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Flavia Goian / Sur le film « Claudia » de Franck Saint-Cast

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Texte paru sur le site de l’ALI

D’après un entretien réalisé par Alberto Moravia avec la jeune Claudia Cardinale en 1961, aujourd’hui publié chez Flammarion

Je suis personne, regarde-moi

On a à se tenir dans ce lieu : le prénom d’une femme. Le prénom d’une femme est le lieu hors lieu. Est le lieu de l’Autre radical. Le sans-nom : Je suis personne,[1]. Une femme à laquelle l’on n’a pas su dire ce qu’elle n’attendait pas. Qui aurait aimé qu’on la fasse exister, qu’on la possède dans le mystère d’elle-même. Tu n’avais pas compris, je n’avais pas pu te le dire, et maintenant c’est trop tard. J’œuvre en marge. Moi, Franck, je t’écris ce poème, toi la prisonnière.

Faire apparaître, ce ne pourrait être que le fait d’une disparition.

Je suis perdue. Peut-on commencer ?

Sa voix est là. Il est là. Il la regarde. Elle réplique.

Un homme, une femme, c’est tout. Avant Pauline et Albert, tant

d’autres : et d’abord, face à face, Moravia et Cardinale.

Claudia donne la cardinalité du film : se tenir dans ce lieu, tenter d’en faire le portrait mouvant : la faire apparaître. Moravia a singulièrement concocté tout cela comme une suite de questions curieuses ciblant, criblant le corps d’une femme qui est tout à la fois et pas là, rêve et réalité. Elle l’est d’autant plus ici qu’une autre s’y prête, en offrant le réel de son corps : brûlure qui est la présence-même.

Tout d’abord, il l’approche comme objet, objet naturel, pour saisir ce qui lui est propre : « Rien de ce qui constitue le contenu incontournable des interviews,… de sujets liés à l’opinion de chacun, incertains et changeants… dont il est impossible de vérifier l’exactitude… autant d’éléments qui ne vous caractérisent en rien et qui vous assimilent à des millions d’autres personnes. » [2]

Qu’est-ce qui me caractérise alors ?

Hors norme et singulier que ce passeport poétique qu’il s’apprête à lui confectionner comme un manteau : à l’abri des lieux communs du rendez-vous journalistique, attendu et visé d’emblée, par le truchement d’un regard diffracté en questions qui touchent le corps, est l’Être réel d’une femme afin d’établir avec elle un portrait sans fard. Du moins, le pense-t-il. Lui, Albert. Car l’être que j’attends n’est pas réel. Je le crée et le recrée sans cesse à partir de ma capacité d’aimer et à partir du besoin que j’ai de lui : l’autre vient là où je l’attends, là où je l’ai déjà créé. Et s’il ne vient pas, je l’hallucine. Mais je l’hallucine aussi lorsqu’il vient, parce qu’il est rêve de jour, phantasma comme phantasia.

Rêve de jour, elle vient d’ailleurs, ou plus précisément elle survient, inopinément, des bribes de rêves visibles encore : elle est une apparition. Je la découvre et la retrouve en même temps.

Le film s’attarde en un huis-clos radiophonique, bordé seulement de quelques intermèdes, à évider l’évidence de ce corps, de sa surface, à même les mots : formes et proportions précises, contours d’un unique corps, traits accordés au seul visage ; s’attache au Réel du corps de désir, comme à ce qui, depuis sa certitude immuable — et comme angoisse —, ne trompe pas.

Démarche paradoxale. Car être objet de désir est une partition tout autant active que passive. Et celui qui possède par le regard est captif de son objet à la mesure et à la démesure que ledit objet du désir est en possession du charme qu’il suscite.

Défier donc en révélant, du désir, ce qu’il comporte d’envoûtant artifice, saisir ce qui, du tissu fantasmatique, est fait de leurre alors même qu’il est, de part en part, habile déguisement, obscur désir, comme à vouloir s’en défaire. Défaire l’image, la défigurer pour la figurer, déconstruire le dispositif, la fabrique du fantasme, aller au-delà, là où tout à coup une étrangère nous regarde.

Proportions et mensurations du corps chiffrent l’espace dans lequel se meut cette apparition… Détails précis jusqu’au superflu, des choses apparemment « sans importance », automatismes quotidiens, gestes et expressions. Rien que de l’évidence où la caméra s’attarde.

« Vous aimez votre corps ?

Je m’explique : Votre corps est ce qu’il y a et il n’y a rien d’autre que le corps ; le corps est une forme où il y a tout et il n’y a rien en dehors du corps. Vous existez parce que vous avez un corps et, par conséquent, si vous n’aimez pas votre corps, vous ne vous aimez pas vous-même. »

Bientôt l’exploration consciencieuse de l’extime verse et s’inverse dans l’extrême intime. A insister sur l’évidence de la surface corporelle, « je n’ai pas besoin de regarder à l’intérieur de vous », l’on passe imperceptiblement sur l’autre scène : espace moebien où s’enroule pour nous ouvrir les yeux la caméra de Jean-René Duveau ; et faire surgir, phainein, cet œil qui, depuis l’autre côté de l’écran — fantasme et donc image —, se met tout à coup à le (nous) regarder.

Dévisager donc — et d’abord l’icône, l’image intemporelle, hors du temps, image qui épouse le temps hors d’époque ; à l’instar de la montre qui s’est arrêtée de battre. On n’en fait plus, des comme ça. La Cardinale, c’était à l’époque où l’on fabriquait des icônes au cinéma comme objets de désirs : Galatées des pygmalions italiens des années « 60, qui projetaient chacun sur l’écran de sa beauté une image de femme.

Saint-Cast lisant Moravia parviendrait-il à rompre avec la chaîne linéaire des affirmations cinématographiques, et, plus généralement, avec la linéarité́ comme expérience du temps verbalisé, et donc vécu ? Le corps est non seulement un univers, il est ici pensée, il contient le temps, il est conscience mêlée de temps. La singularité de la démarche castienne réside en ceci que la correspondance film-corps se précise et s’exacerbe dans l’équivalence plus ténue de la peau et de la pellicule (image numérique), qui radicalise le rapport du corps à la caméra faiseuse d’image. La peau emprunte à la pellicule le pli de la matérialité pour surmonter le sens unique du rêve et s’épanouir en une poétique de la réversibilité.

Toi, contenu plus vaste que la forme, voilà ce qu’est la connaissance de soi, voilà pourquoi la matière

en douleurs prend vie de soi-même —

pour pouvoir mourir.

Seul meurt qui se connaît soi-même, seul naît qui est à soi-même témoin[3].

Déshabiller autant qu’habiller : du temps, du monde, de son époque.

“Pourtant mon art d’actrice m’appartient”.

“Lorsque vous jouez, vous n’êtes pas vous-même, vous êtes un personnage”, davantage l’apanage de la vision du cinéaste. Et même : “rien de plus incertain que la valeur artistique.”

Dis-moi : “Qu’est ce qui me caractérise alors ?”

Et voilà que seuls les mots : perçants et risqués, délicats, amoureux, parviennent à relever l’image de la femme — hanches prêtées à la féminité, visage encore en enfance — où le regard fasciné se promène aveuglément, sans savoir ce qui le saisit, embrassant le détail comme le tout. C’est donc une histoire de regard tout autant que de vision. Mais aussi une Histoire d’œil. L’œil qui perçoit et qui voit, voit-il vraiment ? Et lorsqu’il voit, a-t-il accès à du réel ou seulement à une image ? Ce qui est certain, c’est qu’il passe par une image qui fait abîme autant qu’écran, écran de (son) fantasme, déjà là, tableau pris dans l’encadrement d’une fenêtre, ornière désormais ouverte selon l’amplitude d’un poète à la singularité du réel qu’il attrape.

L’injonction à laquelle répond l’entreprise castienne consiste précisément dans l’annulation de cette différence entre l’enveloppe fictive et le corps réel pour favoriser, par une subtile mise en abîme (du regard), un retournement, une “réversibilité́ » qui mette au jour, à l’endroit de l’image, les potentialités de ce qu’on pourrait appeler l’organisme physique et verbal du film.

Cet évidement de l’évidence du corps à même les yeux, à même le front, le menton, l’ourlet de la bouche – pour nous amener par devers de ce que l’œil embrasse d’emblée en un battement de cils. Pris de charme.

Le charme. Le charme est ici écouté, ausculté, suspecté, justifié, étalé à défaut d’être possédé. L’amour serait-il du regard ? Entre “Que me veux — tu ?” et “Demande-moi encore”, Pauline, légèrement inquiète, heureusement inquiète, le parti du Mé -pris féminin : Elles sont belles, mes fesses?

L’égard que traque Camille chez son mari est constant, elle convoque l’œil de celui-ci, le provoque. Dès qu’il cesse de l’observer, “regard pareil au regard des statues” (Verlaine , Mélancholia), trahison. Au cœur du couple godardien, le regard. Non le nœud, gordien, de l’amour, mais l’amour même, au sens où égard et regard sont à peu près le même mot :

“le re-gard, remarque Jean-Luc Nancy, indique le recul propice à l’intensification de la garde, de la prise en garde.”

Explorer, parcourir la surface du corps de façon suspecte. Inquiet de ce qui m’échappe. Inquiet de prendre. Inquiet d’être volé, que ce qui m’échappe de façon radicale, l’autre le trouve : loger la possession possessive.

Fantasme masculin ? Un littéraire pervers, Moravia ?

“A.M. : vous sortez de l’eau de quelle manière ?

C.C. : je me mets debout et je sors de la baignoire d’abord le pied droit, puis le pied gauche.

A.M. : vous vous essuyez toute seule ?

C.C. : oui.

A.M. : avec une serviette ou un peignoir ?

C.C. : avec un peignoir jaune à manches. A.M : pourquoi jaune ?

C.C. : parce que tout est jaune dans ma salle de bain. A.M. : une fois séchée, que faites-vous ?

C.C. : je réenfile ma robe de chambre et je retourne dans ma chambre pour m’habiller.

A.M. : dans quel ordre vous vous rhabillez ?

C.C. : à vrai dire, avant de me rhabiller, je m’assois en robe de chambre devant ma coiffeuse et je me maquille.

A.M. : dans quel ordre vous vous maquillez ?

C.C. : avant tout, j’essaie de tirer mes cheveux en arrière. Puis, je me nettoie les yeux avec une huile spéciale. Ensuite, je me passe une lotion sur le visage.

A.M. : quelle lotion ?

C.C. : une lotion pour la peau.

A.M. : et ensuite ?

C.C. : ensuite, je me mets de la poudre, je me farde les yeux.

A.M. : de quelle manière vous fardez-vous les yeux ?

C.C. : d’abord au crayon, puis je repasse tout avec du mascara liquide et, à la fin, du Rimmel. Et ça suffit, le maquillage est terminé.

A.M. : après le maquillage, que faites-vous ?

C.C. : je défais mes cheveux et je les brosse soigneusement. Je me mets un peu de parfum.

A.M. : où le mettez-vous, le parfum ?

C.C. : sur mon cou, sur mes cheveux, sur mes mains, et derrière les oreilles.

A.M. : pourquoi ?

C.C. : je ne sais pas.

A.M. : que se passe-t-il, une fois que vous vous êtes peignée ?

C.C. : j’enlève ma robe de chambre, je vais dans ma garde-robe et je choisis les affaires que je dois porter ce matin-là. Ensuite, je retourne dans la chambre et je m’habille.

A.M. : dans quel ordre ?

C.C. : en tout premier, mes sous-vêtements, puis ma robe.

A.M. : et vos chaussures ?

C.C. : je les mets en dernier.

A.M. : et votre chapeau ?

C.C. : le chapeau après les chaussures.

A.M. : bref, vous faites le contraire de ce que vous faites le soir quand vous vous couchez ?

C.C. : oui, le contraire.

A.M. : donc, concluons : quand vous vous couchez et vous endormez, vous vous abolissez, vous vous anéantissez progressivement.”

Comme dans l’amour, sorte d’anéantissement foudroyant ; ou dans le sommeil : où on n’est nu que pour disparaître.

Pourquoi lui pose-t-il tant de questions ?

Parce qu’il l’aime.

Parce qu’il désire la posséder, alors il lui pose des questions. Alors, en la connaissant, c’est une forme de possession.

S’il est vrai que l’image animée qu’elle produit sous nos yeux par la mise au jour de gestes et de mouvements, la description de ces mouvements est l’opportunité de leur transformation : ce n’est pas, autrement dit, leur description, mais bien plutôt leur inscription : leur invention. Au-delà de l’évidence du corps.

Au-delà de l’évidence du corps, la nudité. Jusqu’où la nudité va-t-elle ? Quelle est la “vérité” du corps ? Une personne dévêtue est-elle “nue” ? Ou bien est-elle plutôt “vêtue” de sa peau — sa véritable nudité supposant un dévoilement supplémentaire ?

 

Exercice infini, obsessions de possession possédante aboutissant inévitablement sur son point aveugle. Car celui qui a tout, n’a rien — ne s’intéresse qu’à ce qui lui échappe.

Impossible de posséder l’autre sauf, peut-être, à lui serrer le cou.

“En la tuant, je l’arrachais à tout ce qui la rendait insaisissable et l’enfermais dans la prison définitive de la mort.”, écrivait Moravia dans L’ennui, l’année qui précéda l’interview. Soupçonnant que la mort ne l’en libérerait point : car au lieu de la posséder et de se libérer d’elle, il ne réussirait par la mort qu’à lui offrir une autonomie définitive : entourée d’un mystère désormais scellé dans l’au-delà, elle lui échapperait alors pour toujours, sans remède.

Car on ne peut posséder que dans l’impropriété. Il ne peut y avoir de vol — et de propriété – que dans l’impropriété. C’est ainsi que l’on pourrait entendre ces propos d’Alberto : “Pour posséder, il faut renoncer à posséder. Alors on commence à aimer.” Cette notation fondamentale décrit un instant de culmination, où la distance la plus grande devient indispensable à l’établissement d’une relation d’intimité absolue, dans cette “nudité” faite de proximité et d’absence.

[1] Chanson du film.

[2] Les citations en corps légèrement inférieur sont identiques à la partition du film, à savoir à l’entretien réalisé par Alberto Moravia avec Claudia Cardinale en 1961.

[3] Extrait de poème, Flavia Goian.