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Hélène Genet / Je zoome donc je suis /

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Texte publié sur le site de l’ALI.

Telle pourrait être la formule post-moderne de la subjectivité, où l’être (l’improbable « je suis » cartésien) se fond dans la grégarité (je suis… les autres). Je suis : de zoom en zoom, assigné aux écrans, épinglé en surface, enchaîné au regard. Et hors ce cadre, c’est le masque. Drôle d’époque, me dis-je in petto, me demandant aussitôt s’il y a là un lien avec l’époque de la drôle (de guerre)… à voir, si la guerre est passée à la trappe, et si c’est un progrès. Parce que beaucoup ne consentent à tout ça qu’au nom d’une pseudo guerre contre le virus.

Ce qui me stupéfait, c’est l’extraordinaire facilité avec laquelle nous avons adopté ces objets, finalement métonymiques : l’écran, le masque. On s’est à peine étonné, on est déjà habitué, à ces objets aussi bien qu’à leurs effets de fragmentation. Les gestes barrière, la distanciation, l’éviction de la culture, la disqualification du lien social, la confiscation temporelle… rien de franchement insupportable là-dedans.

C’est provisoire se jure-t-on. On fait avec, enfin… pour autant qu’on est du bon côté, dans la classe des nécessaires. L’argument sanitaire y suffit (le seul qui fasse universellement droit, cela vaut la peine de le relever). « Consentement » dit-on, un mot qui voile notre adhésion, entre docilité et conviction, mais in fine une adhérence à grande échelle.

Ce qui m’étonne, donc, c’est cette adhérence, que signale l’absence de pensée de ces objets : quels sont les enjeux symboliques ? Quels effets de réel ? C’est un questionnement un peu tabou : ttttt… le masque est une protection, rien à voir avec un bâillon ; et non, les écrans ne nous isolent pas, c’est tout le contraire. D’accord, d’accord.

Comment est-ce possible ? Faut-il supposer que masqués, nous l’étions déjà ? Et que déjà les écrans polarisaient notre jouissance dans une vertigineuse hypersynchronie ? Je pense à Bernard Stiegler, ce grand penseur de l’homo technicus, et qui a récemment quitté notre monde confiné : « l’exploitation industrielle du temps (du temps des consciences devenu marché) est entropique : elle élimine la différence entre devenir et avenir. C’est ce qui produit un profond mal- être, un dégoût, symptôme d’une liquidation du désir – ce que j’ai nommé ailleurs débandade. »  C’était il y a presque 20 ans1. Pas de doute, en 2021, on a atteint l’universelle impuissance, la faute à… un virus. Plaisante parenthèse : avant de signifier « poison », le latin « virus » a désigné le sperme… post coïtum, animal triste2.

Rebandera-t-on un jour ?

C’est tout le problème, d’abord parce qu’à force de jouir, il y a belle lurette qu’on a liquidé le désir ; ensuite parce que le virus planétaire a confisqué tout projet individuel, c’est-à-dire qu’il a ostensiblement préempté le futur. Or le désir n’est que d’un futur, de la protention dit Stiegler, du manque à être dit la psychanalyse. Le futur n’existe pas, par définition. Est-il de l’ordre de l’imaginaire ? Il semble en effet tirer sa consistance d’un certain nombre de projets ou de fantasmes. Mais le futur se fonde d’abord d’une forme verbale et d’une adresse ; c’est le temps de la promesse, celle de l’Alliance et celle de l’affiliation : « Tu seras un homme mon fils ». C’est le futur qui rend la castration acceptable et libère le désir, en quoi il est vital. Voilà pourquoi, privés de futur, nous nous trouvons prostrés et enfin abêtis.

Je zoome, donc je suis, ce qui aussi bien peut se dire : je suis, donc je zoome. C’est réversible. Lois d’un univers spéculaire, où chacun ne s’identifie que de ses réseaux. L’outil réduit l’être à cette apparition intermittente. Et d’un autre côté, si on ne suit pas, si on se se connecte pas, on se confine tout seul.

Imparable.

Parfois cependant, je me demande si ce n’est pas de suivre, de s’aligner, de se synchroniser que justement on se confine… ou si l’enfermement ne tient pas justement à cette réduction audio- visuelle, et puis à ces formes qui semblent s’imposer toutes seules, et dont on néglige les effets. Pensée à contre-courant.

Que se passe-t-il ? Sur Zoom, pas grand-chose, il faut bien le dire. L’outil uniformise toutes ces réunions, qui pour chacun sont vécues au même endroit, dans le même fauteuil : seules les vignettes varient, sorte de puzzle parfaitement aléatoire, dans une sidérante horizontalité. Et puis tout cela a lieu sans plus de cérémonie, et même sans plus d’effort : plus de frontière entre privé et public, plus d’espace dédié, plus de rencontre en fait, plus d’événement. On cause, on cause, c’est mieux que rien. Pas sûr.

Pourtant l’outil se donne pour providentiel, moyen d’atténuer le confinement et d’assurer une « continuité » triomphante, érigée en mot d’ordre. Mais pendant qu’on est occupé à mimer de rassurants rituels et que notre planning est ainsi rempli, voire saturé, on escamote le réel du confinement, qui est de séparatisme et d’atomisation sociale. (C’est évidemment pourquoi on prépare une loi contre les séparatismes, qu’on prétend reporter sur certains). Ceux qui se voient sur Zoom ne voient pas ceux qui sont très concrètement enfermés ou pétrifiés : vieux, étudiants, artistes, précaires, marginaux, réfugiés, et tous les passeurs de loisirs, de convivialité ou de culture.

Je zoome donc j’oublie.

1  « Aimer, s’aimer, nous aimer », Ed. Galilée, 2003, p.37.

2 La citation complète de Galien étant : « Omne animal triste post coïtum, praeter gallum mulieremque », c’est-à-dire « sauf le coq et la femme »…