PERVERSCOPIE / Les pantalons pour femme, et pas le contraire /
Texte paru dans le Blog de Libération, Les 400 culs, écrit par Agnès Giard – 8 juin 2020.
Quand une femme porte un pantalon, c’est normal. Quand un homme porte une jupe, c’est un travesti. Pourquoi le mot «travestissement» ne s’applique-t-il qu’aux hommes ? La réponse dans un ouvrage qui parle pêle-mêle de saints à seins et des Cendrillons à moustache.
Le monde est injuste : alors que les femmes peuvent sans problème emprunter des vêtements aux hommes, les hommes en robe se font regarder de travers. De cette anomalie, la chercheuse Elizabeth Fischer fait la matière d’une petite enquête aux origines du pantalon. Mais de quand date ce vêtement ? Et pourquoi les femmes peuvent-elles le porter sans passer pour des «perverses» ? Son article est le premier d’une série de recherches rassemblées sous le titre Travestissements. L’ouvrage, dirigé par Anne Castaing et Fanny Lignon réunit les travaux d’historiennes ou d’anthropologues sur des sujets aussi variés que l’histoire d’un moine du XIIe siècle appelé Joseph mais (de son vrai nom) Hildegonde et la description de drag-comédies TV brésiliennes. Chaque chapitre offre l’occasion de rappeler cette vérité : que les vêtements sont des signaux codés et que les codes fluctuent dans l’espace/temps. Prenez la robe, par exemple : jusqu’au XVIe siècle, en France, c’est un vêtement masculin aussi bien que féminin.
La robe comme vêtement pour homme ?
«Jusqu’au XIVe siècle, hommes et femmes portent une même robe longue (cotte) descendant jusqu’aux pieds, et couverte d’un vêtement long de dessus (surcot, houppelande). À l’origine, le terme «robe» désigne un long vêtement couvrant, porté indifféremment par les deux sexes.» Cette robe, bien sûr, n’est pas ajustée de la même manière. A partir du XIIIe siècle, les hommes la portent avec une ceinture sur les hanches, alors que les femmes portent une robe serrée à la taille ou sous la poitrine. Au XIVe siècle, la tenue raccourcie des combattants, conçue pour ne pas gêner les mouvements, généralement portée sous une armure, est adoptée comme «tenue de cour» par les nobles qui s’exhibent en pourpoints courts et en chausses. Cette mode du vêtement «bifide», très ajusté aux fesses, rembourré à l’entrecuisse, se répand parmi les hommes : plus seyant.
Noblesse d’épée, noblesse «de robe»
L’ancêtre du pantalon n’est d’abord réservé qu’aux gens d’arme, bien sûr. Pour les personnes exclues du métier de la guerre – les femmes, les clercs, les prélats, les administrateurs – la robe reste de mise et jusque de nos jours ainsi qu’en témoignent certaines tenues portées par les avocats ou les universitaires. Longtemps, le mot robe reste d’ailleurs associé au prestige et à l’honneur d’une fonction. Elizabeth Fischer cite pour preuve ces expressions toujours en usage dans la langue française – «gens de robe», «charge de robe» – pour désigner les magistrats et les avocats. A partir de la Renaissance, cependant, la «silhouette bifurquée» s’impose comme une forme de géométrie virile (suivant la belle expression de Georges Vigarello), marquant avec ostentation le masculin comme bastion de la force. Au XIXe siècle, alors que le partage des rôles s’accentue, la «syntaxe vestimentaire» oppose de façon radicale des mâles moulés dans des uniformes ultra-collants et des femelles aux jambes dissimulées sous les multiples couches duveteuses de leurs crinolines.
Les femmes ont TOUT pris aux hommes…
Avec l’entrée graduelle des femmes sur le marché du travail, et sous l’influence du sport, tout change. D’abord en jupe-culotte, puis en pantalon, les femmes s’approprient peu à peu l’intégralité du vestiaire masculin : pull-over, T-shirt, smoking, bottes, training… Dans les supermarchés, aucune pièce de vêtement masculin n’est refusée aux femmes. Le contraire n’est pas vrai. Il n’existe dans la penderie des hommes aucune pièce empruntée à la garde-robe féminine. Pas de quoi se réjouir, assène Elizabeth Fischer. Il serait naïf de croire que les femmes ont de la chance, comparées aux hommes. «Le féminin peut emprunter au masculin, alors que le contraire est moins bien toléré socialement, voire rejeté. Si les fillettes peuvent porter du bleu, pourquoi les petits garçons ne peuvent-ils être vêtus de rose ?» Réponse : parce que les filles sont encouragées à s’approprier les attributs masculins, «dans une visée d’empowerment», alors que les garçons sont, au contraire, invités à rejeter le féminin, perçu comme un affaiblissement.
… parce que la société place le bien du côté de l’homme
Un pantalon rend la femme forte. Une jupe avilit et dégrade l’homme. Pour le dire autrement : le masculin est une qualité, le féminin un défaut. Voilà ce que signifie le fait qu’on perçoive l’homme en robe comme «travesti» (transgressif) et la femme en pantalon comme… une femme (normale).
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A LIRE : Travestissements. Performances culturelles du genre, sous la direction d’Anne Castaing et Fanny Lignon, Presses Universitaires de Provence, 2020.
ILLUSTRATION : Place de la Concorde (8e), les Parisiennes adoptent la mode du pantalon lancée par Marlène Dietrich, années 1930. Photo : Keystone-France