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ROLAND GORI /  LES PSYCHOLOGUES DANS LA TOILE D’ARAIGNÉE DES NUDGES DU GOUVERNEMENT

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Texte publié sur le blog d’Olivier Douville

Vous connaissez les nudges ? Non ? Il vaudrait mieux pourtant, car c’est ce qui est en train de vous arriver et qui conduit à la casse de votre métier de psychologue et prochainement à implorer les autorités de vous faire entrer dans le Code de la Santé. Vous ne me croyez pas ? On parie ? Reprenons.

Les nudges ce sont ces « coups de coude », ces « coups de pouce », cette technique de manipulation sociale inspirée de l’économie comportementale. Pour parvenir à ses fins, le pouvoir modifie l’« architecture des choix » en mettant en place des nudges, des « coups de pouce », comparables aux « coups de trompe » que la maman éléphant prodigue à l’éléphanteau pour le remettre sur le bon chemin ! L’exemple parfait de « nudge » c’est la grosse mouche noire dessinée près du siphon dans les urinoirs qui réduit de près de 80 % les éclaboussures. On ne va pas essayer de convaincre les messieurs de la nécessité́ de respecter les lieux sanitaires et le personnel qui les nettoie, de l’importance d’un acte autant citoyen qu’hygiénique en essayant de modifier leurs représentations et en les forçant à adhérer à de nouvelles normes. Non, on va les piéger dans un dispositif de gouvernementalité des conduites qui détermine librement leurs comportements en choisissant d’agir comme on l’a décidé pour eux. À la manière des architectes chargés du merchandising des supermarchés qui tentent d’influencer les consommateurs en les accompagnant par des stratégies d’ « ambiance » et autres aménagements de produits et de couleurs, comme celui qui consiste à placer les sucreries à hauteur d’enfant à la sortie des caisses. Les programmes de nudge sont infinis, depuis les programmes de lutte contre l’obésité jusqu’à celui de prévention des grossesses chez les adolescentes, en passant par les « vérificateurs de courtoisie ». Les évaluations des hôtels, restaurants, séjours touristiques, livres et produits, participent encore de cet esprit nudge qui renoue avec les formes de « manipulation sociale librement consentie » et les stratégies de conditionnement des conduites bien connues des psychologues[1]. C’est cette civilisation du nudge, par exemple, qui a été retenue par le gouvernement français dans sa gestion de l’épidémie de Covid-19 en créant un pass-sanitaire plutôt qu’en rendant obligatoire la vaccination. C’est la politique préférée du pouvoir macronien, la conduite des conduites d’un gouvernement « libéral autoritaire » qui vous manipule, vous conduit non seulement à accepter une soumission sociale librement consentie, mais à la désirer, à la demander, à l’implorer[2]. La pratique des « nudges » consiste moins à en appeler à la raison critique des gens en débattant de façon argumentée leurs représentations, leurs croyances que d’agir insidieusement et discrètement sur les comportements en conduisant leurs choix par un conditionnement opérant qui les amènent à désirer ce qui a été décidé pour eux. Comme l’écrivent deux des « gourous » des « nudges » : ces « “coups de coude” sont largement pratiqués pour aider les “citoyens” à s’en sortir dans un monde complexe où “ils n’ont pas le temps de réfléchir profondément chaque fois qu’ils doivent prendre une décision. […] Comme ils sont débordés et que leur attention est limitée, ils prennent les questions telles qu’on leur pose, sans se demander s’ils répondraient autrement si elles étaient formulées différemment.[3]” bref, comme l’écrivait Albert Camus : “quand on n’a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode.[4]

Alors les psychologues dans cette histoire ? Eh bien, tout y est. Non seulement cette passion des nudges du pouvoir libéral autoritaire macronien conduira les décideurs à financer et à soutenir institutionnellement tous les savoirs compatibles avec la vision anthropologique qu’ils ont de cette pratique[5], mais encore cette pratique elle-même sera mise en acte pour contraindre les psychologues à choisir librement les manières de pratiquer que des technocrates ignorants du métier auront décidées pour eux.

Au moment de l’amendement Accoyer qui conditionnait l’accès au titre de psychothérapeute, faute de pouvoir établir un statut de la psychothérapie, les débats furent rudes. En quoi une formation universitaire garantit-elle la compétence du praticien ? En quoi la formation médicale préserve-t-elle des abus et escroqueries ? Faut-il conditionner l’accès à la psychothérapie à une prescription médicale ? La psychanalyse est-elle une psychothérapie ? Bref, nous avons passé́ beaucoup de temps, et mon ami et collègue Alain Abelhauser s’en souvient, à échanger et à débattre avec des responsables politiques qui furent pour la plupart attentifs à nos arguments. Et même si l’écriture de la loi porte la trace de ces contradictions et de ces conflits, elle demeure sous influence démocratique : on parle et on s’écoute. Je le dis d’autant plus sincèrement que le Dr Accoyer, le Pr Mattéi, Mr Xavier Bertrand ne sont pas du même côté de l’échiquier politique que moi : ils se conduisirent en démocrates soucieux de trouver par le dialogue et la parole une solution politique à une question éthique et déontologique.

Aujourd’hui, le pouvoir “libéral autoritaire[6]” a le “cœur sur les manches”, il ne croit plus au dialogue démocratique et à la vertu thérapeutique de la parole. Il a dégradé la fonction du langage jusqu’à en faire un instrument de propagande et de complicité. Il est devenu lucide en remplaçant “le dialogue par le communiqué[7]”. Il manque des postes de psychologues dans les institutions au point de créer d’abominables listes d’attente incompatibles avec les urgences de la clinique ? On crée un dispositif Monpsy qui fait semblant de prendre en charge la souffrance psychique et la détresse sociale de tous les Français par un double système d’allégement des “flux[8]” : externalisation de la prise en charge et mise en place du système de “tourniquet”. Les psychologues ne se précipitent pas à entrer dans ce système qui les dépossède de leurs responsabilités et prolétarisent leurs métiers ? L’INSEE vient à la rescousse pour inscrire les “bons” (et soumis) psychologues dans la rubrique des thérapeutes et les méchants (et insoumis) dans celle des “services à la personne”, avec de gigantesques conséquences sociales et fiscales. Les Universités tardent à se soumettre aux exigences du pouvoir “libéral autoritaire”, on les démet de la possibilité de certifier les psychologues et d’accéder au financement des prises en charge de certaines pathologies (les fameuses “plateformes” pour les enfants souffrant de “troubles neuro-développementaux”). Ces décisions vous semblent éthiquement abusives ? Infondées scientifiquement ? Épistémologiquement inconsistantes ? Politiquement scandaleuses ? Le pouvoir s’en fout… il est parvenu à l’aide de la complicité de quelques médiocres et revanchards de la profession de choisir pour vous ce qui vous convient et de vous contraindre, tôt ou tard, à vous amener à choisir la para-médicalisation de votre profession, annoncée par le Président lui-même au moment de sa campagne électorale, pour entrer dans la catégorie INSEE des vrais “thérapeutes” par le truchement du dispositif Monpsy et autres aberrations socio-professionnelles. Ce sera en somme le pass-sanitaire pour accéder à l’exercice professionnel. Les technocrates n’ont pas de doute, Gilles Deleuze écrivait : “ce pourquoi le technocrate est l’ami naturel du dictateur, ordinateurs et dictature[9] (…)”. Grâce au quadrillage numérique et au treillis normatif que le pouvoir libéral autoritaire jette sur la population qu’il asservit, nul besoin de psychologues, sauf ceux qui demeurent solubles dans le dispositif. Quant aux patients ils seront invités à se caser dans les cellules que l’on appelait au Moyen — Âge de “malconfort”, pas assez haute pour que l’on puisse s’y tenir debout, mais pas assez large pour que l’on puisse s’y coucher.

À moins que surmontant le goût prononcé des psychologues pour les divisions et les scissions, leur appétence pour l’individualisme et la saveur de l’autodestruction, ils parviennent à s’unir, à converger vraiment pour mener un combat autant juridique que politique acharné et sans délai.

[1] Jean-Léon Beauvois, 1994, Traité de la servitude libérale, Paris, Dunod ; Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, 1998, La soumission librement consentie, Paris, PUF.

[2] Roland Gori, 2022, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL.

[3] Richard Thaler et Cass Sunstein, 2008, Nudge. Comment inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010, p 40.

[4] Albert Camus, 1956, La chute, Paris, Gallimard, 2010, p 15.

[5] Ce fut le cas de l’ex-ministre Blanquer en matière d’Éducation Nationale. Cf La fabrique de nos servitudes, op. cit.

[6] Roland Gori, 2022, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL.

[7] Albert Camus, 1956, La chute, Paris, Gallimard, 2010, p 50.

[8] C’est de cette manière dont les pouvoirs aujourd’hui gouvernent en gestionnaires les citoyens.

[9] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, Paris, 1969, p 64.