Daniel Sibony / Sur la radicalisation
Image du film Hassan et Morkos (2008) un film égyptien réalisé par Rami Imam. Le Musulman Hassan Al Attar et le théologien chrétien Morkos Abdel Shahid viennent d’échapper de peu à un attentat. Ayant trouvé refuge dans un quartier populaire du Caire, ils sont contraints, pour survivre, d’échanger leurs identités. Chacun va désormais vivre la vie de l’autre…
Cette intervention a été faite dans une haute instance de l’éducation nationale.
Monsieur Daniel Sibony, merci beaucoup, vous êtes Docteur en Mathématiques, vous êtes aussi philosophe, vous êtes professeur des universités et vous êtes psychanalyste, et c’est à ce titre-là que nous vous avons invité aujourd’hui puisque vous réfléchissez sur justement, ces processus de radicalisation, ces basculements dont il a été question ce matin, mais d’un point de vue psychanalytique avec un regard de psy pour aller vite. Je me permets de renvoyer à ce livre qui m’a fait penser à vous pour cette table ronde. Je me permets de le montrer ici : Un amour radical : croyance et identité, qui est sorti chez Odile Jacob en 2018, que je vous invite à lire, qui est vraiment très intéressant, une vraie réflexion sur ces questions-là. Je vous remercie encore Monsieur Sibony et je vous cède la parole.
Daniel Sibony
J’ai en effet publié ce livre : Un amour radical, à l’occasion des attentats et réflexions qu’on avait autour, mais cela fait pas mal de temps que je travaille sur le rapport des identités à leurs racines. Et s’agissant d’identités connotées de religion, j’avais publié en 1992 un livre qui s’appelait Les Trois Monothéismes et qui étudiait le rapport de chacune de ces trois identités — car ce sont des identités — à son origine et surtout à celles des autres. Et comme ce sont des origines intriquées, c’était tout à fait passionnant. Et pour ce qui touche à la radicalisation — je vous signale aussi que j’avais écrit il y a quelques années un livre qui s’appelle Islam, phobie, culpabilité — qui étudie la réaction phobique des sociétés occidentales à différents niveaux et différentes qualités de phobies : la phobie chez les dirigeants de paraître stigmatiser une religion n’est pas la même que la phobie des gens qui habitent dans un lieu où la majorité est musulmane et où ils sont une minorité parfois agressée. C’est intéressant aussi d’étudier la réaction des institutions, des gens, des autorités, car le discours des candidats au djihad évoque la réaction institutionnelle, la réaction « occidentale » ou officielle pour expliquer l’acte et culpabiliser l’autorité, sur le mode : vous ne vous êtes pas occupés de nous, vous n’avez pas vu notre échec, etc.
Je crois qu’il faut garder un repère simple : la radicalisation, est une manière de s’approcher davantage de ses racines identitaires et elle touche tout le monde. Un romancier qui écrit un roman de ses origines est radical au sens où il veut vraiment faire travailler ses racines. Les racines, ce ne sont pas des objets, ce sont des fonctions qui alimentent un aller-retour entre les racines de l’arbre et ses fleurs ou ses branches et ses feuilles. C’est une dynamique. Même la racine d’une dent, ce n’est pas un simple objet qui est posé : c’est pris dans tout un cycle d’irrigation, de va-et-vient. Autrement dit, il n’y a pas à reprocher aux gens de vouloir se rapprocher de leurs racines. Et si on veut les en empêcher, c’est qu’on sait ou qu’on devine qu’elles sont dangereuses, qu’elles sont chargées de violence envers les autres, et on ne veut pas que ça se sache parce qu’on en serait bien encombré.
Or si des gens se rapprochent de ces racines-là, c’est qu’ils y trouvent une construction identitaire étanche, absolument parfaite. J’ai souvent dit que les musulmans avaient une lourde tâche, celle de conquérir leur imperfection, par rapport à la perfection dont les enveloppe l’identité coranique, celle de leurs racines. Cette identité est traditionnelle, les radicaux disent souvent : moi je ne suis pas violent, je suis traditionnel, et ils n’ont pas tort. Seuls les occidentaux ont beaucoup de mal à comprendre qu’il peut y avoir une identité qui, dans ses fondements, qui sont tout à fait connus, récités, chantés, appris, transmis, enseignés, comporte une suspicion radicale envers l’autre, qu’on l’appelle juif, chrétien ou insoumis. Cela ne veut pas dire que le Coran lance des appels à la guerre sainte. Ce qui est vrai, c’est que lorsqu’il y a une présence musulmane importante, conséquente, il existe toujours un noyau qui est partisan du djihad, c’est-à-dire qui se rapproche des racines, des supports identitaires les plus valorisés et envisage de mettre en acte leurs appels hostiles aux autres, appels qui justement s’adressent aux plus zélés des fidèles, aux radicaux. Car dans le Coran, il n’y a pas d’appel à la guerre sainte, mais il y a un appel aux plus zélés pour combattre les autres par tous les moyens, avec « leurs vies et leurs biens ». Et on peut comprendre que des gens qui sont en forte recherche identitaire en passent par ce niveau-là, qui se décline bien sûr en différents langages. C’est une spécificité du rapprochement vis-à-vis des origines. Une radicalité corse, une radicalité juive, ou arménienne, ou, comme je l’ai dit une radicalité romanesque, tous ces rapprochements des racines font travailler les origines, et c’est à la mode, cela répond à un besoin : visitez les librairies, vous verrez le nombre de romans qui parlent des origines, de l’identité, mais toutes ces radicalités ne comportent pas un appel à combattre l’autre en tant que tel. Alors, bien sûr, pour nous cela peut sembler transgressif, mais celui qui se rapproche de ses racines dans cette identité n’a pas toujours l’impression de transgresser. Il transgresse éventuellement l’appel silencieux ou sonore des parents qui disent : on veut la paix, on est bien ici, on est tranquille, ne t’amuse pas à nous « foutre dans la merde ». Bien sûr, il peut être amené à transgresser le discours parental ou institutionnel, mais il peut aussi « y aller » pour faire la leçon aux parents, pour leur apprendre à mieux respecter leur origine, à être plus proches de leur dignité, de ce qui les spécifie, c’est-à-dire leurs croyances fondamentales.
Ce que j’ai développé dans ce livre, Un amour radical, c’est d’abord ma théorie de la croyance. La croyance, ce n’est pas ce que dit une certaine idéologie des lumières, à savoir : c’est des paquets de superstitions que la science va pulvériser l’un après l’autre. Pour moi, la croyance est une forme simplifiée de l’amour. Quand on croit en quelqu’un, on croit en quelque chose — un scientifique croit en son hypothèse alors qu’il n’a pas de raison, et c’est justement au-delà de la raison, c’est du côté de l’intuition, du sentiment, il croit en cette hypothèse et c’est ce qui lui permet de se passionner pour elle, de la travailler. La croyance est une forme d’amour narcissique, un peu spéciale puisque vous la maîtrisez vous-même. Il y a des gens qui ont cru dans le communisme, et qui, malgré tous les démentis, les camps, le goulag, etc., ont continué à croire, jusqu’au moment où il y a eu une chute soudaine et ils ont débranché. Il y a des gens qui croient en Dieu, et qui voyant certaines horreurs disent, non, ce n’est pas possible qu’il cautionne ça, et ils débranchent Dieu, ils le désactivent. C’est de l’amour de soi passant par l’autre ; un amour identitaire qui, dans le cas de l’Islam, est vraiment fondé sur quelque chose qui n’est pas aussi extrémiste que : va mon fils, tu vas sauver l’honneur de la famille, de ton peuple, etc., en te sacrifiant. C’est le fils qui retrouve l’esprit du djihad, qui fait partie des fondements : toutes les conquêtes islamiques à travers le monde — elles ont été immenses — se sont faites dans l’esprit du djihad, c’est-à-dire de l’effort intérieur et extérieur pour apporter la vraie version du message divin qui est la version coranique, peu importe si elle vient en dernier ou si elle s’inspire des autres : c’est la « vraie ». La guerre d’Algérie, peu de gens le savent, a été gagnée par un djihad. Ce n’est pas ce qui la délégitime, c’est une guerre d’indépendance, mais le journal du FLN s’appelait le Moudjahid, celui qui fait le djihad. Donc, le djihad, ça ne date pas des attentats du 11 septembre ou de choses pareilles. Certes des spécialistes font leur beur en nous promenant dans les arcanes, les labyrinthes d’intermédiaires (avec beaucoup d’ismes) mais qui tous procèdent de l’appel à frapper l’infidèle tel qu’il est inscrit dans le Coran. La présence islamique en Occident, notamment en Europe, rend possible et même nécessaire l’écoute de cet appel.
Évidemment, l’institution est prise entre le marteau et l’enclume, car si on examine les racines, on va paraître stigmatiser une religion, donc il faut interdire la critique de ladite religion, mais alors on pathologise les radicaux. Pourquoi pas ? D’ailleurs, nous aussi on a des pathologies, tout le monde a des pathologies, mais on se retrouve avec une énigme : pourquoi cette production de cas pathologiques est-elle si régulière ? Bien sûr, la sociologie et l’histoire peuvent pulvériser ce flux en une infinité de cas différents, mais malgré cet éclatement des cas, ils donnent tous dans ce flux du rapport aux racines, comme les fleuves donnent dans la mer. Ce rapport est l’invariant à travers toutes les variations. Quand on a une diversité de formes, il faut chercher l’invariant, c’est-à-dire quelque chose par quoi transitent les variations.
Il faut savoir que la masse des musulmans en France ne veut pas le djihad, parce qu’elle veut vivre dans des conditions qu’elle a acquises par l’immigration et qui sont infiniment meilleures que celles du pays et qui sont enviées par tous les pays laissés derrière, au pays. Mais en même temps, elle ne peut pas désavouer massivement ces radicalisations ; elle peut les déplorer parce qu’elles sont à contretemps. Ce que veut la masse, c’est du calme, et elle peut intervenir pour retenir les radicaux, mais il y aura toujours ce théorème : quelle que soit la présence musulmane importante, qui dépasse un certain seuil, il existe un noyau de radicaux, partisans, à des degrés divers, de la lutte, de l’agression ou de l’hostilité envers l’autre pour mieux marquer sa propre identité.