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Jean-Jacques Tyszler – Une déontologie aux ordres  ?

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Au moment de cet éditorial les images lointaines, mais pas si loin, des tirs de roquettes et de missiles sur une terre sacrée pour beaucoup.

Depuis ma tendre enfance, cette guerre infinie m’a accompagné avec cette question toute simple : pourquoi l’Un ou l’Autre et pas l’Un et L’Autre ? Voir pas d’Un sans Autre ?  Il ne m’appartient pas de commenter plus ici, mais ce contexte vient résonner avec l’ambiance sociale et politique que nous souhaitons souligner par le terme de « paranoïa ordinaire ».

Comment ne pas s’étonner que même jusque dans les forces de sécurité de la République, armée et police, certains pétitionnent pour prévenir du danger intérieur, de l’étranger parmi nous ? 

À l’évidence est utilisée la rhétorique de l’extrême droite dont le ton se banalise ; on devrait se souvenir de la façon dont le Général de Gaulle traita du putsch d’Alger, puis envisagea de recourir à l’armée face aux événements de 1968, pour choisir de quitter le pouvoir peu après…

Le confinement n’est pas sans effet sur le rétrécissement du champ des mémoires et fait surgir une haine déliée et impudique.

« Les psychonévroses de défense » freudiennes 

Il faut nous rappeler que Freud ne catégorie pas uniquement les névroses de transfert (hystérie — phobie-obsession), mais décrit aussi des névroses de caractère, des névroses actuelles, des névroses de destinée et les psychonévroses de défense.

La description de ces dernières est formidablement d’actualité puisqu’il s’agit de défenses contre le réel sans répondre, comme classiquement attendu, au refoulement par le symptôme.

Cette économie psychique trouve une nette prévalence aujourd’hui, individuelle et sociale, et nous pouvons en rapprocher la façon dont Lacan parla de la paranoïa ordinaire avec la figure topologique du nœud de trèfle.

Il s’étonnait lui-même du passage facile à cette structure qui venait homogénéiser les trois registres normalement séparés du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

Nous vérifions régulièrement cette intuition de Freud et de Lacan dans le travail des cures : un patient prendra aisément une posture pseudo-paranoïaque, interprétative et vindicative à l’endroit du transfert, surtout quand un point crucial se trouvera sollicité dans les mécanismes défensifs. Lacan avait encore noté la manière pour cette paranoïa commune de se coller à d’autres paranoïas ordinaires du même type pour fabriquer des paranoïas sociales : nous y sommes à loisir ! 

Si nous défendons une idée de la démocratie, il faut reconnaître que nous sommes « les soignants » cruellement pris à contre-pied.

Honorer publiquement, mais malmener dans les instructions gouvernementales.

Une déontologie aux ordres ? 

Le problème nouveau auquel nous nous heurtons est le passage en force, dans le champ du soin, à des directives sans discussion, sans conciliation, ni même argumentation.

Les « recommandations » deviennent impératives, créant un net glissement vers un scientisme, un idéalisme passionné, forme classique des psychoses passionnelles. 

La Fondation européenne pour la psychanalyse s’est alarmée au côté de bien d’autres associations et sociétés savantes des récentes offensives des Tutelles concernant le métier de psychologue et l’inféodation non dissimulée à la seule hypothèse neuro-développementale des troubles psychiques.

Cela a commencé avec l’autisme et ne cesse de faire idéologie depuis.

Le praticien, médecin ou psychologue, et l’infirmier aussi, ne seraient plus responsables de leurs décisions d’orientation dans les suivis et les soins, en fonction de l’état des connaissances, de leurs variétés propres aux métiers, mais ils devraient se référer à une grille de lecture univoque proposée par les services administratifs du ministère de la santé et des hautes autorités.

À la place du serment et de l’éthique, une déontologie d’État ! 

L’arbre qui cache la forêt.

Comme nous l’a appris Marcel Czermak, la difficulté de surcroît vient du fait qu’un passage à l’acte appelle toujours un autre passage à l’acte.

Les psychanalystes passent aussi beaucoup de leur temps à se défendre, à riposter, à attaquer… sans prendre assez de temps pour débattre de la clinique et de la praxis.

Des questions essentielles ont pourtant surgi et devront être impérativement travaillées : ainsi tout ce qui touche aux violences faites aux femmes et à la clinique de l’inceste.

Des publications et des colloques se préparent, pour échanger et se former à des sujets non pas nouveaux, mais l’Histoire nous mord la nuque.

Une pédopsychiatre de mon unité posait récemment lors d’une synthèse d’équipe cette question terrible : « ne sommes-nous pas passés à côté de bien des crimes incestueux durant toutes ces années ? ».

Comme pour les violences faites aux femmes dans le huis clos familial ou dans l’univers de travail, le silence fait place peu à peu à des récits qui peuvent irriter les bien-pensants, mais c’est la marche de la vérité.

Le milieu analytique n’est pas très à l’aise non plus avec les familles d’un nouveau genre et les questions de trans identité : ici encore il faudrait se réunir pour s’informer, se documenter avant que de s’invectiver.

Ne pas céder sur l’hospitalité !

Pour ce qui nous concerne nous donnons encore et toujours place prioritaire à l’accueil des exilés, des réfugiés et demandeurs d’asile.

La période électorale qui s’ouvre va mettre à vif les conditions d’abri et de régularisation des sujets de l’exil, qui viennent parfois du bout du monde pour fuir les guerres, les conflits religieux, les barbaries.

Nous avons choisi de mettre l’accent prochainement sur le parcours des femmes.

Souhaitons-nous enfin la reprise d’une psychanalyse au quotidien avec ces thèmes de recherche sur la clinique, la théorie et la pratique.

La Fondation Européenne prépare déjà grâce à nos collègues de Barcelone un colloque les 2 et 3 octobre avec un titre à la fois classique et actuel : « Nom propre, symptôme et autres suppléances dans la clinique psychanalytique ».

Nous avons proposé d’y participer sur le fil évoqué précédemment concernant les rencontres avec les exilés, les enfants en particulier, en reprenant la formule de ma collègue Ilaria Pirone : « la traduction comme un des Noms du père ».