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Dany-Robert DUFOUR – La perversion, de 1714 à nos jours

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Jean-Pierre Lebrun, connaissant bien mes travaux sur La Cité perverse, cependant que je connais bien les siens sur La Perversion ordinaire, m’a demandé si j’avais éventuellement quelque à dire sur la perversion « hors » la loi, ou « contre » la loi, voire même « tout contre » la loi. J’ai répondu que non.

Car, depuis que j’ai, disons, forcé l’accès à quelques sources soigneusement refoulées par l’historiographie courante, je tiens que la perversion, c’est la loi. Un rapport qui a commencé à se mettre en place, il y a trois siècles. Si bien que, maintenant, la perversion, c’est la loi, rien que la loi, toute la loi. À ceci près qu’elle se dissimule comme telle. Normal, puisque la perversion est un peu perverse. Jean-Pierre Lebrun m’a donc invité à soutenir cette proposition et c’est pourquoi je me retrouve à présent devant vous.

Comme je suis philosophe, je ne partirai pas de cas ou de vignettes cliniques, mais d’un texte très court et très actuel. Par court, je veux dire qu’il ne compte que 24.000 caractères (soit une douzaine de pages). Et, par actuel, je n’entends pas qu’il est récent, mais qu’il est d’une grande actualité au sens où il me semble une introduction essentielle à notre présent et au rôle qu’y joue désormais la perversion. Pour tout vous dire, je tiens ce texte, datant de 1714, comme le manifeste qui a tout simplement proposé la perversion comme nouveau destin du monde.

Il s’intitule Enquiry into the origin of moral virtue ? en français, Recherches sur l’origine de la vertu morale. Il a été écrit à Londres, aux premières heures de la première révolution industrielle où s’est formé ce mode qui domine aujourd’hui totalement le monde, le capitalisme. Son auteur, Bernard de Mandeville (1670- 1733), était un philosophe et un médecin des passions de l’âme (« psy », dirait-on aujourd’hui) qui avait ouvert à Londres un cabinet, le premier du genre, où se pressaient – cela devrait vous intéresser – les hystériques et les hypocondriaques d’alors, à qui il proposait, pour tout traitement, de parler. De parler « dans leur idiome » et « tout le temps nécessaire », disait-il. Voici donc un «  »psy » qui a vu et entendu comment se sont alors nouées ces trois économies : psychique, marchande et politique. Car, en plus d’être philosophe et « psy », il est aussi fondateur de la pensée économique libérale moderne (inspirateur direct d’Adam Smith et des Utilitaristes). Ce texte a donc été publié la première fois en complément de l’édition de 1714 de l’œuvre la plus connue de Mandeville, La Fable des abeilles – je vous renvoie à l’édition des cinq textes que je viens d’établir, précédés d’une longue préface de 100 pages sur Mandeville.

Avant que d’être proscrit et de sombrer dans l’oubli, cet écrit n’avait pas échappé à Voltaire qui y avait fait de larges emprunts dans les chapitres 8 et 9 de son Traité de Métaphysique de 1734, sans toutefois mentionner le nom de Mandeville et en en affadissant beaucoup les thèses originales. Or, celles-ci étaient tellement sulfureuses qu’elles finirent, dès qu’elles furent mieux connues, au bûcher ? les écrits de Mandeville seront condamnés par le Grand Jury du Middlesex en 1723, puis mis à l’index et brûlés à Paris par le Bourreau à Paris en 1745. Ce fut le plus grand scandale philosophique de l’Europe des Lumières. Pour couronner le tout, on transforma son nom, Mandeville, en Man Devil, l’homme du diable ? vous voyez qu’on était déjà un peu lacanien à cette époque.

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