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Rabbin Yeshaya Dalsace – Entretien réalisé par Pierre-Christophe Cathelineau

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Yeshaya Dalsace est Rabbin de la communauté Massorti
Interview réalisée par  Pierre-Christophe Cathelineau – Psychanalyste
Texte paru dans La revue lacanienne n°19 de l’ALI « Famille je vous aime ?
Les complexes familiaux aujourd’hui ».

Pierre-Christophe Cathelineau : La première question que je voudrais vous poser, c’est une question qui définit le cadre : quel est le cadre théologique de la famille dans le judaïsme ?

Rabbin Yeshaya Dalsace : Cadre théologique ?

C. :  Est-ce que pour vous, la référence à Béréshit (La Genèse), est une référence fondamentale, notamment la création d’Adam et d’Ève, et ce que dit le texte à ce propos ?

D. : D’abord, je ne sais pas si j’aurais employé ce terme de » théologique ». Vous voyez, il me dérange un petit peu ; c’est un point de départ intéressant justement…

C. : Parce que cela indique une influence chrétienne ?

D. : Oui justement, c’est intéressant de marquer la diffé­rence entre l’approche juive et l’approche chrétienne. Est-ce que, mentalement, le judaïsme va fonctionner avec ce genre de mot ? C’est important à préciser. Dans le cadre chrétien, où la famille est théologique, elle va créer du Théos au sens strict du terme. Là, du coup, cela prend sens. Tandis que dans le judaïsme, absolument pas. Mais c’est intéressant que vous ayez apporté ce terme. Il est évident que le récit de la Genèse est fondateur pour le judaïsme, pour la façon dont on pense la famille, et du coup la fonction paternelle éventuellement, mais aussi maternelle bien sûr. Cependant, je ne suis pas convaincu que notre lecture soit similaire à la lecture chrétienne.

Ce qui vient à l’esprit, c’est qu’Êve (Hawwa) s’appelle la vie. Hawwa), c’est l’explication même du texte : » parce qu’elle est mère de tous les vivants » (Genèse 3.20). Mais Adam n’est pas défini par la fonction paternelle ou celle de géniteur, mais par son origine, la terre (adama) (Genèse 2.7). Il devient quand même père, mais il n’est pas défini comme tel. Il est défini, lui, par rapport à son origine, la Terre, pas par ce qu’il va donner. Ève, elle, est définie par ce qu’elle va donner et elle va donner la vie. Mais cette famille ne forme pas un modèle. Adam est un père absent, semble-t-il. On ne raconte pas beaucoup de choses là-dessus, mais Adam n’est pas un père présent, et notamment dans le conflit de ses fils. On ne le voit pas. À tel point qu’Ève en arrive même à dire : « J’ai acquis un enfant avec Dieu » (Genèse 4.1). Où est Adam là-dedans ? Du coup, est-ce que ce modèle est vraiment le modèle ? Ce n’est que le point de départ de l’humanité, pas un modèle.

Quand vous parlez de théologie, ça voudrait dire qu’il y aurait un modèle indépassable. C’est ça que j’entends en tout cas. Qu’il faudrait être absolument dans ce modèle-là. Par contre, si je prends ce texte comme référence, mais à la juive, j’y vois un point de départ, donc une référence, mais pas le Modèle (avec un grand M). Et si on regarde bien ce point de départ, on y voit des failles très claires, et notamment la faille du père. C’est vous le psychanalyste, ce n’est pas moi, où est son problème exactement ? Mais je pense que quand Ève dit de son fils qu’il a été fait avec Dieu, puis nomme son frère » buée » (Abel), que le fils » acquis avec Dieu » (Caïn) tue le frère « buée » (Abel), et que dans tout cela le père n’est pas là…, il y a quand même là un imbroglio familial qui n’est pas inintéres­sant, source de réflexions, mais je n’y vois pas un modèle à suivre, plutôt un avertissement !

C. Alors quel est le bon modèle ?

D. : C’est une bonne question. Je ne suis pas sûr qu’il y en ait un, parce que j’aurais tendance à penser que la littérature biblique fonctionne avec des anti-modèles, c’est-à-dire avec des récits d’échecs ou de failles. C’est vrai sur toutes sortes de sujets.

Prenons la question du père, Adam est un échec, nous l’avons vu. Puis vous avez Caïn qui lui-même a un enfant, or Caïn va construire une ville qu’il va nommer du nom de son fils. On peut se demander s’il ne fait pas l’inverse, s’il ne ferait pas une surréaction par rapport à Adam qui serait un père absent, incapable de s’incarner vraiment, et que lui serait l’inverse, il aurait carrément construit une ville pour son fils ! Est-ce qu’il a bien fait ? Il y a dans la Bible toute la réflexion sur la ville comme lieu de la violence et de la dépravation… Et Caïn n’est pas pour rien celui qui crée la ville. Il est donc significatif qu’il le fasse comme père pour son fils et que cela engendre un lieu de violence.

Ensuite, prenons Noé, autre modèle possible. Il a quand même un problème avec l’un de ses fils, Cham. Donc, est-ce que c’est un père idéal ou pas ? Maintenant si un père a un problème avec son fils, ce n’est peut-être pas forcément de la faute du père. Mais, on ne peut pas dire que Noé soit un modèle idéal, lui non plus. Il va jusqu’à maudire son fils ! Alors peut-être que son fils a fait des choses très graves, mais c’est terrible pour un père de maudire son fils ! Donc je n’y vois pas non plus un modèle.

Prenons Abraham, mais alors il y a toute la problématique de l’Akedah d’Yitshak[i]. Ce n’est pas un petit sujet…

C. : C’est le sujet…

D. : Le père qui veut et qui ne parvient pas à tuer son fils. Ce n’est quand même pas une petite chose. C’est un texte très riche et il y a de nombreuses lectures évidemment… Mais un point dans l’Akedah est fondamental : le père et le fils se séparent à la fin. Après l’Akedah, on ne les revoit jamais ensemble. On a l’impression qu’il y a plus qu’une séparation : une rupture. On ne peut pas savoir pourquoi, c’est tout simplement un silence du texte. Mais si on veut l’interpréter, est-ce que finalement pour Yitzhák ce n’est pas le seul moyen d’exister que de ne plus voir ce père ? Alors là, encore une fois, on a un père problématique. Il y a l’interprétation un peu psychanalytique de l’Akedah, qui dit que le sacrifice du bélier est celui de la figure paternelle.

C. : L’interprétation de Lacan dans Les Noms du père, le premier texte où il n’y a qu’une seule séance de séminaire, c’est de dire qu’il sacrifie l’ancêtre biologique au profit d’une généalogie symbolique.

D. : Oui, mais alors du coup c’est positif et nécessaire, c’est ce que tout père devrait faire

C. : Exactement. Donc il l’interprète comme l’un des piliers de la castration dans le judaïsme, la castration au sens d’acte symbolique. Oui, il l’articule évidemment avec la circoncision.

D. : Oui, là Lacan est éclairant, comme souvent, on ne peut pas dire qu’il ne le soit pas… Mais la question demeure : est-ce que c’est un modèle ? Certes on a l’archétype du sacrifice du bélier. Mais il y a quand même tout le processus de l’Akedah qui lui n’est pas une petite chose. Est-ce qu’il fallait vraiment en passer par là ou pas, et à quel prix ? C’est très difficile de répondre à cette question.

Dans ce texte qu’on pourrait étudier d’une façon plus précise, il y a un autre point qui est très important, c’est que le père et le fils marchent ensemble au début. Cela renforce l’idée de la séparation qui vient après. Je trouve que c’est un texte ambivalent, c’est un texte complexe qui laisse le champ interprétatif très large. Si on va dans le sens de Lacan et dans le sens de ce qu’on a dit tout à l’heure, il y aurait une idée de processus nécessaire, violent mais nécessaire. Mais en même temps, on a l’impression d’un texte où on joue avec le feu et qui laisse des traces ! Vous connaissez peut-être le midrash qui explique pourquoi Isaac est aveugle (lorsqu’il est vieux en Genèse 27.i) ? Parce qu’il a été ébloui par la lumière du soleil qui se reflétait dans le couteau d’Abraham ! Ce midrash est très intéressant, parce qu’il sous-entend qu’il y a quand même des stigmates chez Yitzhák après cette affaire-là. Et il y a un autre midrash qui dit que Sarah meurt au même moment. Parce que le récit de la mort de Sarah vient juste après celui de la Akedah, et d’après ce midrash, Sarah aurait une espèce d’intuition, elle voit l’Akedah en pensée et ça la tue. Il y a donc bien un sacrifice !

C. : Et pour revenir à Sarah, la perte du yod, dans le texte de la Genèse, puisque son nom s’écrit d’abord Saraï, puis Sarah, vous l’interprétez comment ?

D. : C’est une division, parce que le yod de Saraï (qui vaut 10) est divisé en deux hé (qui vaut 5). Et donc le yod devient deux fois hé, il y en a un qui reste chez Sarah, et puis l’autre qui va chez Abraham, puisque Abram devient Abraham avec un hé aussi. C’est une interprétation classique, ce n’est pas la mienne…

C : Qui veut dire quoi ? Le fait de la division en deux hé ?

D. : Saraï signifie ma princesse, donc la possession. Il y avait une telle possession chez Abraham à l’égard de sa femme, qu’il n’y avait plus la place pour l’enfant. C’est là aussi une interprétation très classique, c’est-à-dire que le couple Abram/Saraï est incapable d’enfanter parce qu’il serait trop fusionnel.

C : Et donc là on a quand même l’ébauche d’une théorie de la famille ?

D. : Oui, ça c’est sûr. Mais je ne vous ai pas dit le contraire. Ça absolument pas. On a l’ébauche aussi dans Adam et Ève. Mais ce n’est pas le modèle.

C : Non, mais dans ce que vous dites là, très précisément, il y a cette idée que pour qu’il y ait un enfant., il faut qu’il y ait une place laissée à cet enfant par le couple qui ne peut pas être fusionnel.

D. : Oui, moi je pense qu’il faut une place laissée à l’enfant, il faut aussi une place dans le couple lui-même, je dirais de l’Autre. C’est-à-dire que je pense que ça va plus loin, même si le couple n’avait pas d’enfant… Imaginons que le couple n’ait pas eu d’en­fant, laissons la problématique de l’enfant de côté, même si elle vient évidemment en conséquence. Dans le couple Abram et Saraï, au départ, il semble qu’il y ait une fusion telle qu’il n’y a pas non plus la place en fait au couple lui-même. Il faudrait une forme de séparation, d’espace, ou disons plutôt une respiration (la lettre est aspirée), dans le couple pour le laisser exister en tant que tel, même sans enfant. Évidemment c’est l’espace où viendra se glisser l’enfant, la possibilité d’engendrement. Le hé, c’est la lettre de la respiration par excellence, c’est le h aspiré réparti chez Sarah et Abraham, à égalité. Abraham ne possède pas Sarah, elle se possède à elle-même. Alors que le yod est une lettre fermée, fermeture exprimée dans le yod de Saraï, yod du possessif « ma princesse », de la main qui prend (yod veut dire main) et qui peut étouffer.

Le yod est aussi une lettre « masculine », alors que le hé sera « féminin ». Donc il fallait féminiser Abram. Le a peut-être féminisé Sarah plus que ce qu’elle était, mais c’est surtout Abraham qu’il fallait féminiser. Et d’autant plus qu’il s’appelle « père » (qui est la signification d’Abraham ou d’Abram). Et quand on s’appelle père, peut-être qu’on a du mal à être père…

On peut voir là une expérience familiale, avec ses failles et plusieurs probléma­tiques : il y a la problématique de l’enfan­tement trop artificiel, hors du couple, par la servante Agar. Mais qui ne fonctionne pas. Il y a la problématique de demi-frères qui incarnent la rivalité des mères et qui du coup ne s’entendent pas, avec l’expul­sion d’Ismaël comme conséquence, ce qui n’est quand même pas anodin ! C’est là encore très violent. Il y a la problématique de l’Akedah dont on a déjà parlé et qui est violente également. Et si on regarde Yitzhák comme conséquence, c’est quand même le personnage le plus falot de la Genèse.

C : En tout cas il porte un nom qui est assez étonnant : il rira

D. : Rira, c’est un futur. C’est le rire à venir.

C : Pourquoi ?

D. : Alors ce n’est pas simple à inter­préter, ce n’est pas très clair, remarquons qu’il ne riait pas beaucoup, Yitzhák, juste­ment. On ne peut pas dire qu’il ait eu une vie très drôle. Et on a l’impression que c’est un rire qui devra advenir, mais qui ne n’ad­vient jamais. Et Yitzhák, voyez-vous, dans la suite des événements, c’est quelqu’un qui lui-même a du mal à être un mari… (Même s’il fait rire sa femme ou s’amuse sexuellement avec elle en Genèse 26.8). Il va quand même se laisser mener par le bout du nez par sa femme avec l’histoire des bénédictions de ses fils. Yitzhák ne choisit pas sa femme ; c’est son père qui envoie le serviteur la chercher pour lui. Peut-être que le choix est bon, mais il n’empêche que ce n’est pas lui qui l’a choisie. Il se console… C’est un truc que les psychanalystes aiment beaucoup… de la mort de sa mère avec sa femme. Bon, très bien, mais n’empêche qu’il est quand même sous la coupe de sa mère et de son père. Sa femme, ensuite, le mène par le bout du nez avec cette histoire de bénédiction des deux frères Jacob et Esaü. Son père a voulu le tuer… Son frère Ismaël le violer… Il n’y a pas de quoi rire tout de suite…

C : La bénédiction des deux frères c’est l’histoire du plat de lentilles, c’est ça ?

D. : Oui et la suite. Il est vieux et aveugle. C’est sa femme qui manigance toute cette histoire de déguisement de Jacob en Esaü pour prendre la bénédiction du père pour son fils préféré, etc. C’est quand même… Cela montre un couple très problématique. Et lui-même n’arrive pas à tenir le rôle de père avec ses deux fils, à être équitable. Donc je ne suis pas sûr que ce soit un très bon modèle, Yitzhák. Et la question qu’on peut poser c’est : est-ce qu’il ne porte pas à vie les stigmates de l’Akedah en fait ? Ça lui a coupé les ailes. Donc, est-ce que l’Akedah est si positive ? Vous voyez, sur le plan psychanalytique, on dit que tout père devrait faire ça. Mais je ne sais pas à quel point… Il me semble que l’Akedah est un texte très difficile. On peut encore une fois le prendre par toutes sortes de bouts. C’est un texte qui demeure énigmatique.

C. : Est-ce qu’il y a, compte tenu de la lecture que vous faites de la transmission dans le texte biblique entre père et fils, et de la mise en place de la famille, est-ce qu’il se dégage de ces textes une certaine idée de la famille et laquelle ? Est-ce qu’à votre avis on peut tenir compte à la fois d’Eve, à la fois de d’Abraham et de Sarah…

D. : Je pense qu’il faut tenir compte de tout. Je ne pense pas qu’il y ait un vrai modèle qui se dégage. Il y a par contre des problé­matiques qui se dégagent, il y a des problématiques qui sont plus ou moins récurrentes, comme des affrontements entre des frères par exemple, les parents y sont forcément en partie pour quelque chose. Mais je ne pense pas qu’il y ait un modèle. Je trouve inté­ressant, au contraire, de les passer tous en revue.

Vous avez ensuite Jacob. Jacob, c’est le fils d’Yitzhák, le fils qui est parti, celui qui a gagné le droit d’aînesse avec l’histoire du plat de lentilles et qui, comme père, en tant que figure paternelle, n’est pas simple. D’abord parce qu’il est partagé entre ses quatre femmes. C’est aussi celui qui n’a pas réussi à trancher. Enfin… il a peut-être bien fait, d’ailleurs ! Il se retrouve avec ses deux épouses qui sont sœurs et une ribambelle d’enfants, treize avec Dina. Mais dans le fond, lui aussi a des tas de problèmes… Ses fils Siméon et Lévi vont massacrer toute une ville sans lui demander son avis. Il est furieux après eux. Donc il a un problème d’autorité paternelle en l’occurrence. Les frères vendent à son insu Joseph et lui mentent, encore un problème d’autorité paternelle. Il envoie Joseph seul chercher ses frères, alors qu’il sait très bien qu’il y a une forte jalousie entre eux. Donc, c’est comme une espèce de seconde Akedah, il y a une épreuve de Joseph : débrouille-toi avec tes frères ! Et après, il reçoit la mauvaise nouvelle qu’il est mort. Ses fils lui mentent, non seulement complotent contre le frère, mais lui mentent et ça dure une vingtaine d’années, cette affaire ! Là aussi on a un père qui n’est pas simple. Il a excité la jalousie en gâtant Joseph avec cette histoire de tunique. Je ne sais pas si c’est un très bon modèle… Et même si ça se veut être un modèle, parce qu’il parvient à être Israël et à engendrer douze fils qui finiront par se réconcilier et incarner Israël, ce qui est le but de toute la Genèse, il n’est pas pour autant la figure paternelle idéale. Même si « Israël » est une figure de père, puisque l’on parle des [ben (é) Israël], des « fils d’Israël ».

Dans le judaïsme, Israël est une entité, une entité symbolique qui préexiste au monde. Il y a un texte rabbinique en ce sens qui dit qu’Israël a été créé avant le monde. C’est-à-dire pas Israël le peuple, bien évidemment, mais le concept. Et que ce concept doit arriver à s’incarner dans quelque chose. Et la question de la Genèse, c’est : où est-ce que ce concept Israël s’incarnera ? Il aurait pu s’incarner en un Adam, mais ça ne marche pas chez Adam. Dans Caïn, ça ne marche pas chez Caïn. Dans Noé et ça ne marche pas chez Noé, etc. Il s’incarne au bout du compte chez Jacob.

Mais que représente le concept Israël, en tout cas en ce qui concerne notre sujet qu’est la famille ? Le livre de la Genèse se termine par la réconciliation des douze frères fils de Jacob. Même s’ils ont eu des conflits terribles, jusqu’à la tentative de meurtre de leur frère Joseph, ces douze frères sont capables de vivre en paix les uns avec les autres, au-delà de leurs rancunes — et ils ont de bonnes raisons d’avoir des rancunes, bien évidemment. On ne voit jamais une telle réconciliation fraternelle avant ! Pourtant, les récits de conflits courent tout au long de la Genèse. Donc la problématique est la capacité des frères à vivre ensemble, être Israël c’est cela : une fratrie apaisée. C’est en fait le modèle « messianique » du judaïsme : on a en miniature, en microcosme dans une famille où il y a des conflits, ces douze frères qui sont capables de vivre en paix, un modèle pour l’humanité. La famille humaine, celle de tous les peuples avec leurs différences et leurs conflits, devrait vivre en paix. C’est l’image sublime d’une humanité pacifiée exprimée chez le prophète Isaïe, mais déjà présente dans la Genèse. Pour la Genèse, la famille, lieu de conflits par excellence, doit devenir un lieu de paix. Seulement, on sait très bien que ce n’est pas toujours le cas, loin de là même ! C’est très dur d’être Israël…

C : C’est même souvent pas le cas du tout.

D. : C’est pour ça que la grande ques­tion dans la Bible est celle de la réalisation de l’utopie, celle de l’incarnation d’Israël, puis celle de la capacité à demeurer fidèle à l’utopie Israël. C’est d’ailleurs intéressant que Jacob, dont le nom est changé en Israël après le combat avec l’ange, théoriquement définitivement, est appelé à nouveau Jacob quelques versets plus loin. C’est donc bien que lui-même a du mal à garder ce nom, à être à la hauteur de sa propre utopie.

C : Et cet Israël de la réconciliation des douze frères, c’est un Israël pour l’hu­manité en fait, ou bien c’est un Israël pour le peuple d’Israël ?

D. : C’est un modèle pour l’humanité.

C : C’est ça.

D. : C’est un modèle universel…

C : C’est un modèle universel.

D. : Mais de toute façon, c’est une utopie qui ne fonctionne pas, puisqu’on vient de le dire, la famille est par définition traversée de conflits et dans la Bible, tout au long du récit, le peuple d’Israël est traversé de conflits internes. Au niveau national, le royaume de Juda se bat à diverses reprises contre le royaume d’Israël… Au niveau familial, c’est pareil. Si on prend la famille emblématique de David, elle ne manque pas de sel ! David, voilà encore un modèle de père qui n’est pas triste !

La famille, c’est assurément un thème fondamental pour la littérature biblique. Mais quand vous me demandez : c’est quoi le modèle biblique de la famille ? Je ne sais pas lequel il est. Comme si la famille ne se laissait pas enfermer dans un schéma tout fait. Par contre l’enjeu de la paix est claire­ment posé.

C. :  Vous seriez d’accord pour dire que, tandis que chez les chrétiens on a un modèle théologique assez bien défini autour de la théologie paulinienne (la reprise de la théologie paulinienne pour penser le mariage et pour penser la transmission à travers le mariage), ce que présente le judaïsme, c’est plutôt un itinéraire soulignant les failles pour une organisation familiale qui est plus volontiers une question qu’une réponse ?

D. : Tout à fait. Moi je pense de toute façon que le judaïsme est une question plus qu’une réponse et cela sur toutes sortes de sujets. Et c’est vrai, quand vous me demandez s’il y a un modèle, moi, je n’en vois pas a priori. Même si évidemment, on pourrait définir que le modèle qu’il y a derrière serait a priori un couple hétérosexuel avec des enfants qui s’entendent bien. D’accord ! Mais il n’y a pas besoin de la Bible pour aller chercher ce modèle-là. Je pense que toute société humaine l’a plus ou moins en tête. Ce qui est intéressant, c’est que dans les récits familiaux bibliques on ne le trouve pas. Vous n’avez jamais une mise en avant de cette configuration.

C : Alors sur le couple, il y a un texte qui m’a beaucoup plu et influencé, qui est un texte de littérature kabbalistique populaire que vous connaissez, qui s’appelle Iguereth ha Kodesh, et qui imagine que dans l’union sexuelle, une femme et un homme réalisent la Shekhina. Est-ce que c’est une idée qui est prévalente aujourd’hui dans le judaïsme ou est-ce que c’est une idée complètement…

D. : C’est une idée très prégnante même. D’après le Talmud, même les chérubins, les kerouvim, seraient la figure d’un couple enlacé… Le Temple contiendrait une figure érotique…

C : C’est le commentaire que fait d’ailleurs Mopsik…

D. : Oui, mais c’est très classique… Le Temple peut être vu comme un haut lieu de l’érotisme, car le rapport à Dieu est érotique. Évidemment les mystiques vont trouver un écho de ce rapport dans le Cantique des cantiques. Texte érotique attribué à Salomon, constructeur du Temple… Texte familier pour la syna­gogue car lu à diverses reprises et notamment tous les vendredis soirs dans certaines synagogues.

J’ai un peu tiqué sur votre expression de modèle théologique. Je ne pense pas qu’il y en ait un, mais il y a une tension, je dirais… si on emploie le mot « théologie », que je n’aime pas trop dans un cadre juif… il y a une tension théologique dans le judaïsme et dans les textes bibliques, mais aussi dans les textes talmudiques, pour ce qui est de faire famille. C’est-à-dire que le fait de faire famille est une obligation, mais la réalisation est pour le moins délicate.

C. :  Le fait est que faire famille est une mitzva et dans cette famille, dans ce lien d’un homme et d’une femme, il y a l’idée que l’union sexuelle réalise la présence divine.

D. : Oui, tout à fait. D’abord, la sexua­lité est bien vue. C’est un point important dans le judaïsme, que la sexualité est une bonne chose. L’énergie sexuelle est une énergie positive qu’il faut savoir exploiter correctement bien évidemment, mais c’est une énergie positive. L’union sexuelle est vue comme positive, pas seulement en vue de la procréation, mais d’un acte sexuel, et comme menant à une forme de sainteté, mais je dirais même plus loin, de contact mystique. Parce que si vous reprenez le texte auquel vous avez fait référence, « La lettre de la sainteté », Igret ha Kodesh, c’est un texte qui met l’accent sur la douceur, sur la tendresse et l’harmonie du couple… C’est aussi un texte d’instruction sexuelle en fait, d’initiation sexuelle. Et c’est un texte qui met l’accent sur l’idée justement de douceur, de plaisir, d’érotisme au sens noble du terme, mais certainement pas de bâcler la chose, et encore moins de pornographie. Le couple est le lieu de la réalisation érotique et éthique, c’est fonda­mental. Ensuite, il y a faire famille, ce qui est déjà autre chose… même si c’est lié bien évidemment. Pour le judaïsme, l’enjeu de la famille est fondamental et le thème de la famille est omniprésent…

La maison juive c’est quelque chose de très fort, c’est une espèce de temple. Le rite juif est avant tout familial, notamment par le shabbat, la mezouza, la kashrout (les lois alimentaires), les règles de pureté familiale, les fêtes, le Seder (repas ritualisé) de Pessah, Hanoucca… Et ça, je pense que c’est assez différent du christianisme. Il me semble que le christianisme a beaucoup plus investi dans le lieu de culte, donc l’église, que le judaïsme, de même que dans le cheminement individuel. Le judaïsme ne s’intéresse pas beaucoup aux lieux de culte et le cheminement spirituel est avant tout familial.

C. :  Et ça c’est une différence fondamentale.

D. : Oui et d’ailleurs, si vous regardez la question d’un point de vue sociologique, c’est très vrai. Je connais nombre de Juifs qui ne mettent jamais les pieds à la syna­gogue, qui n’en ont pas les clés, parce qu’il y a aussi des clés de lecture et de fonction­nement pour la synagogue, donc ils n’y sont pas à l’aise, ils n’y comprennent rien, ce n’est pas du tout leur truc. Eh bien ces gens-là ont une vie juive familiale et une vie assez active. Et c’est très curieux égale­ment comme le judaïsme a une capacité de résistance à l’assimilation bien au-delà des institutions. Je rencontre tout le temps des gens qui quelquefois ne vont plus à la syna­gogue depuis des générations, mais il reste quelque chose de juif ; à travers toutes sortes de gestes familiaux, des rites… Et même chez les plus assimilés, chez ceux qui ne savent plus les rites familiaux, il restera un choix de prénom, le fait de vouloir quand même faire une circoncision. Le judaïsme est quelque chose qui ne se dilue pas si facilement.

C. :  C’est-à-dire qu’il y a un rôle essen­tiel de transmission portée par la famille qui tient moins à l’institution, à l’institution je dirais religieuse, mais c’est la famille qui est une institution religieuse.

D. : Je ne sais pas si on peut employer le terme d’institution, mais c’est la famille qui incarne… Alors vous voyez on revient au point de départ, ce qu’était le récit de la Genèse d’arriver à faire famille, c’est dans la famille que les choses se passent. Est-ce que pour autant elle est une « institution »… je ne suis pas sûr que j’emploierais le terme d’institution. Parce qu’institution veut dire quelque chose qui me semble assez figé. Tandis que la famille, par définition, n’est pas figée, elle est modu­lable. Ce n’est pas seulement un problème de tensions. Il y a des tensions dans les institutions aussi. Nous avons vu que la Bible ne propose pas de modèle institutionnel figé, mais développe des expériences. Or, on vit une époque où l’institution bouge, où le modèle classique est même assez mis à mal, où il y a des familles recomposées et toutes sortes de possibilités… Mais je ne pense pas que cela remet pour autant en cause la famille au sens large. Moi je ne crois pas à ça personnellement. C’est là où je n’ai pas été d’accord avec le rabbin Gilles Bernheim sur la question du mariage pour tous.

Je pense qu’il y a des familles homosexuelles où ça peut fonc­tionner. Et je ne vois pas pourquoi ça ne fonctionnerait pas.

C. : Mais est-ce que la famille recomposée est pensable dans le cadre de la transmission de la famille dans le judaïsme ?

D. : Bien entendu que cela pose des problèmes. Oui, mais ça ne veut pas dire que la famille n’est plus pensable. Ce n’est pas parce que quelque chose pose des problèmes qu’il n’est pas pensable.

C. :  Parce que même la liturgie de shabbat, la liturgie de Pessah, la liturgie de Hanoucca, est-ce que ça a un sens sans le couple hétérosexuel ? C’est ça, je me pose la question.

D. : Moi je pense que oui. Je pense que oui, parce que la liturgie de shabbat n’a rien à voir avec la question du couple hétérosexuel. Elle a à voir avec le fait d’être ensemble. Ce n’est pas tout à fait la même chose. La fête, c’est le fait d’être réuni autour d’une table et de dire un kiddouch, etc. Par exemple, si vous prenez les bougies de shabbat, c’est un rite qu’on accorde à la femme, mais c’est un rite qui repose sur les hommes tout autant. Un homme célibataire doit allumer les bougies de shabbat. Ou si la femme est absente, c’est à l’homme de le faire. Donc ce n’est pas un rite stricto sensu féminin. Et Pessah c’est pareil, il y a l’idée d’in­terroger le plus jeune garçon… enfin, le plus jeune enfant ! Pas forcément un garçon d’ailleurs. L’enjeu est celui de la transmis­sion « de génération en génération », ça n’a pas de rapport stricto sensu avec la question du couple hétérosexuel ou homosexuel. Personnellement je ne suis absolument pas convaincu, je suis prêt à entendre, ce n’est pas que je sois idéologiquement bloqué, loin de là même, mais je ne suis pas du tout convaincu que le modèle familial classique est mis à mal par la sociologie, et peut-être aussi par l’idéologie d’ailleurs (ce n’est pas que la sociologie), que pour autant la famille n’existe plus. Je pense sincèrement que toutes sortes de choses peuvent arriver sans pour autant être une catastrophe et que justement le judaïsme arrive à vivre autrement et à penser de façon très large et ouverte ces problématiques.

C. :  En tout cas sur la question de la référence à la norme, je dois dire que c’était ce qui m’avait plutôt attiré vers votre courant, parce que je voyais mal comment je pouvais aborder ces questions de la famille sans référence à la loi. Mais ça, c’est personnel.

D. : Mais je suis dans le cadre de la Loi, la Halakha, et j’y tiens ! Je dirais même qu’il n’y a pas de famille sans loi. Pour moi c’est évident. Et dans le judaïsme c’est très fort parce que ça implique toutes sortes de choses, y compris la fidélité, la conduite sexuelle, la pudeur… Enfin, c’est le lieu de la loi, la famille, y compris dans la casserole, c’est le lieu de la loi. S’il y a un endroit où il y a de la loi, c’est bien là ! Ça, ça me paraît évident. Dans cette perspective, les questions de familles contemporaines… enfin je ne sais pas si on peut dire la famille contemporaine, mais les modèles, l’éclate­ment du modèle classique et les possibilités qui s’ouvrent, donc y compris les familles monoparentales, familles recomposées, tout ce que vous voudrez, pour moi ne peuvent fonctionner que sous les yeux de la Loi. Sinon ça ne fonctionnera pas.

Prenons l’exemple de la famille mono­parentale, qui a toujours existé, entre parenthèses. Ce n’est pas une invention moderne ! Il y a toujours eu des filles-mères. Mais aujourd’hui une femme a la possibilité plus facilement, elle sera mieux acceptée, elle aura l’autorité sur l’enfant juridique­ment, etc. Il est évident qu’une femme seule n’est pas dans une situation très enviable pour élever un enfant ou des enfants. Ce n’est pas facile, mais ce n’est pas infaisable ! Ce n’est pas impossible. J’ai rencontré des femmes qui clairement ne voulaient pas de mari, ne voulaient pas de père et qui se faisaient faire un enfant. Je n’envie pas l’en­fant. Maintenant tout existe ! Je crois que c’est un des grands enseignements de la Bible : c’est que tout est possible, il n’y a pas d’impossible avec l’humain. Maintenant, il y a des choses pour lesquelles il faudrait peut-être y réfléchir à deux fois avant d’y mettre les pieds. Ça c’est sûr.

Je voudrais revenir sur la question normative que vous avez abordée tout à l’heure. Il y a dans la Bible l’idée de la Loi et de l’incarnation de la loi, c’est-à-dire sa réalisation. C’est fondamental. Mais il y a en même temps une conscience de la violence potentielle de la loi. C’est-à-dire que la loi peut aussi être source de violence pour toute personne qui ne correspond pas à la norme. C’est pourquoi il faut bien réfléchir, sur toutes ces ques­tions de modèle familial, à laisser ouvert un champ de possibilités qui permet d’échapper à la violence de la norme. L’humain, et donc la famille, est un sujet trop complexe pour être enfermé dans un modèle unique. L’essentiel est l’amour, le respect, la confiance et l’harmonie. Je trouve remarquable que la Bible nous offre une palette de réflexions et d’expériences. Elle accepte la possibilité de l’échec et de la réparation. Le divorce est possible. On peut se remarier. On peut être fille-mère… La loi doit dresser un cadre de soutien, et surtout toujours être une loi de vie. Vouloir imposer à tous un modèle trop normatif peut s’avérer une grande source de violence à l’égard de tous ceux qui ne sont pas, pour une raison ou une autre, souvent contre leur volonté, dans cette norme. C’est justement parce que je suis dans la Loi que je peux me permettre d’avoir conscience de sa limite.

[i] Ligature d’Isaac en Genèse 22.