Monique Amirault / Faire parler les déchets
Texte repris de Lacan Quotidien n°839 du 18 mai 2019.
Sortie dans l’espace public en ce XXIème siècle, la psychanalyse atteste de sa présence dans le champ social et politique et elle est « entrée en résistance »[1]. De même l’art est sorti dans la rue. « L’art prend la rue », selon l’expression de Laurent Sanchez[2] qui aime citer Victor Hugo : La rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à la société.
C’est ainsi que les créations des street artists se déploient désormais au grand jour sans plus devoir se cantonner à la clandestinité qu’exigeait, dans ses débuts, la pratique transgressive des tags et des graffitis, apparue dans les années soixante-dix, dans le métro newyorkais. Aujourd’hui reconnu, le street art « est un peu la tribune libre des artistes contemporains. Finis expert, critique ou historien d’art pour définir les qualités intrinsèques d’une œuvre, son identité et par conséquent sa légitimité à être présentée au public. […] C’est un art “hors-piste” »[3].
Cet art nouveau venu est un medium puissant de communication, à valeur subversive, d’autant qu’il se passe de paroles, d’explications, mais force le regard, déroute, fascine… et fait parler.
Bordalo II
C’est dans le champ de cet art hors piste qu’Artur Bordalo, né en 1987, à Lisbonne, a situé d’emblée ses créations. « Je suis né, dit-il, pour pouvoir commencer ». Et, à quatre ans, l’enfant commence, en effet, à dessiner des lignes sur les murs de la maison de ses parents, au désespoir de ceux-ci. Graffeur très actif dès l’âge de dix ans, il apprend beaucoup de son grand-père, le peintre Real Bordalo, qui lui laisse une grande liberté et le soutient dans son exploration de l’espace public lisboète. Il lui rendra hommage en s’inscrivant dans sa lignée, prenant comme nom d’artiste Bordalo secundo (II). Après avoir voyagé en solitaire dans le monde entier, le jeune homme entre, à 20 ans, avec déjà une belle expérience, à l’école des Beaux-Arts de Lisbonne. « Je ne réussissais pas à prendre tout cela au sérieux, dit-il, et les cours étaient d’un ennui mortel… J’aimais m’amuser avec la matière, expérimenter […] et au cours de mes deux dernières années, j’ai finalement décidé de profiter de ce que l’Université avait à m’apporter. »[4] C’est ainsi qu’il suit les classes de céramique, de mosaïque, participe à des ateliers de travail du bois. « Ces petites incartades étaient bien plus motivantes que le reste de mon programme et je sentais qu’elles me seraient utiles pour plus tard. »[5] Ceci jusqu’à ce qu’il soit exclu, en 2012, sans diplôme. Mais, Bordalo II a trouvé son style et se met au travail.
Un certain usage des lathouses
« Depuis un moment, le sublime a du plomb dans l’aile. Il semble avoir dégringolé du Parnasse au bazar pour finir par terre. »[6] Dans ce bazar, les déchets sous lesquels la planète suffoque sont devenus des matériaux de choix pour nombre d’artistes. Ils puisent dans les rebuts de la surconsommation, de l’obsolescence — parfois programmée —, les recyclent, et ce faisant, les rendent visibles, les font parler, imposant l’art du déchet comme une discipline artistique à part entière dans l’air du temps, ce temps où le monde s’est peuplé de ce que Lacan nomme des lathouses : « ces menus objets petit a [que l’on rencontre] sur le pavé à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines […] pour autant que c’est la science maintenant qui gouverne [le désir] »[7] . Les street artists, à leur façon propre, ont fait tomber l’art du Parnasse, l’ont désidéalisé et politisé.
Qu’il se nomme Junk Art, Trash Art, ou encore Attero[8] , l’art du déchet a bien des facettes et Bordalo II le pousse à un degré où esthétique, pragmatisme et militantisme vont de pair.
Un artiviste
Comment qualifier Bordalo II ? Street artist, peintre, plasticien, sculpteur, bricoleur, installateur ? Sans doute tout cela à la fois. Mais lui-même, bien plus qu’un artiste, se définit comme un artiviste ; il se lance dans la création, animé d’un désir d’engagement politique qui privilégie la dimension de l’action sans laquelle son art ne vaudrait pas : « Si tu veux créer le changement, tu te dois d’être intégré dans la société, tu dois faire corps avec le système[9]. » Bordalo Il n’est pas un révolutionnaire, encore moins un anarchiste, il ne rejette pas « le système ». Il y répond. Le militantisme qui l’anime, appuyé sur un idéal solide, n’en est pas moins pragmatique : « J’ai profondément besoin de créer des œuvres qui pourraient avoir un impact, même minime, sur la société. […] Je me sentirais, d’ailleurs, mal, si la seule perspective de ce que je crée était artistique, j’aurais même un sentiment de superficialité. […] Je veux pouvoir élever le discours et agir »[10].
Très tôt, le jeune Bordalo a une conscience aigüe de faire partie d’une génération
« consumériste, matérialiste et cupide. » Aussi, intervenir dans la rue implique pour lui une responsabilité, celle de toucher un public, d’alerter le monde sur sa surconsommation et sa production de déchets avec les ravages qu’elle produit. Et les matériaux qu’il utilise sont issus de ces déchets mêmes qui peuplent la planète et participent à sa destruction.
La création, une performance
Pour récupérer cette matière première, Bordalo II commence à parcourir les rues, à explorer les déchetteries, les casses, les chantiers abandonnés, etc. « Mes endroits favoris sont les décharges illégales dans les usines désaffectées, pour moi c’est comme un supermarché. »[11] Il y trouve jouets d’enfants, vélos, barils de produits industriels, casques de chantier ou de moto usés, pièces détachées diverses, vieux pneus ou chaises cassées, poussettes, radiateurs, matériel ménager et technologique, cageots abandonnés, poubelles, tuyaux de toutes sortes, composants électroniques, filins, cordages, cartons et plastiques en tous genres. Il aurait même transformé des rails de train en œuvres d’art…
Aujourd’hui, on lui apporte des paquets de détritus qui s’amoncellent dans son atelier. C’est là qu’il puise pour créer de phénoménales sculptures d’animaux colorés, au regard saisissant. Ce travail titanesque ne se fait pas sans l’implication, autour de Bordalo, d’une équipe qu’il caractérise par son « freestyle »[12].
Comment procède-t-il ? Après avoir fait une esquisse ou imprimé une image de l’animal qu’il va réaliser, Bordalo choisit dans son bric-à-brac de déchets, réunit le matériel, le découpe, le tord, visse, colle, soude et installe la composition sur le sol. Les différentes sections de l’œuvre sont ensuite transportées sur le site où elles doivent être installées, puis soulevées (le plus souvent par une grue) et fixées au mur. Il reste à vérifier l’ensemble et à opérer les réajustements nécessaires. Enfin, l’artiste procède rapidement à la peinture, totale ou partielle. L’étape magique est celle où « les matériaux bruts sont encore visibles et commencent leur nouvelle vie »[13] et où l’œuvre se révèle au regard des passants et spectateurs qui comprennent alors ce qu’elle représente. « La production d’une œuvre est presque une performance. »[14].
Ses « actions commandos »[15] ont commencé il y a à peine six ans et sont maintenant planifiées en toute légalité. Depuis 2013, il aurait installé dans les rues du monde entier plus de cent trente figures d’animaux menacés.
Les trash animals de Bordalo II
Ses créations sont essentiellement des animaux, car Bordalo II considère que c’est à eux que le public s’identifie le plus facilement. « Parfois l’on me demande pourquoi je ne représente pas d’humains, mais ils sont représentés dans mes œuvres parce que ce sont eux qui produisent les déchets. Nous sommes dans toutes ces sculptures. »[16]
Ces trash animals, nommés ainsi par l’artiste, dénoncent ce qui les tue : « Au-delà de l’esthétique, dit Bordalo, je souhaite vraiment attirer l’attention du public sur les problèmes écologiques. La rue est un bon endroit pour le faire, même si ça m’oblige à avoir un message très direct et rapide »[17].
Bordalo se voit partout offrir des murs, des quartiers dont il révèle l’histoire, la face cachée, selon l’endroit du monde où il installe ses animaux.
Ainsi, à Paris, il réalise, en 2018, un castor de près de huit mètres de haut, à la sortie de la station de métro Bibliothèque François Mitterrand. Ce castor fait référence à l’histoire de la Bièvre, rivière qui se jetait dans la Seine et qui, devenue un cloaque pollué par le développement les usines et teintureries des alentours, fut recouverte et détournée au début du XXe siècle. La Bièvre se jette aujourd’hui directement dans les égouts. Bourdalou découvre qu’en gaulois, « bièvre » signifie « castor », ce qui se retrouve dans le nom anglais beaver. Le castor commémore ainsi l’histoire de cette rivière perdue.
À Covilha, au Portugal, à l’occasion d’un festival d’art urbain, il choisit d’intervenir dans un quartier dégradé et abandonné du centre historique, afin d’encourager l’investissement matériel et social de ce quartier délaissé. Et c’est un hibou qu’il y installe, symbole de savoir et de culture (Ihos de Mocho/ Yeux d’hibou).
Enfin, c’est tout récemment que Bordalo II réalise sa première exposition personnelle à Paris[18], dans un vaste espace de 700 m² encore en chantier et destiné à accueillir… un supermarché ! Œuvre spectaculaire et surprenante que ce bestiaire composé de différentes séries de ses Trash animals parmi lesquelles nous retiendrons la série des « Half Half Animals » où les visages sont scindés en deux parties. Tel le lion, « évident symbole de cette exposition »[19], d’un côté le visage peint, coloré, vivant, avec sa crinière de gros cordages à dominante bleue, et de l’autre, le visage gris où se dévoile le squelette de plastique dont il est constitué.
Un lien social par le déchet
« Les œuvres des grands artistes aujourd’hui ne sont pas sublimes, elles sont symptômes […] Elles rendraient intranquille. C’est leur grandeur. L’art tend à ouvrir des brèches dans le réel, discrètes mais efficaces. Nous voici au temps d’un art qui fait acte »[20] comme le propose Gérard Wajcman.
C’est cet art dans lequel s’est engagé Bordalo II, avec une grande détermination, un art où le déchet circule et fait lien social. « L’Art est une formidable plateforme de communication. »[21] Car « des murs gris n’ont rien à raconter. »[22] Alors, l’artiste les fait parler en y fixant ses réalisations monumentales.
Sur son site, écrit — il : « Le déchet d’un homme est le trésor d’un autre. » Le très talentueux Bordalo II a ainsi trouvé une « façon de se glisser dans le monde, dans le discours, dans le cours du monde qui est discours »[23].
Une modalité bien singulière de « salut par les déchets »[24].
[1] Marret-Maleval S., Pfauwadel A., « Les voies de renouvellement de la psychanalyse sont nombreuses », Le Monde, Tribune du 1er avril 2019.
[2] Sanchez L., « Street-art: l’Art prend la rue », TEDxVannes, 4 août 2016, cf. le site street-art-avenue.com
[3] Ibid.
[4] Interview, « Bordalo II, la valeur de l’exemple », Graffiti Art, n° 42, janvier-février 2019.
[5] Ibid.
[6] Wajcman G., Présentation de l’exposition All that falls, Paris, 2014.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p.189.
[8] Attero, (en latin, déchet). Titre de la grande exposition personnelle de Bordalo II à Lisbonne, en 2018.
[9] Interview, « Bordalo II, la valeur de l’exemple », Graffiti Art, op. cit., p. 51.
[10] Op. cit., p. 51.
[11] Naulin M., « L’artiste Bordalo II expose son bestiaire de plastique à Paris », lefigaro.fr, 3 février 2019, à retrouver ici.
[12] Interview exclusive de Bordalo II pour Lisbob à l’occasion de l’exposition Accord de Paris.
[13] « Dans les poubelles de Bordalo », entretien vidéo, telerama.fr, 1er février 2019, à retrouver ici.
[14] Ibid.
[15] Garanou O., « Street-art: les incroyables animaux poubelles de Bordalo II », telerama.fr, 28 novembre 2017, à retrouver ici.
[16] Naulin M., op. cit.
[17] Granoux O., op. cit.
[18] Exposition Accord de Paris, 26 janvier-2 mars 2019, galerie Mathgoth, Paris.
[19] Interview exclusive d’Artur Bordalo II pour Lisbob, lisbob.net, 3 avril 2019, à retrouver ici.
[20] Wajcman G., op. cit.
[21] Interview pour Lisbob, op.cit.
[22] « Bordalo II, artiste engagé qui transforme les déchets en art », L’Express/AFP, 24 mai 2018.
[23] Miller J.-A., « Le salut par les déchets », Mental, numéro 24, avril 2010, p. 9-15.
[24] Ibid.