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Esther Tellermann – POUR UNE ETHIQUE DE LA PSYCHANALYSE : LACAN AVEC SADE

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Texte à retrouver sur le site de l’ALI à la page dédiée au RETOUR DU SÉMINAIRE D’ÉTÉ 2020 : L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE

J’ai souhaité en ces journées reprendre les analyses que fait Lacan dans le Séminaire VII L’Ethique de la psychanalyse de l’œuvre de Sade parce qu’elles sont essentielles à son élaboration de la notion de « jouissance » en tant qu’articulée à Das Ding.

Et ceci pour explorer, problématiser ce qu’il en serait d’une éthique de la psychanalyse en tressant à l’expérience freudienne l’analyse des morales religieuses et philosophiques du monde occidental, morales qui ont encore cours dans nos valeurs : les commandements bibliques, le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » repris par le christianisme, les morales du Souverain Bien de l’Antiquité remises en question par l’impératif kantien. À ce tressage s’ajoute l’œuvre de Sade et l’Antigone de Sophocle.

Car il convient, dit Lacan en ouverture du Séminaire, d’entendre analytiquement la demande de bonheur du patient qui s’adresse à nous, cette demande de bonheur étant devenue un facteur politique depuis le XVIIIème siècle. Il convient aussi d’approfondir l’univers de la faute puisque l’expérience freudienne montre qu’elle s’enracine sous la forme de la culpabilité dans le désir humain.

S’agit-il pour Lacan de chercher à déterminer ici de nouvelles valeurs individuelles ou collectives issues de la psychanalyse et de sa pratique ? Voire, et nous serions tentés de le penser, à poser une éthique du désir comme supérieure aux valeurs véhiculées par les morales, les conduites de notre société et qui se résumerait à cette formule : « ne cède pas sur ton désir » ? Reprenons d’ailleurs la formule exacte du texte : « la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir ».A moins que nous entendions dans la première formule : « ne cède pas sur ton désir de désirer »…

Si la notion de « jouissance » évolue au cours de l’élaboration de Lacan, ici jouissance Une, conçue plus tard comme fragmentée dans les objets de la pulsion, puis devenue « plus de jouir », jouissance éparse dans les objets de consommation, elle est dans ce séminaire, son style même, son abord du héros tragique d’Œdipe à Antigone, dotée d’un caractère radical et absolu, ne se rencontrant ni dans l’imaginaire du corps ni dans le symbolique que serait la chaîne signifiante et le manque autour duquel elle s’organise, mais hors de ce qui est symbolisé. Elle est hors système visant à atteindre La Chose, espace interdit au-delà du principe de plaisir qui maintient l’homéostase du vivant, où pourrait être rejoint l’objet de l’inceste : la mère, « corps de la mère, ou vide absolu », « ce rien autour de quoi toute passion humaine resserre son spasme », dit Lacan.

Cette chose insymbolisable, cet impossible à symboliser, participant donc d’un au- delà, d’une zone centrale de la jouissance vécue comme extérieure au champ des représentations est de l’ordre de ce que Lacan nomme Réel, inaccessible, sauf à transgresser une barrière, barrière de la loi de l’inceste, barrière de la loi de la Cité, barrière du Beau.

Et Sade, pour Sade, de quel franchissement s’agit-il ? Quel est son caractère de scandale, comme le remarque Maurice Blanchot dans « La Raison de Sade » parue en 1949 avec « L’expérience de Lautréamont » ?

« L’on peut admettre, dit Blanchot, qu’il n’y a jamais eu un ouvrage aussi scandaleux, que nul autre n’a blessé plus profondément les sentiments et les pensées des hommes. Qui oserait aujourd’hui rivaliser de licence avec Sade ? Oui, nous pouvons le prétendre : nous tenons là l’œuvre la plus scandaleuse qui fut jamais écrite. N’est-ce pas un motif de nous en préoccuper. » (10/18, Minuit, p.21)

Eh bien Lacan s’en préoccupe. Aurions-nous là à apprendre sur le mystère du désir tandis que la trilogie érotique d’Arthur Miller qui veut s’en inspirer échoue lamentablement alors à en dire quoi que ce soit ?

Lacan donc se préoccupe de Sade visant l’affranchissement naturaliste du désir, loin des lois chrétiennes et civiques mais constate l’échec de la critique libertine du XVIIIème siècle et de sa pratique : l’homme en est sorti autant chargé d’interdits et d’obligations. Que dire aujourd’hui de la « libération sexuelle » de 68 passée au jugement du nouveau féminisme qui y entend abus et harcèlement généralisés ? « On n’en finit pas si facilement avec l’univers de la faute » …

Si Sade, ses textes extravagants, dit Lacan, ne font vibrer Eros sous la forme du désir pervers qu’en de rares flashs, ne poussant pas le désir naturel à aller bien loin dans sa libération, quelles sont les raisons de l’intérêt de Lacan pour cette œuvre ?

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