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PERVERSCOPIE / «Ceci n’est pas une petite fille»

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Image extraite du livre “Nympha Stumeadiana”, de Stu Mead, édité par la galerie d’art E2/Sterput, 2020.
Texte paru dans le Blog de Libération, Les 400 culs, écrit par Agnès Giard – 23 juillet 2020.

Le tableau de Magritte, intitulé “La trahison des images”, montre une pipe surmontée de la phrase «ceci n’est pas une pipe ». Il serait, en effet, difficile de fumer avec. Le même raisonnement s’applique-t-il aux peintures représentant des petites filles nues ?

L’américain Stu Mead fait partie des artistes les plus controversés à l’heure actuelle. Il dessine des nymphettes léchées par des diables et des filles pré-pubères qui se caressent dans des fontaines. Montrer son travail, c’est –inévitablement– s’attirer des ennuis. Sous prétexte de lutter contre la pédophilie, assimilant les fillettes en papier à de vraies personnes, les détracteurs de Stu Mead l’accusent de commettre un crime. Les fillettes en papier ne peuvent pourtant ni sentir, ni souffrir ? Ce sont des êtres imaginaires, des fictions matérialisées à l’aide de pinceaux sur une surface plane, des «chimères artistiques, qui, en tant que telles, n’agressent aucun enfant ni ne transgressent aucune loi démocratique en vigueur». Toutes innocentes qu’elles soient (objectivement), ces images suscitent pourtant la colère de certaines personnes.

Campagne de haine à Marseille

En 2004, lors de l’exposition collective «When Love Turns to Poison» au Kunstraum Bethanien de Berlin, une des peintures de Mead (“Première communion”) est vandalisée par un intégriste. En 2008 lors d’une exposition de Mead à la Hyaena Gallery à Burbank (Californie), quatre artistes associés à la galerie la quittent en guise de protestation. En 2015, l’exposition Berlinhard à l’atelier du Dernier Cri à Marseille déclenche une campagne de haine (assortie de menaces de mort) sur les réseaux de la fachosphère. En 2020, pourtant, une galerie d’art associative, E2/Sterput (à Bruxelles) consacre courageusement une exposition (intitulée «Divines») au travail de Stu Mead (1). Pour défendre le travail de Stu Mead, la galerie E2/Sterput publie même un livre d’art (Nympha Stumeadiana), en 150 exemplaires, dans une édition de luxe vendue seulement 20 euros, accompagnée d’un essai élogieux en faveur de l’artiste.

Les nymphes à l’origine du don de propétie

La préface, signée Déline Luca, présente ceci d’admirable qu’elle évite tout effet de manche : Stu Mead n’y est pas présenté comme un martyr, ni comme une victime du puritanisme. Ce serait trop facile. Stu Mead est au contraire présenté comme coupable : coupable de nympholeptie. «Mead est, après Balthus, Bellmer et Darger, le dernier grand nympholepte de la peinture», explique Déline Luca, par allusion au Phèdre, un texte dialogué (datant du 4e siècle avant Jésus-Christ) dans lequel Socrate raconte qu’il est toujours dangereux d’approcher des sources, parce qu’elles sont habitées par des nymphes. Quand les nymphes voient un homme, elles s’emparent de son esprit. Subjugué, le voilà nymphólêptos –littéralement “frappé par les nymphes”– dépossédé de lui-même, rendu fou. Socrate dit que cette folie déclenchée par les nymphes est celle, exactement, qui transporte les pythies visionnaires. Elles ont reçu des nymphes une forme d’inspiration quasi-surnaturelle que Socrate nomme «l’art de la folie» (manike).

Eidolon : idole, image, simulacre

En français, hélas, le nom des nymphes s’est abâtardi : il a fini par donner «nymphomane», soit l’équivalent d’obsédé-e sexuel-le. Dans Phèdre, les nymphes étaient présentées comme «la frémissante, oscillante, scintillante matière mentale dont sont faits les simulacres» – ainsi que le formule Roberto Calasso (2), c’est-à-dire comme de purs fantasmes à l’origine du génie créateur. Dans notre société moderne, on ne voit plus les nymphes comme des formes d’enchantement. Quand Déline Luca affirme que Mead est nympholepte, elle se réfère bien sûr au sens ancien : aucune petite fille réelle n’a été maltraitée pour faire des tableaux. Celles que Stu Mead représente ne sont que des idoles fantasmagoriques, conçues en réaction au réel. Dans le réel, Stu Mead n’a pas eu de chance. Il est né à Waterloo (dans l’Iowa, aux États-Unis) en 1955, dans un environnement puritain. Le malheur veut qu’il soit né avec une arthrogrypose : une anomalie congénitale affectant les articulations et les muscles.

«Comme si ces filles possédaient un pouvoir magique»

En grandissant avec ce handicap, il développe avec les filles une relation compliquée, mélange de frustration, d’angoisse et de honte. Dans un entretien avec Ghazi Barakat (publié dans l’ouvrage Innocence instable), Stu Mead raconte : «Quand j’étais petit, j’étais extrêmement émotif envers les filles de mon âge. Si une fille fleurtait avec moi, je devenais très agité ou effrayé. […] Cette anxiété sexuelle associée aux petites filles est restée jusqu’à ce jour.» Exclu des activités sexuelles réservées aux «gens normaux», Stu Mead se crée un univers érotique sur mesure. Il a peur des petites filles ? Il en fait les agents de son théâtre cruel. Il a aussi peur de l’eau ? L’eau devient le moteur de son trouble. Dans ses tableaux, les nymphes relèvent du rêve. Un rêve agité, tentateur, inquiétant, jouissif, choquant… mais un rêve. Faut-il interdire aux gens de rêver ou, même, cauchemarder ? Faut-il s’interdire à soi-même d’être «saisi» par les nymphes de Mead ?

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A LIRE : Nympha Stumeadiana, une sélection d’œuvres de l’artiste américain Stu Mead, avec un texte de Déline Luca («Stu Mead, le dernier nympholepte»), catalogue d’exposition de l’exposition “Divines“, éditions E2/Sterput, 2020.

NOTE

1) A Bruxelles, l’exposition «Divines» ne fait pas la moindre vague. Nous sommes en Belgique, normal : la patrie de Magritte et de Benoit Poelvoorde

2) Roberto Calasso, La Littérature et les dieux, Gallimard, 2002, p. 36-37. Cité pr Déline Luca.