Marie Odile Fievet Cattuti – Le corps, ça danse
Je voudrais parler du corps au regard de l’expérience de la danse et de la psychanalyse avec l’approche particulière de la conjugaison de ces deux disciplines.
Il est difficile de parler du corps, sans préalablement définir à partir de quel point de vue, et surtout de la singularité de la relation que chacun entretient avec son corps. C’est donc cette jointure particulière du corps et de l’acte de danse, du corps du danseur et de la danseuse qui va guider mes propos ce soir. Et je puis tout de suite affirmer qu’à travers mon expérience personnelle la danse m’a permis d’habiter ce corps inconnu.
J’ai articulé dans le titre le corps et la danse par ce pronom « ça », suffisamment indéfini bien que démonstratif pour y mettre en définitive ce que j’ai beaucoup de difficulté à énoncer et que je tenterais d’approcher en abordant le concept de présence, terme fréquemment utilisé dans les arts de la scène.
C’est à travers la figure de l’oxymore que je tenterai de trouver le lien entre le corps, la danse et l’art.
Je vais commencer par le plus évident pour moi la danse.
Qu’est-ce que la danse ? frustration verticale d’un désir horizontal.
Définition sous forme de boutade de Pierre Desproges qui pourrait recouvrir non seulement la danse mais tout travail de création, même si la création va au-delà de la frustration vers la sublimation, ce que tait Desproges et que Freud avait énoncé bien avant : Le travail créateur d’un artiste est en même temps une dérivation de ses désirs sexuels dans un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
Plus sérieusement, quelle est la spécificité de l’art chorégraphique ?
Quel que soit la forme de danse, dans une discothèque, dans un théâtre ou dans la brousse africaine, la danse est toujours éphémère. En cela elle est aussi tragique que la vie. La danse n’existe qu’au moment de l’acte. Pour les autres arts vivants, dramatique et lyrique, il y a un écrit préexistant à l’acte et lui survivant, la partition ou le texte ou les deux.
Même s’il y a eu des tentatives d’écriture de la chorégraphie comme la labanotation, cette technique, délaissée actuellement, ne fait que transcrire, une chorégraphie existante, ce n’est donc pas réellement une écriture. C’est une notation de la création d’un chorégraphe, non une création.
Le caractère éphémère de la danse lui donne toute sa densité. Car tout se joue dans un seul instant et dans un même lieu. Le moment de danse, l’acte de danse fait appel à tout ce qui fait l’humain, dans toutes ses dimensions et cette humanité s’incarne un instant dans ce corps dansant qui la supporte et la montre.
Ainsi l’acte de danser intègre dans un même acte, un même lieu et un même temps les corps pluriels, l’imaginaire, les émotions, le langage enfin tout ce qui fait une personne, pour donner à voir quelque chose de l’invisible et de l’indicible ou de la signifiance infinie. La danse, à travers la matérialité du corps, nous fait voir la visibilité de l’invisible, nous fait percevoir l’immatériel. C’est donc une monstration d’une part de réel. Elle dit le monde et l’immonde. Elle concourt à l’assomption du sujet en reliant le langage, même s’il est chorégraphique, avec l’inarticulé du réel.
Danse — reliance — relidanse
L’unité de temps et de lieu dans le présent de l’acte donne une épaisseur à l’art chorégraphique tissée de tous les liens qui interagissent dans le moment de danse. Ainsi les oppositions trouvent un moyen de se confronter et de se compléter dans une dialectique unifiante.
Dedans/dehors ; haut/bas ; devant/derrière : ces oppositions structurent. L’horizontalité crée du lien social et la verticalité relie le bas (la matière) au monde impalpable (le ciel)
Espace/temps : c’est un geste qui tente d’arrêter le flux continu du temps et de le saisir dans une forme spatiale. J’aime cette image du torrent que les rochers semblent vouloir figer en vain, tels les gestes du danseur qui créent une dynamique en condensant le temps, les rochers font du flux de l’eau un torrent. Ainsi l’opposé continuité/discontinuité crée la dynamique de la vie.
Passé, futur : Danser c’est se souvenir en mouvement affirme France Scott Bilman car dans le corps actuel vivent et survivent les corps et les histoires de ceux qui nous ont précédés, toute la lignée de l’histoire de l’humanité, aussi bien que l’histoire de l’espèce.
Je conclurai ce paragraphe sur la danse par ce texte qui me semble définir la danse, telle que je la conçois et que je la vis, même s’il parle d’autre chose.
… et il devint une femme, la même invincible femme qui possédait la terre depuis le centre éblouissant de son corps, et qui n’était plus pensée ni parole, mais simple signe de vie éternellement déployé dans tout l’univers.
M Le Clezio terra amata