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Hélène Bonnaud / Inceste et secrets de famille. Familles, questions cruciales.

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Loth et ses filles, huile sur toile de Simon Vouet du début du XVIIème siècle.
Texte repris de Lacan Quotidien n°910.

 L’inceste est une forme d’attentat sexuel longtemps restée dans le non-dit et l’impunité, alors que l’on sait pourtant que les répercussions sur le plan psychique en sont immenses. L’inceste est marqué du sceau du silence et de la honte, deux signifiants majeurs qui en traduisent l’effet sur celui qui l’a subi. Le silence est, le plus souvent, une condition imposée par qui commet ce crime, qu’il s’agisse d’un père, d’un frère, d’un oncle, etc., ou encore, plus rarement, d’une mère, d’une sœur.

À l’heure où l’on dénonce les affaires de viol, de harcèlement sexuel, mais aussi moral, à l’heure où l’on dénonce l’emprise dans le couple et ses violences, les actes de pédophilie dans le monde du cinéma, du sport ou de la religion, l’inceste a une place particulière en tant qu’il se produit au sein de la famille, entre ses membres. La famille est avant tout garante de la protection de l’enfant, et spécifiquement de l’interdit de relations sexuelles entre adulte et enfant — entre l’enfant et ses parents en premier lieu, mais aussi avec d’autres personnes de l’entourage familial.[1]  Cette loi récente a d’ailleurs dû être révisée. En effet, le texte du 14 mars 2016 dénommait inceste les infractions sexuelles commises par les ascendants, la fratrie ou toute autre personne ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait, uniquement sur un mineur, ce qui, deux ans plus tard, le 3 août 2018, sera étendu à toute victime, mineure ou non[2]. Désormais, lorsque les agressions sexuelles sont commises sur un mineur, le juge doit prendre en considération l’autorité exercée par l’auteur, la différence d’âges entre la victime et l’auteur et son absence de maturité en tant qu’élément démontrant la contrainte ou la surprise[3]. Par ailleurs, le Code pénal[4] exige que toute juridiction saisie d’une agression incestueuse sur mineur par un titulaire de l’autorité parentale se prononce sur le retrait total ou partiel de cette autorité à l’auteur.

L’inceste est donc resté très longtemps en marge de la loi. Le législateur a-t-il évité cette question par crainte de mettre en danger la famille ? Pourtant la reconnaissance de l’inceste constitue plutôt une protection élémentaire de son devenir. Cela doit nous interroger sur la valeur d’idéalisation de la famille, qui a longtemps prévalu comme modèle social intouchable, seul garant de la filiation ; le droit de la famille visait à établir un lien symbolique entre les parents et les enfants garantissant la succession des générations, et cela, quel qu’en soit le prix payé concernant les abus et les violences qui s’y commettent.

Pour la psychanalyse, l’inceste implique la loi, mais aussi les sujets. L’inceste est un nœud de jouissance entre deux parlêtres. Il met en jeu la perversion de celui qui l’accomplit et aliène l’enfant qui le subit. Il n’est pas facile d’en parler d’une façon générale, chaque situation étant finalement ce qui permet d’en mesurer les conséquences. Il n’y a pas de pour tous, et encore moins dans l’inceste qui ne prend sens, bien souvent, que dans l’après-coup.

Témoignages et secrets

Depuis quelques mois, nous entrons dans le vif d’un sujet qui aujourd’hui s’éclaire autrement, du fait de l’impact des réseaux sociaux où la parole s’adresse à l’Autre de la vox populi et l’investit comme témoin de l’affaire, mais aussi comme juge de ceux qui sont mis en cause ou mis en accusation de viol, d’inceste, de violence. Cette mise en accusation publique prend parfois des airs de justice expéditive et interroge aussi bien les moyens que la finalité de ces dénonciations. Si l’adresse à l’Autre est constante, la parole est toujours appelée à révéler une vérité essentielle pour le sujet.

En effet, « parler » prend valeur de témoignage nécessaire à faire cesser l’insupportable du silence. Dans le livre de Vanessa Springora, Le Consentement [5], paru il y a juste un an, cette dimension était au premier plan. La parole, longtemps tue, doit se libérer. Il y a un moment subjectif où la position de tacere, se taire, devient insupportable au sujet. Jacques-Alain Miller, dans son cours Silet, introduit la différence entre se taire et se faire silencieux : « quand on dit se taire, il y a toujours l’idée qu’on se tait ou qu’on vous fait taire, alors que silet c’est plutôt l’idée de garder le silence »[6], comme le fait l’analyste. En effet, c’est dans ce registre du tacere à la prise de parole que nous pouvons situer le passage à l’écriture comme témoignage.

Ainsi, dans le récent livre de Camille Kouchner, La Familia grande[7], l’écriture vient révéler un attentat sexuel longtemps gardé secret, perpétré sur son frère jumeau par son beau-père. Pour elle aussi, le silence a fait longtemps symptôme, signe d’une violence psychique imposée aussi bien par soi-même que par celui qui ne veut pas que ça se sache. Dans ce cas, il semble que le frère ait longtemps préféré ne pas révéler la vérité pour ne pas faire souffrir sa mère. En voulant protéger sa mère, il a aussi protégé son agresseur. Ainsi, le couple parental a fonctionné dans la jouissance de ne rien vouloir savoir, du côté de la mère, et dans le déni de l’abus, pour le beau-père.

Secret et culpabilité

Il y a donc une jouissance à se taire qui touche à la domination de l’agresseur, mais aussi à la parole en tant que le secret en maintient le pacte, tacitement ou pas. Le secret vient sceller la relation du violeur avec l’enfant violé, condition toujours teintée de culpabilité. Qu’il s’agisse alors de dénoncer le secret qui protège le violeur, permet de libérer non seulement la parole du secret partagé, mais aussi de la culpabilité qui y était attachée. Secret et culpabilité forment un couple qui aliène le sujet à l’Autre jouisseur, lui donnant tout pouvoir et lui permettant de maintenir le lien pervers avec son objet. D’autre part, le secret, dans les cas d’actes violents ou pervers au sein de la famille, soude imaginairement les liens entre les sujets, et grossit le sentiment d’être tenus par un pacte de parole symbolique alors qu’il s’agit, au contraire, d’un faux pacte de parole imposé par l’agresseur. Le secret apporte alors son lot de dépression et de culpabilité car il touche à ce que la parole y est, de fait, interdite et cela, sous couvert d’intimité partagée.

Sortir de ce silence-là, c’est perdre quelque chose de cette jouissance qui promet le semblant d’union, le semblant de famille une. Il faut, en effet, un certain courage. Il faut, non seulement affronter la colère de l’agresseur, mais aussi le regard mauvais de tous ceux qui savaient et se taisaient. Il faut faire la différence entre parler pour soi, et parler pour l’autre, pour celui qui est cause de ce qui s’écrit.

Le témoignage qui met d’accord et l’autre

Dans le Séminaire Les psychoses, Lacan parle du témoignage à plusieurs reprises. Le témoignage est-il communication ? Il répond non. Cependant, dit-il, tout ce qui a valeur de communication est de l’ordre du témoignage. Il fait la critique de la communication pointant « qu’il s’agit d’un témoignage raté, soit quelque chose sur quoi tout le monde est d’accord »[8] et l’illustre par l’idéal de la transmission de la connaissance. Le témoignage fonctionnerait alors comme une communication qui mettrait tout le monde d’accord. Mais il y a une autre valeur donnée au témoignage, poursuit Lacan : « ce n’est pas pour rien que ça s’appelle en latin testis, et qu’on témoigne toujours sur ses couilles. Dans tout ce qui est de l’ordre du témoignage, il y a toujours engagement du sujet, et, lutte virtuelle à quoi l’organisme est toujours latent ».[9] Le témoignage tient au corps, c’est un effet du corps sexuel plus précisément. En cela, le témoignage qui vient dire une vérité jusque-là cachée est résonnance de ce que le sujet qui parle a un corps, affecté par un dire resté longtemps inavouable. Cela n’est pas sans évoquer la belle formule de Lacan concernant la fin de l’analyse et le témoignage de passe[10] lui-même, quand il précise : « les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[11]. Disons que dans tout témoignage, il y a quelque chose qui se dit où le corps est latent.

Hors de la famille

La vérité n’éclate plus au sein de la famille, mais au grand jour, d’autant plus quand la personne mise en accusation est célèbre. Ne pouvant porter plainte contre elle — la prescription ne le permet plus —, le témoignage prend ici des formes jusqu’alors inédites. Kaput le dicton selon lequel « le linge sale doit se laver en famille », dès lors que s’ouvre un nouvel espace pour dire ce qui, de ladite famille, fait la beauté comme la nuisance, et que vient s’y dire, hors de l’étouffoir qu’elle impose, la fascination qu’elle recèle. La famille, c’était ça, et plutôt que de l’extraire de soi, on s’en extrait, soi. À l’évidence, à l’intérieur de la famille, lieu clos qui maintient l’homéostase à tout prix, les secrets font fonction de stabilisateurs des liens au nom de l’amour, alors qu’il s’agit avant tout de faute. Celle-ci vient se dire dans le sentiment de culpabilité. N’est-ce pas aussi ce qui pousse à révéler la vérité verrouillée par le secret. C’est à cause de cette faute innommable qu’il y a levée de ce que le sujet s’autorise à dire. Et il peut trouver à s’en séparer dans le témoignage d’écriture.

Raconter, pourtant, ne lève pas forcément la culpabilité. Cela peut la voiler un moment, mais celle-ci fait retour. Elle reviendra là où elle touche au réel, qui est « ce qui revient à la même place »[12], mais aussi ce qui n’a pas de loi car « Le réel n’a pas d’ordre »[13]. La culpabilité décuple l’effet-sujet en même temps qu’elle voile le hors -sens dont il s’agit dans le fait de témoigner d’un inceste. C’est toute la différence qu’il y a entre Parler de moi pour dire ma vérité à tous et Parler de moi pour savoir ce que j’en sais dans ce que j’en dis, ce qui est fondamentalement la position de l’analysant.

Le témoignage est alors une extraction qui fait de la vérité, une réponse autre, autrement menteuse, autrementeuse comme un roman est sans foi ni loi.

 

[1] Une tentative précédente (loi du 8 février 2010) a été abrogée rapidement (17 septembre 2011).

[2] Loi n° 2018-703 du 3 août 2018 – l’article 222-31-1 du Code pénal est ainsi modifié : « Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis par : 1° Un ascendant ; 2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce ; 3° Le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité avec l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a sur la victime une autorité de droit ou de fait. »

[3] L’article 222-22-1 du Code pénal dispose en outre que « Lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes. »

[4] Cf. article 222-31-2 du Code pénal modifié par la loi n° 2016-97 du 14 mars 2016

[5] Springora V., Le Consentement, Grasset, 2020.

[6] Miller J. — A., « L’orientation lacanienne. Silet», cours du 23 novembre 1994.

[7] Kouchner C., La Familia grande, Seuil, 2021.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 49.

[9] Ibid., p. 50.

[10] À l’issue de la procédure de la « passe » instituée par Lacan, l’Analyste de l’École (Æ) est invité à témoigner de son parcours analytique et de la fin de son analyse. Chaque « témoignage de passe » a valeur d’enseignement.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 49.

[13] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 138.