en entendant ces chiffres. On pourrait convenir que c’est un peu des deux. L’accès aux réseaux et aux différents canaux d’information a rendu plus facile qu’auparavant de s’informer ou d’être au courant. Mais aussi la perte de pouvoir par le système patriarcal intensifie sa défense, on s’attend à ce que celui qui a toujours détenu le pouvoir attaque avec plus de force lorsqu’il sent que son pouvoir est en danger.
Elsa Dorlin rappelle que pour certains corps se défendre équivaut à mourir. Lorsque ces corps se défendent, ils s’exposent au risque de mort, perpétuant ainsi leur incapacité à se défendre.
Combien de femmes ont été assassinées, ou combien sont qualifiées de « folles », « hystériques », « exagérées » et avec bien d’autres connotations péjoratives, face à la tentative de se défendre ?
La mort d’Úrsula fait partie de la violence légitimée de l’État. L’auteur rappelle qu’il y a des membres de la société qui sont privés du droit à la défense garanti par l’État, qui ne protège qu’une minorité de citoyens (généralement des hommes, blancs, issus d’une classe sociale élevée). En dehors de la protection étatique, de cette « violence légitime » exercée par le pouvoir politique, judiciaire et policier, subsistent de nombreuses autres minorités, dont les homosexuels, les transsexuels et les femmes.
Le reportage consiste à prendre la parole. Que chacun puisse s’en servir et qu’on ne le lui enlève pas. Que chacun parle à sa manière, avec ce qu’il a, avec ce qu’il peut, pour que dans cette façon de dire, une autre vérité se construise. Quelque chose existe tant qu’il y a un être parlant qui le dit, si ça ne se dit pas, comme ça peut, il n’y a pas de place pour que quelque chose change. Une plainte peut avoir ce statut, donner lieu à une vérité, mais ce n’est pas le seul moyen possible. Il y a plusieurs façons de dire. Le matériau avec lequel quelque chose est dit n’est pas si important, mais plutôt que quelque chose est dit et que quelque chose trouve un endroit où il peut être logé.
Les plaintes sont promues, sur la base du droit que chaque femme a de vivre sans violence et sans le crime que cette violence signifie. Mais il faut prendre en compte que la force d’une plainte réside à la fois dans un acte singulier, de chacun. Pour qu’elle soit soutenue et ait valeur de plainte, il faut un sujet qui puisse rendre compte de cet acte. Acte qui implique un avant et un après.
Il est vrai aussi qu’une femme dénonce pour elle-même et aussi pour toutes les femmes. Autrement dit, le collectif et le singulier se croisent. Les deux dimensions sont nécessaires, l’important c’est l’entre[6], c’est-à-dire cette frontière qui se crée entre le collectif et le singulier, non comme une ligne de partage, de séparation, mais comme la construction d’un lieu, d’un indéfini espace qui peut être habité de différentes manières.
Natalia Ortiz Maldonado[7] rappelle que le collectif est quelque chose à construire, cela implique un travail, il ne s’agit pas de réunions automatisées, ni de quelque chose de spontané, cela ne va pas de pair avec un laisser-aller. Il parle de la fragilité du collectif. Ce n’est pas toujours, ni tout le temps. C’est parfois. Vous avez besoin de certaines conditions pour votre urgence. Cela ne se produit pas réellement. Le collectif, à son tour, rend possible un espace du dire, mais il dira que dire n’est pas parler, c’est babiller. Comparer le dicton à un bourgeon, c’est pourquoi la fragilité est aussi dans ce qui ressort du collectif.
À partir de là je comprends le collectif plus du côté du geste. De ces gestes qui accueillent, où l’autre est pris en compte. Ne devenez pas aveugle, sur pilote automatique. Sinon, pour pouvoir s’arrêter et prendre son temps. Que cela nous touche et touche les autres. Affecter et être affecté. Qu’un cri ou un simple bonjour peut devenir un appel pour quelqu’un.
Le discours dominant a produit des effets sur le corps et la parole des femmes. L’infériorité sociale des femmes est renforcée et compliquée par le fait que les femmes n’ont accès au langage qu’à travers des systèmes de représentation « masculins » qui les privent de leur relation à elles-mêmes et aux autres femmes[8]. (Elsa Dorlin.2009. p. 16)
La psychanalyse, dès ses origines, nous a enseigné la parole et ses vicissitudes, en proposant et en soutenant la parole du patient comme seul médium, suscitant ainsi l’avènement du sujet. Mais la psychanalyse n’est pas une technique ni une méthode, elle ne consiste pas à appliquer des règles. Ce n’est ni une pédagogie ni une didactique. Cela n’a rien à voir avec le fait de convaincre ou de mettre quelqu’un sur la bonne voie. Ce n’est pas de l’endoctrinement, ce n’est pas de la domination, cela n’implique pas non plus d’adaptation. Il ne s’agit pas d’enseigner, d’éduquer ou de discipliner.
Pourquoi signaler ? Que dire à cette question ? L’un, en tant qu’analyste, n’est pas là pour répondre, encore moins pour répondre aux carences et aux injustices de l’État, mais pour susciter cette question et pour que le sujet puisse chercher les réponses. Il n’est pas facile de maintenir ce silence. Mais il ne s’agit pas de convaincre qui que ce soit. Mais à canaliser. Transformer cette question en une autre, ou d’autres, pour que ce qui a été dit n’y reste pas, stagnant, mais s’ouvre sur un dire, qui permet un changement de position subjective, pour que l’être parlant puisse compter sur d’autres manières d’être dans le monde et ainsi pouvoir construire plus de lieux habitables.
Je ne connais pas les effets d’un dicton, tout comme nous ne connaissons pas les effets d’une intervention. Vous ne pouvez pas calculer, ni connaître le résultat à l’avance, ni savoir ce qui est réalisé avec ce dicton. Peu importe ce qu’il permet, et entre autres, il permet la rencontre avec les autres, ne pas être seul. Car la violence, comme le coronavirus, ne sort pas seule.
Précisément parce que personne ne peut le faire seul, aujourd’hui j’écris. Peut-être trouverai-je à un autre moment des mots plus justes, plus justes, d’autres manières de dire, plus cohérentes, plus belles, mais ce sont les mots que j’ai trouvés aujourd’hui [9]et avec lesquels j’ai pu construire cette écriture, et qui me servent aussi à traiter l’impossible de la tâche, comme Freud le disait déjà en énonçant les trois métiers impossibles (éduquer, gouverner et psychanalyser). Des mots, tous, qui me servent à souffler, souffler et retourner à la place, que parfois et parfois je choisis d’occuper. Générer cette distance nécessaire pour soutenir le rôle d’analyste, ce qui permet le lieu d’écoute et donc la possibilité d’un dire. Car nous ne sommes pas neutres, encore moins face à la mort. Mais l’abstinence reste la voie possible d’une analyse. Et la voie possible pour l’émergence du sujet.
[1] Le Guin, Úrsula K. Raconter c’est écouter. Madrid. Cercle de craie, 2010. Page 146.
[2] Valence, Sayak. Capitalisme sanglant. Espagne. Éditorial Mélusine, 2010. Page 20.
[3] Dorlin, Elsa. Repousser. Vers une philosophie de la violence. Buenos Aires. Hekht, 2018.
[4] Que le sujet compte au sens de l’identification au sujet, suivant la notion élaborée par Lacan. Cela m’a aidé d’y réfléchir au chapitre 9 : compter jusqu’à un, du livre « Pour une psychanalyse profane » de Helga Fernández.
[5] Données obtenues de l’Observatoire des Féminicides en Argentine « Adriana Marisel Zambrano ».
[6] L’idée ou le concept d’« entre » est extrait de l’article « François Tosquelles, penser depuis la frontière » écrit par le Grupo Esquizo Barcelona. Fiche contact. Du mauvais temps et des abris. Cordoue. Ciel inversé, 2019.
[7] Ortiz Maldonado, Natalia. À la louange du babillage et de la réparation ou dans lequel on peut le dire. Fiche contact. Du mauvais temps et des abris. Cordoue. Ciel inversé, 2019.
[8] Dorlin, Elsa. Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe. Buenos Aires. Nouvelles éditions Vision, 2009.
[9] Bien que je garde à l’esprit le langage inclusif, je reconnais qu’il n’apparaît pas dans l’écriture. C’est peut-être une résistance ou qu’il faut du temps, pour que ce ne soit pas de l’automatisme ou de l’obéissance, pour que je puisse m’en servir, me l’approprier, le construire à ma manière. Je cite ici Natalia Ortiz Maldonado : « Il ne s’agit pas d’insérer ou d’enlever une lettre, mais de détruire la structure même de la langue pour continuer à la parler, afin qu’elle soit supportable de parler » (p. 56).
Leticia Gambina. Psychanalyste. En 2004, elle a obtenu un diplôme en psychologie de l’UBA. De 2005 à 2009, Elle a complété la résidence en santé mentale à l’hôpital général de Agudos Dr T. Álvarez. Elle travaille actuellement comme analyste dans son cabinet privé et fait partie d’un programme sur la violence familiale et sexuelle au sein du ministère de la Justice et des Droits de l’homme depuis 2009. Elle participe à des groupes de travail à l’École freudienne d’Argentine depuis 2015.