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Olivier Bétourné /  Du bon usage du burkini

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Texte publié sur le site IHLDP (Institut Histoire et Lumière de la Pensée) le 13 juillet 2022.

En confirmant la suspension du règlement municipal des piscines de Grenoble qui venait d’autoriser le port du burkini, le Conseil d’État vient de rendre une décision clairement motivée par les principes fondateurs de la laïcité à la française. C’est que, dit l’ordonnance du 21 juin 2022, l’autorisation du burkini introduisait une dérogation aux règles de droit commun en matière d’hygiène et de sécurité « en vue de satisfaire une revendication religieuse ».

Or, si les usagers des services publics ne sont pas soumis à l’obligation de neutralité comme le sont leurs agents, encore faut-il que les mesures dérogatoires prévues par le règlement ne portent pas atteinte à l’égalité de traitement entre lesdits usagers (les uns seraient contraints de se soumettre aux contraintes d’hygiène et de sécurité, les autres, non) — et, donc, au principe de neutralité du service public. Mais si l’on a de bonnes raisons de se réjouir de la fermeté dont a fait preuve, cette fois encore, la plus haute juridiction administrative, on n’en doit pas moins convenir que le port du même burkini en bord de mer est parfaitement légal et ne contrevient en rien au principe de neutralité puisque dans ce cas, c’est l’espace public qui est concerné. Or, dans l’espace public on s’« habille » comme on veut et rien ne s’oppose à ce qu’on prenne un bain de mer en robe de bure, un voile ou une kippa sur la tête, et pourquoi pas après avoir enfilé un burkini… C’est pourquoi le Conseil d’État a bien fait, cette fois encore (c’était en 2016), de suspendre les arrêtés d’interdiction pris par certaines municipalités du midi de la France en ce qu’ils portaient une « atteinte grave » aux « libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».

Service public/espace public, agents/usagers, la laïcité à la française distingue les situations et juge en vertu de ceux des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui ont inspiré la loi de 1905. Mais ces principes ne sont pas honorés par tous. À gauche, les écologistes et les Insoumis font preuve d’une évidente complaisance envers certaines prétentions intégristes tout en revendiquant le principe de laïcité ; à l’extrême droite et dans certains secteurs de la droite conservatrice, à l’inverse, on voudrait en finir avec le port du voile dans l’espace public et exiger l’assimilation des populations récemment installées sur le territoire français au nom du même principe de laïcité.

Mais alors, à quel saint laïc se vouer ?

C’est à propos de l’« émancipation des Juifs » que la Révolution arrêta les principes de sa politique en matière de liberté religieuse. Le 23 décembre 1789, le comte de Clermont-Tonnerre fixa la doctrine :

« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient citoyens. On prétend qu’ils ne veulent pas l’être. Qu’ils le disent et qu’on les bannisse. Il ne peut y avoir une nation dans une Nation…

“Les Juifs sont présumés citoyens tant qu’on n’aura pas prouvé qu’ils ne le sont pas, tant qu’ils n’auront pas renoncé à l’être. Dans leur requête ils demandent à être considérés comme tels ; la loi doit reconnaître un titre que seul le préjugé refuse…”

Le 28 septembre 1791, en application de cette doctrine, l’Assemblée constituante vota le décret suivant : “L’Assemblée nationale, considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui, réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure…”

C’est ainsi que les Juifs, de par la loi, n’eurent aucune obligation à renoncer en quoi que ce soit à leurs pratiques culturelles ou religieuses en contrepartie de l’accès à l’égalité civile : ce qui était exigé d’eux c’était simplement qu’ils se départissent des institutions autonomes qui régissaient la vie de la Communauté sous l’Ancien régime.

Tel fut le fondement de la laïcité à la française dont les principes furent fixés, un siècle plus tard, par la loi du 9 décembre 1905 : la pratique religieuse est libre et relève de la conscience de chacun. Chacun est libre de pratiquer ses rituels comme il l’entend, de même que chacun est libre de partager son repas avec qui il veut et manger selon ses habitudes ou son goût. Libre aussi, bien sûr, de s’habiller comme il l’entend. À condition bien sûr que la neutralité de l’État soit respectée. Bref, l’Etat n’exige pas l’assimilation culturelle en contrepartie de la protection dont il entoure la liberté de conscience et dont jouissent tous les individus composant le corps social.

Que cette doctrine ait été contestée dès sa fixation par ceux qui auraient souhaité qu’en contrepartie de l’acte d’émancipation on impose aux Juifs qu’ils renoncent à leurs rituels ne fait pas de l’assimilation le principe directeur de la laïcité à la française comme le prétendent aujourd’hui ceux qui voudraient mettre au pas les populations musulmanes résidant sur le territoire français. Qu’elle le soit également aujourd’hui par ceux qui regardent la neutralité de l’État comme une fiction ne saurait non plus en invalider le principe. On peut opter pour l’une ou l’autre de ces politiques, mais on ne saurait prétendre qu’elle(s) procède (nt) de l’esprit de la Révolution française. Et sur ce chapitre en tout cas, on ne saurait nier non plus que les lumières révolutionnaires ne subirent aucune éclipse institutionnelle — si ce n’est pendant les années noires du régime de Vichy.

Dans l’Esprit de la Révolution française (à paraître au Seuil le 23 septembre prochain), je reviens longuement sur cette question. Voir également Maurice Samuels, The Right to Difference: French Universalism and the Jews, Chicago University Press, 2016 (tr.fr. Le Droit à la différence : l’universalisme français et les Juifs, Paris, La Découverte, 2022).