POSTS RECENTS GNIPL

Marcel Czermak / Au service du Maître

513views

Le psychanalyste est fondé, à divers titres, d’intervenir dans le débat sur « Des politiques malades de leur culture ». Pour une raison du moins essentielle : la référence générale à la science dont le « discours » semble faire autorité pour tous.

Or, les fondements de la science, son universalité comme sa communicabilité tiennent essentiellement au rejet de toute question ontologique, de toute interrogation sur le Sujet. Comment ne pas voir alors réapparaître ailleurs, sous des formes étranges et déguisées, des réponses à ce rejet ? N’y aurait-il pas de réponses ailleurs que là où elles sont attendues ?

C’est en tout cas ce que la psychanalyse enseigne, puisque c’est ce Sujet éliminé de la science (« forclos », disait Jacques Lacan) dont elle a à traiter, quand il lui revient en ses plaintes et symptômes. Ce que le psychanalyste aborde, c’est la vérité comme cause — cause de la souffrance, — là où la science en exclut le terme pour le réduire à l’opposition du vrai et du faux. Si la vérité est contestable, c’est moins par défaut que par structure, car elle concerne toujours un rapport à l’autre, ce qui la rend impossible à dire toute.

LA science, elle, est sans adresse. Elle se passe de l’autre, ce qui ne l’empêche pas d’être supportée par un fantasme d’universalisation. N’énonçant ses formules qu’en évacuant toute division, elle installe un pur sujet, sujet absolu. Ce qui, d’ailleurs, n’empêche pas le drame de certains savants, chez qui la vérité fait retour.

Quand A. Lichnerowicz écrit « Ainsi la physique nous offre-t-elle une conception du monde [1] », on peut s’étonner que cette dernière ne traiterait d’aucune de ces questions essentielles : qu’est-ce qu’un père, une filiation, la jouissance, le courage et la lâcheté, enfin tout ce qui fait que les hommes tournent autour d’insaisissables, qui cependant les font agir quand ils s’illusionnent d’une quelconque maîtrise, là-même où ils ont évacué l’interrogation sur l’objet qui causerait leurs désirs.

Cet objet, qui n’est pas celui de la science, quel est-il ? Car il faut bien se prononcer là-dessus : toute la vie sociale y prend appui, comme s’en détermine.

Le simple fait de l’inconscient, qu’il y ait un discours qui parle en nous sans que nous en ayons la moindre idée, indique assez le caractère divisé du Sujet. Parfois il se manifeste dans les lapsus, mots d’esprit, actes manqués, rêves. Plus souvent il agit dans les déboires que nous nous sommes préparés sans avoir la moindre notion des raisons pour lesquelles ils nous adviennent. Et ce Sujet divisé n’est pas une entité.

Dès lors que la science vaut pour maîtresse, il devient vain de prôner l’amélioration de l’enseignement, de l’information, voire de la formation : lorsque la transmission du savoir est conforme à ses prémices d’exclusion subjective, la suite ne peut qu’y être conforme. A l’intrusion galopante et triomphale de la science répond donc l’inflation terrible du triple champ de la crainte, de la culpabilité et de la haine. Déploiement des magies, des guerres de religion et des phénomènes ségrégatifs de tous ordres.

Distinguer l’impossible de l’impuissance

LA science a basculé du côté du Maître. Elle le sert. Le Maître y a mis du sien : nos politiques, nos administrateurs et nos gestionnaires répètent à l’envi : « Nous ne sommes que vos représentants. Dites-nous ce qu’il faut faire. » Se dérobant à leur charge, ils font proliférer commissions et comités de sages sur la recherche, l’enseignement, l’éthique, organisent des états généraux de la Sécurité sociale. Et, in fine, nous disent : « Vous êtes des gens formidables. Mais vous ne nous donnez aucune réponse immédiate. Rien n’est résolu, alors nous qui sommes dans l’action, il faut bien que nous décidions. » Passe-passe où la science, comme les autres savoirs et savoir-faire passés aux mains du Maître, lui permettent — dans la dénégation, la dissimulation de son pouvoir — d’exercer des lois dont il n’a jamais à rendre compte du savoir d’où elles procéderaient. Le Maître a actuellement d’autant moins de comptes à rendre (quand voit-on un ministre démissionnaire pour cause d’incompétence se suicider, ou — simplement — aller en prison ?) qu’il a embobiné tout le savoir passé à son service, cependant qu’il est dispensé de produire son savoir propre, lequel n’est pas celui de la science.

L’Université, elle aussi, a basculé au service du Maître : elle produit encore des unités de valeur, cependant que les citoyens sont saisis par les valeurs boursières. Et la vérité crie à côté de nous. En décembre 1986, ces étudiants qui récusaient d’être réduits dans leur valeur d’usage demandaient simultanément que leur soit garantie — dans leur angoisse — leur valeur d’échange sur le marché : valeur comptable, de plus-value, en économie « libérale ». Ceux qui veulent leur place dans la société la réclament dans les termes mêmes dont ils pâtissent. Ce que l’on qualifie en termes actuels « il faut savoir se vendre » et avec « un plus » (capitalisable de préférence).

En ce joint de cauchemar et d’angoisse que la science élide, rien ne sert de faire appel à une bonne volonté quelconque : les hommes n’ont jamais, pour la plupart, voulu connaître autre chose que ce qui les arrangeait. Et ce qui les arrange, ce sont des déterminations dont ils ignorent qu’elles animent leur discours. Mais la vérité est ailleurs que dans la production, et — de surcroît — refoulée.

Alors, dans cette tâche, où trouverons-nous notre cap ? On peut douter que la culture nous y aide : Claude Julien dans son article inaugurant le débat[2], relevait bien comment sous Vichy, des hommes de même culture pouvaient, les uns sombrer dans la barbarie (que ce soit par souci d’être du côté du manche ou par capture par le dieu obscur qui réclamait le sacrifice ségrégatif, ou encore pour dormir tranquille et les autres dans un courageux regard, toiser en face le monstre, au risque de leur vie.

La question relève de ce qu’un homme peut apprécier des objets qui le déterminent soit pour s’en conforter, soit pour s’en défendre.

Alors pensée sans objet ? Il ne me semble pas. Car la pensée, ainsi que le disait Jacques Lacan, serait davantage du côté de l’affect : soit la façon dont nous pâtissons des discours qui nous traversent. Et, comme tout affect — d’angoisse spécialement, — elle n’est pas sans objet, même si ce dernier est difficile à nommer. Ainsi dans la société capitaliste s’appellera-t-il plus-value, à quoi se ravalent toutes les causes dégradées du désir.

Alors, société sans projet ? Certes pas. Ces objets nous conduisent le plus sûrement du monde vers les pires désagréments, par des voies réelles et fléchées, quand bien même serions-nous sans projets articulables. Ils nous tirent : voix, regards, apparences, looks divers, médias. Le réel connu tel n’est qu’effet des discours qui le produisent, dans lesquels nous sommes tous pris.

Alors quelle action mener ? Au moins distinguer l’impossible de l’impuissance, sans l’appréciation de quoi nos actions ne valent pas pour actes mais pour chimères et semblants.

En tout cas, le monde moderne ne s’est certainement pas complexifié : il est devenu d’une clarté brutale, sinon aveuglante. Mais nous sommes ses aveugles.

Marcel Czermak Psychanalyste, psychiatre des hôpitaux

[1] Les scientifiques parlent, sous la direction d’Albert Jacquard, Hachette, Paris 1987.

[2] Cf. Claude Julien, « Pensée sans objet, société sans projet ? Des politiques malades de leur culture », le Monde diplomatique, juin 1987.