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Jean-Pierre Lebrun – Le transgenre, enfant-modèle de la “société des individus”

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Texte à retrouver sur le site de l’ALI à la page dédiée au Retour sur le Séminaire d’Hiver 2022, Nos inhibitions, nos symptômes, nos angoisses, Samedi 22 et dimanche 23 janvier 2022.

Je vais refaire le trajet qui m’amené de ma réaction au film “Petite Fille” à notre inscription avec Pascale Belot-Fourcade et Marika Bergès-Bounes dans le groupe de “La petite sirène” qui s’est constitué à l’initiative de Céline Masson qui a ainsi créé avec d’autres un “Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent”.

En décembre 2020, je vois sur Arte, le film “Petite fille” de Sébastien Lifshitz qui retrace le portrait de Sasha, 8 ans, né garçon mais qui dit se vivre comme une petite fille depuis l’âge de trois ans. Ce film m’avait stupéfait d’être présenté par Arte à une heure de grande écoute, sans aucune distance critique. Aurait été ainsi enfin prise en compte la souffrance de l’enfant qui se sent d’un autre genre que celui de son sexe anatomique.

Dans ce film, la mère de Sasha, commence par se demander si la détermination de son fils d’être une fille aurait pu avoir un lien quelconque avec son voeu à elle, manifeste, d’avoir vivement voulu une fille. Cette question qui a évidemment tout son mérite pour un psychiatre orienté par la psychodynamique est devenue incongrue pour la pédopsychiatre de l’hôpital Debré, qui lui répond d’emblée : “On ne sait pas à quoi est due la dysphorie de genre mais on sait à quoi elle n’est pas due. Ce n’est pas un souhait des parents – du papa ou de la maman – d’avoir un enfant d’un autre sexe. (…) On sait que ça n’a pas d’incidence…”

Pourtant, quoi que dise cette pédopsychiatre, la question reste et mérite d’être entendue, nullement pour faire objection à la possibilité d’être confronté à l’éventualité d’une dysphorie de genre, mais simplement pour permettre de distinguer la position subjective de l’enfant de celle de la mère.

C’est cette façon de faire ainsi taire toute question qui nous a fait réagir.

J’avais écrit en 1999 un texte que j’avais intitulé “Le transsexuel, enfant-modèle de la science”. En une trentaine d’années, j’avancerai que nous sommes passés du “transexuel, enfant-modèle de la science”, au “transgenre, enfant-modèle de la société des individus”.

Jusque dans les années 1990 encore, – et je fais référence aux travaux de Marcel Czermak – cet auteur et d’autres soutenaient que se prétendre transexuel était un délire, autrement dit, de l’ordre de la psychose. Pourtant dans le courant des années 1990, on a commencé à faire une différence entre le transexuel et le transsexualiste, ce dernier terme impliquant qu’il ne s’agissait plus d’un délire mais plutôt de quelqu’un qui se sentait d’un autre sexe que celui de son anatomie et profitait de l’offre médicale d’intervention rectificatrice qui commençait à se proposer de plus en plus.  La  médecine  promettait  en  effet  de  pouvoir  modifier  le  sexe  via  la  chirurgie  et l’hormonothérapie, ceci s’accompagnant d’ailleurs d’un suivi psychiatrique qui s’avérait la plupart du temps nécessaire pour que la demande puisse être prise en charge.

Trente ans plus tard, ce n’est plus du tout la façon de voir les choses : aujourd’hui, il ne s’agit plus de transsexe mais de transgenre. La “question trans” est devenue emblématique d’un nouveau mode de fonctionnement puisque c’est de la seule revendication de l’individu que cette demande prétend tirer sa légitimité. De plus, cette demande a pu alors s’étendre à l’adolescent, voire même à l’enfant qui, très tôt, peut “se ressentir” différent de ce que lui impose son anatomie, et se déclarer en droit de pouvoir être reconnu comme né dans un mauvais corps.

S’ensuit que ne serait apparemment plus envisageable de faire autre chose que d’apporter à cet enfant la réponse la plus adéquate possible à sa demande. Voilà en quoi nous sommes bien aujourd’hui contraints par l’Histoire.

On ne peut comprendre cette question du trangenre si on ne saisit pas l’enjeu de la mutation sociétale dans laquelle nous sommes emportés.

Nous sommes passés d’une organisation sociétale, hiérarchisée à une autre qui se veut égalitaire – voire égalitariste – qui ne peut qu’entraîner implicitement et en toute logique une remise en cause de la légitimité du social lui-même, puisque ce dernier ne sera alors plus considéré que comme la simple somme de ses membres et donc entièrement tributaire de ces derniers alors que le social est toujours davantage que l’ensemble de ses membres, et donc devrait leur rester prévalent.

Ainsi, il ne s’agit pas simplement d’une société caractérisée par le comportement individualiste de ses membres, mais comme l’écrit Marcel Gauchet « d’une société qui se définit en théorie et en pratique comme composée d’individus et qui fonctionne de part en part sur la base de cette individuation. Ou, pour le dire en des termes qui en font ressortir davantage encore le paradoxe constitutif, une société qui produit les individus qui la produisent. Tel est l’événement civilisationnel dont nous avons à prendre la mesure ». De ce fait, cette société tend à s’ignorer comme société dans l’esprit de ses acteurs, alors qu’elle est paradoxalement leur fonds de commerce, puisque c’est à son autorité qu’ils doivent de pouvoir se poser d’abord comme individus.

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