Jean-Louis rinaldini / Sujets de fiction – fiction des sujets /
Le divan sur le devant de la scène
La chaîne Arte qualifie de phénoménal le succès de sa série de 35 épisodes de 30 mn en moyenne chacun, diffusés le jeudi soir à partir du 4 février 2021 pendant 7 semaines, et ce n’est pas une hyperbole, si l’on en croit les chiffres communiqués lors des premières semaines par la chaîne : 9 % de part d’audience télé la première semaine, plus de 16 millions de vues sur le web depuis le 28 janvier. Réactions contrastées mais dans l’ensemble positives des analysants qui en parlent en séance. Pourtant rien d’affriolant à première vue. Une unité de lieu à quelques exceptions près, le cabinet qui est aussi son domicile, d’un psychiatre psychanalyste, le Dr Dayan (Frédéric Pierrot), des séances en face à face qui impliquent l’usage quasi exclusif et répétitif du champ contre champ avec un(e) ou deux patient(e)s, un rituel temporel avec Ariane (Mélanie Thierry) chirurgienne hospitalière le lundi, Adel, le policier de la BRI (Reda Kateb) le mardi, Camille (Céleste Brunnquell), la jeune nageuse accidentée aux deux bras cassés le mercredi, Léonora (Clémence Poésy) l’épouse de Damien (Pio Marmaï) le jeudi, et Esther, (Carole Bouquet) l’amie et contrôleuse de Philippe Dayan le vendredi. Plus quelques personnages secondaires dont les apparitions sont suscitées par la nécessité de la diégèse.
Ajoutons un psy analyste, gentil, à la voix douce, peu prétentieux qui encaisse les coups et dédramatise les bourrasques des affects qui explosent, jusqu’à consentir à parler de lui et de son enfance, malmené dans sa vie familiale qui est un naufrage, et malmené par le dogme qui lui tenant lieu habituellement de boussole pour tenir le cap dans sa pratique qui s’affole, il navigue à vue et arrivera enfin, au cours de confrontations autant dramatiques que pathétiques avec sa collègue choisie pour être en contrôle, à affirmer sans la convaincre vraiment semble-t-il, que sa pratique d’analyste lui apparaît désormais ne pouvoir se soutenir que du rien de son être. Rien que ça ! Tout le trajet d’un psy qui devient psy en somme.
Et ça marche, ça fonctionne, le public est au rendez-vous.
Très vite — et c’est déjà le cas — les esprits chagrins poseront la question de la vraisemblance (donc de la vérité) en oubliant que nous sommes face à une fiction revendiquée comme telle. Ainsi on ne manquera pas de relever qu’il est rare que le psy parle autant, qu’il soit pédagogue citant à l’occasion Freud ou Lacan ou d’autres auteurs – comme l’on fait usage des notes de bas de pages d’un texte écrit pour légitimer le dit de l’auteur –, que dans la « vraie vie » il y a des séances où « il ne se passe rien » alors que dans le film « il y a forcément du lourd » à chaque séance, parce que la temporalité nécessaire de la fiction ne peut pas rendre compte de la temporalité de la cure. Comment méconnaître qu’il s’agit là d’un impératif narratif, chaque séquence d’un feuilleton doit effectivement se caractériser avant tout par l’immédiateté, l’imprévu, l’urgence, les rebondissements qui se trouvent d’ailleurs être les traits pertinents de notre contemporanéité. Fiction du récit qui rejoint ici ce qu’il en est structurellement de la fiction du sujet.
Identification ? Voyeurisme ?
Rien de très nouveau à première vue d’autant qu’il s’agit de l’adaptation de la série israélienne Be’Tipul (2005-2008), elle-même adaptée dans une quinzaine de pays dont les Etats-Unis, sous le nom In treatment.
Pourquoi un tel engouement, un tel succès qui fait parler même sur les divans ?
Bien sûr pour cette curiosité du public poussant à aller y voir, on évoquera un peu trop rapidement le « scopique », la transgression d’un interdit comme lorsque enfants nous écoutions à la porte de la chambre des parents. Qu’est-ce qui se passe dans l’intimité d’un cabinet de psychanalyste, qu’est-ce qu’ils se disent ?
Bien sûr on parlera de la qualité du jeu des acteurs, ou d’un texte ciselé à la perfection (on y reviendra).
Mais de façon plus structurelle la raison de l’engouement suscité en est certainement à chercher du côté du référent de ce discours filmique, référent à la fois extra-diégétique parce qu’en rapport à notre quotidien de semi-confinés depuis bientôt un an, où la privation de liberté est vécue dans sa dimension mortifère réelle, scandée par la litanie des chiffres des morts égrénés chaque jour, face à un ennemi invisible, insaisissable, terrorisant, qui nous découvre impuissant, mais également un référent intra-diégétique puisque le récit se situe juste après le 13 novembre 2015, dans le XIe arrondissement : c’est le massacre du Bataclan et des attentats qui ne nous autorisent pas de choisir de laisser le monde à notre porte. Ainsi le narré dans la fiction nous parle d’un temps et d’un lieu traumatiques, d’un lieu où se nouent et se répondent le privé et le public, le psychisme et le social, l’inconscient et le politique. Une effraction sanglante et sidérante de l’Histoire dans l’histoire. Et c’est d’ailleurs ce que permet au mieux une analyse, d’explorer le lieu du traumatisme dans la fiction d’un sujet, qui conduit celui qui s’y risque à cette révélation que le passé demeure toujours imprévisible, et in fine à l’ab-sens de rapport sexuel que Lacan en meilleur scénariste qui soit formule dans cette réplique de « Télévision » : « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient. »[i] C’est le traumatisme comme chez tout sujet, dont il faut se délivrer pour réapprendre à vivre. C’est le trou réel, le troumatisme, celui auquel on ne pense pas car nous sommes dedans, celui qui nous constitue, c’est le « Ils ne s’entendent pas crier » du malentendu des parents, constitutif de l’inconscient de Freud. Bien sûr le malentendu en question c’est la rencontre avec la Loi de la Parole, l’impératif du signifiant, la vérité qui ne se dit pas.
La fabrique de la fiction
« Une opération bien réalisée est une opération bien pensée » lâche Adel le policier de la BRI à la face du Psy. Et c’est le cas de cette série créée par Éric Toledano et Olivier Nakache où il semble que chaque élément a été ouvragé de main de maître dans un faire comme si… pour rendre crédible l’analyse à l’écran.
Chaque scénariste s’est rendu au cabinet d’un « psychanalyste consultant » (Emmanuel Valat) lequel a en outre participé à l’atelier d’écriture, pour faire une séance « d’essayage » en se mettant dans la peau du personnage pour lequel il écrivait le texte. Ainsi Pauline Guena avait comme personnage Adel Chibane le flic tourmenté incarné par Reda Kateb.
Rien d’étonnant à ce que le Dr Dayan soit montré en pleine crise de foi lorsqu’il finit par traiter la psychanalyse de « religion abandonnée de ses dévots » et « instruments du culte », face à sa thérapeute — amie et contrôleuse — lorsque l’on sait que les scénaristes David Elkaïm et Vincent Poymiro, — tous deux en analyse — sont ceux qui avaient déjà réalisé le séminaire des prêtres dans la série « Ainsi soient-ils »[ii].
Bonne nouvelle ou simplement air du temps ?
La psychanalyse tellement critiquée ces dernières décennies aurait-elle de nouveau le vent en poupe après le bashing dont elle a été la cible ? Ou s’agit-il d’un souffle passager qui détend ?
Depuis les années 2000 (sans remonter aux origines !) la psychanalyse dont les positions théoriques tant que pratiques paraissaient dominantes et bien établies est devenue peu à peu une discipline caricaturée à outrance proche de l’escroquerie. Il n’est pas loin le temps (octobre 2019) où 60 psychiatres et psychologues demandaient solennellement dans une tribune au Vitriol que les partisans d’analyses d’inspiration freudienne soient écartées des expertises judiciaires, au motif « qu’ils font des diagnostics fantaisistes », ont des pratiques « qui ne prennent pas en compte les besoins des malades psychiatriques » qui « aboutiraient à une culpabilisation des victimes de violences sexuelles ». Et les signataires concluaient « que la psychanalyse soit exclue des tribunaux, mais aussi des universités ». Tout cela était en germe dès 2004 avec le combat du député médecin de droite Bernard Accoyer dont l’amendement visait mettre un peu d’ordre dans la maison des psychothérapies abandonnée aux multiples pratiques cliniques douteuses. On sait ce qu’il en fut, l’issue étant une véritable usine à gaz pour la reconnaissance du titre de Psychothérapeute. Il y eut Le livre noir de la psychanalyse en 2005, pamphlet bourré d’injures et d’erreurs, puis l’offensive menée autour de l’autisme, la Haute Autorité de Santé sonnant l’hallali en déclarant inopérantes les pratiques psychothérapeutiques des prises en charge de l’autisme puis les interdisant peu après au nom des bonnes pratiques qu’elle recommandait.[iii] D’autant que peu à peu le bulldozer des neurosciences imposait ses lois, ses regards, ses labos de recherche, ses logiques, ses budgets, initiant ou accompagnant une véritable chasse aux sorcières avec éviction dans les universités des formations analytiques, la fermeture de structures de prise en charge psychothérapeutique car non recommandées par la HAS.
Le succès d’En thérapie signifierait-il qu’on est sorti d’un mauvais climat pour la psychanalyse ? L’épidémie du COVID, les attentats, produisent certainement un nouveau besoin d’échanges, un désir de parole, la rencontre avec autrui que la série laisse justement entrevoir par la possibilité de rentrer dans l’intimité de l’autre, de la séance psy. C’est aussi la désacralisation du tout sachant, le psy, par ses doutes ses erreurs… alors que parallèlement nous est offert un déficit d’image de la science, qui s’accompagne d’une méfiance pour les traitements médicamenteux.
Et si cette série, dans notre époque où la voix subjective est discréditée au profit de considérations qui se prétendent objectives, survenait au bon moment ? La cure psychanalytique étant avant toute chose un discours qui nécessite le désir d’en faire l’expérience, d’un discours sur le monde, le sien ou ce que l’on croit tel. C’est une remise en scène de la parole, car lorsqu’on est en analyse si on se raconte une histoire, c’est aussi pour et à un autre qui n’en sera jamais le dépositaire mais seulement le transitaire. La série montre bien l’entrelacs de l’intime et du public, l’extraordinaire diversité des réactions, le risque réducteur des approches objectives, la vulnérabilité du psy, ses failles, la remise en cause laborieuse des dogmes, le risque des interprétations massives au détriment de ce qui fait signifiant pour le sujet… On voit comment chaque épisode raconte cette dure négociation entre l’analyste et le patient qui lutte pour ne pas voir et l’analyste aux fourneaux pour l’aider à triompher du fait qu’il ne veut pas dire. Pas sûr que le public le plus large puisse y être sensible à moins soi-même avoir désiré cette expérience du discours en quoi consiste une analyse.
Il serait fastidieux de les lister ici, mais il n’y a pas lieu de s’en étonner : dans toutes les séances qui sont présentées dans « En Thérapie » la pulsion de mort est à l’œuvre, non seulement dans le champ de la parole mais également dans le réel. Certes, le retour vers une parole de l’intime est une bonne nouvelle, mais à une condition et elle est de taille que cette parole (que l’on veut aujourd’hui libérée) ne se réduise pas à de la confession voire à du repentir. Lacan dans L’éthique de la psychanalyse enfonce le clou lorsqu’il réfère la pulsion de mort au rapport de l’homme au signifiant, de ce qu’il voudrait détruire ou méconnaître de ce rapport. Je cite deux courts extraits :
« […] Disons que, pour celui qui vous parle, c’est là que se situe la révélation du caractère décisif, original de la place où se situe le désir humain, dans le rapport de l’homme au signifiant. Ce rapport doit-il le détruire ? »[iv] et plus loin :
« […] C’est parce que le mouvement du désir est en train de passer la ligne d’une sorte de dévoilement, que l’avènement de la notion freudienne de la pulsion de mort a son sens pour nous. La question se pose au niveau du rapport de l’être humain avec le signifiant comme tel, en tant qu’au niveau du signifiant, peut être remis en question tout cycle de l’étant, y étant compris la vie dans son mouvement de perte et de retour. »[v]
Si avec Lacan nous postulons que c’est dans la fiction du sujet que le sens de la mort est inscrit par le signifiant, la pulsion de mort est à repérer comme cela se dévoile dans la cure et surtout en début de cure, dans la difficulté du sujet, son opposition, son impossibilité, à en passer par le signifiant, voire sa volonté de détruire le rapport au signifiant auquel il est immanquablement soumis en tant qu’être parlant. Et cela pour une raison simple, c’est qu’il y a quelque chose qui est à l’œuvre : la pulsion de mort comme forclusion du sujet de l’énonciation.[vi] C’est comme un amour de disparaître qui résulte de la rencontre première que le sujet ferait lorsqu’il se heurte au langage. Lorsque le sujet se conforme par amour à la place que la langue maternelle lui assigne cette opération fait disparaître sa particularité. C’est-à-dire que le désir qui donne vie au sujet est aussi celui qui nie son existence. La pulsion de mort peut être ainsi vue comme le premier rendez-vous que l’amour nous assigne lorsque nous naissons et que seuls le symptôme ou l’acte créatif nous permettent de surseoir à ce que cette rencontre a de mortel.
C’est le fil rouge qui court le long des 35 épisodes et de façon spécialement éclatante pour Adel Chibane le policier de la BRI. La vie de l’homme est marquée des emblèmes de la mort lorsque la mort, attachée au signifiant, a été refusée. Le sujet alors exclut la mort et la castration du champ de la vie et détermine, à partir de là, une existence où il accomplit, sans les vivre, tous les gestes de la vie : il sera marié sur parole, fera l’amour en faisant le mort, il sera géniteur sans avoir été père et n’aura, au dernier terme, qu’un seul regret peut-être, celui de ne pouvoir, comme le Président Schreber, lire dans son journal, à la rubrique nécrologique, le faire-part de son décès.
La vie devient alors, au sens propre, une existence, car le sujet ek-siste à son vécu. Le choix d’un masque et l’exécution d’un scénario écrit quelquefois par des scénaristes dès avant sa naissance (Freud le disait au petit Hans) pourront tout au plus lui permettre de croire à la réalité du grand rêve auquel se réduira sa vie et qu’il traversera comme une ombre, jusqu’à ce qu’un jour finalement la mort le réveille.
Nice, le 7 mars 2021
Jean-Louis Rinaldini
[i] Jacques Lacan, Télévision, Seuil, chapitre V, L’égarement de notre jouissance, 1974, p.51.
[ii] La série raconte l’histoire de cinq jeunes hommes, aux parcours et aux motivations diverses, qui entrent au séminaire des Capucins à Paris en vue de devenir prêtres, dans le contexte du XXIe siècle en France.
[iii] Voir à ce sujet sur notre site du GNiPL https://www.gnipl.fr/dossier-autisme/
[iv] LVII L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE 1959 – 1960 LEÇON DU 18 MAI 1960. Sur le site du GNiPL http://www.gnipl.fr/Recherche_Lacan/2013/09/10/lvii-lethique-de-la-psychanalyse-1959-1960-lecon-du-18-mai-1960/
[v] Idem.
[vi] Le paradoxe d’Epiménide se lit sous sa forme longue : « Epiménide le Crétois dit “Tous les Crétois sont des menteurs” » et sous sa forme abrégée : « je mens ». On sait que ce paradoxe du Crétois a suscité pendant très longtemps des interrogations logiques, tendant à le présenter comme insoluble. En effet, si Je dis que je suis un menteur, mon énoncé s’annule et je dis la vérité. Mais, la disant, je suis donc un menteur et mon énoncé s’annule, etc.
Comme l’a montré Lacan ce paradoxe n’est pas insurmontable, à condition de prendre la peine de distinguer le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation. « Je mens » est prononcé à la fois sur le plan de l’énoncé et sur celui de l’énonciation, et le pronom « je » condense deux sujets au point d’en faire disparaître un derrière l’autre. Le « je » qui prononce la formule diffère du « je » de « je mens ». Dès lors, l’un est en mesure de dire le vrai dans le même temps où l’autre est déclaré menteur.