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Agnès Giard / Porno et PMA, le syndrome de la Vierge-Marie

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« La Pieta » Sculpture en marbre de Michelangelo Buonarroti dit Michel-Ange, entre 1498 et 1500 – Basilique Saint Pierre (San Pietro) de Rome 

Texte paru sur le Blog de Libération  « Les 400 culs »

Grâce à la pilule, il est possible de jouir sans tomber enceinte. Grâce à la PMA, il est possible d’engendrer sans avoir de relation sexuelle. Ces deux réalités procèdent-elles d’une logique chrétienne?

La Vierge-Marie serait-elle la sainte patronne des bébés-éprouvette ? Dans un ouvrage intitulé Sexualité, sociétés, nativités [1] (tout juste publié aux éditions Champ Vallon) le chercheur Emmanuel Désveaux[2] soutient la thèse suivante : la procréation médicalement assistée (PMA) s’inscrit dans une logique de dissociation entre plaisir et procréation. Poussant plus loin le raisonnement, Emmanuel Désveaux affirme que la pornographie est le pendant de la PMA. «Tel le couple prostitution-mariage, pornographie et PMA s’avèrent profondément solidaires», explique-t-il, en rappelant que les deux figures de la maman et la putain se répondent en miroir. Aux deux extrémités du spectre, la femme qui engendre sans coït et celle qui coïte sans engendrer «bornent une condition plus écartelée que jamais, entre maternité et hédonisme». Pour le chercheur – ancien directeur scientifique du musée du Quai Branly et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) – cette logique de dissociation date des débuts de l’ère chrétienne.

La concupiscence diabolisée

L’invention du christianisme s’accompagne en effet d’une forme de schizophrénie sexuelle : comment procréer sans désir ? Tel est le dilemme auquel se confrontent les pères de l’Eglise, qui incitent les croyants, d’une part, à «multiplier les enfants de Dieu» et, d’autre part, à «s’abstenir du sexe». Jetant l’anathème sur l’acte de chair qu’ils baptisent «stupre» ou «fornication», les premiers penseurs chrétiens font de la continence «le signe d’un amour de Dieu» qui rend tout plaisir coupable. «La virginité, surtout masculine, triomphe comme idéal», selon Désveaux. Mais – puisqu’il faut malgré tout procréer – les hommes n’ayant pas les moyens de rester chastes sont invités à féconder leur épouse au cours d’une étreinte accomplie comme un devoir conjugal. Dans ce système qui distingue la fonction reproductive du potentiel érotique des unions, il revient à la Vierge de donner l’exemple : «En concevant sans homme un fils», elle devient symboliquement la pionnière de la gestation pour autrui.

L’idée n’est pas nouvelle bien sûr. L’originalité d’Emmanuel Désveaux est qu’il appuie sa démonstration sur l’analyse d’œuvres d’art singulières : les Pietà (vierges de pitié, mères de douleur) qui tiennent le corps du Christ mort sur leurs genoux. Pour des raisons pratiques, elles ouvrent largement les cuisses afin que le cadavre repose en équilibre. Leur posture évoque à la fois l’image d’une parturiente qui accouche dans la douleur et celle d’une femme qui s’offre, abandonnant toute pudeur. Détail curieux : cette disposition ambiguë s’accompagne parfois d’une métaphore sexuelle cachée dans le voile qui couvre la tête de la Vierge. «Un étrange pli du tissu, à l’enroulement prononcé au niveau du milieu du front […] défie les règles du drapé. S’il ne correspond à aucune exigence réaliste, il suggère en revanche de façon très nette l’image d’un clitoris transformant le visage voilé en vulve.» S’il faut en croire le chercheur, cette allusion à «l’organe féminin de la génération», associée au fait que la Vierge ait les jambes écartées, renforce l’image d’une femme transformée en vulve.

La «figure paradoxale» de Marie

«La célèbre statue de la Pietà, due aux ciseaux de Michel-Ange, installée au cœur de la basilique Saint-Pierre de Rome et qui date des années 1498-1499» serait une des Pietà parmi les plus explicites du genre, explique Emmanuel Désveaux, qui voit dans ces mises en scène la traduction concrète d’un déchirement entre des aspirations contraires. Quelle que soit la façon dont on regarde cette vierge en deuil, elle reste une martyre, car coupée d’une part vive de son être. Elle est la femme qui enfante au mépris du plaisir (elle n’en donne, ni n’en reçoit). Le cadavre qu’elle tient sur ses genoux symbolise la mort du désir sexuel et de l’existence charnelle. En négatif, elle renvoie à cette autre femme qui constitue son exact envers : l’actrice de X, incarnation d’une sexualité totalement affranchie de la procréation qui, elle aussi, est une martyre puisqu’elle se condamne à la mort sociale en faisant ce métier. Notre société sanctionne toujours, de façon brutale, celles qui usent publiquement de leurs organes génitaux.

Il y a encore cent ans, «la prostitution offrait au mariage bourgeois son miroir grimaçant». L’homme de bien prenait du plaisir avec une femme déchue et faisait des enfants à sa digne épouse. Maintenant, le mariage ne veut plus rien dire, mais le système d’opposition reste opératif qui fait de la pornstar le double antithétique de la femme inséminée artificiellement. La première n’est pas censée concevoir un enfant pendant un tournage. La seconde n’est pas censée jouir lorsque le médecin lui introduit une canule contenant des spermatozoïdes. Non sans malice, Emmanuel Désveaux souligne d’ailleurs ce fait que lorsqu’un homme doit donner son sperme en laboratoire on lui fournit à discrétion des images d’actes sexuels censées le stimuler. «Le détail n’est pas anecdotique puisque, dès lors, la pornographie coproduit l’engendrement de l’enfant destiné à naître par PMA, tandis que celle-ci permet la multiplication à l’infini des Vierge-Marie.»

[1] Sexualité, sociétés, nativités. Une enquête anthropologiqued’Emmanuel Désveaux, éditions Champ Vallon, août 2022, 28 €.

[2] Emmanuel Désveaux, né en 1956, est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) depuis 2003. Il a été le directeur scientifique du Musée du quai Branly durant sa phase de construction (2001-2006)