En écho aux contributions de Guy Dana et de Jean Pierre Lebrun, et afin d’ajouter ma pierre au débat fructueux qui s’ouvre sur cette situation inédite, quelques réflexions sur le vif à l’issue de cette troisième semaine de confinement
- Tout d’abord, la troisième semaine a été la plus éprouvante. Autant les deux premières semaines ont été vécues dans une relative légèreté et allégresse par la majorité de mes patients, patientèle parisienne, avec une sorte de curiosité distanciée par rapport à l’incongruité de la situation, de devoir rester confiné chez soi, autant la troisième semaine a laissé place à l’angoisse qui s’exprime. Il ne s’agit pas d’une angoisse de castration, quoique, mais d’une angoisse existentielle, comme s’il s’agissait pour eux d’une prise de conscience subite et accélérée de la fragilité humaine.
- Pas tellement d’ailleurs de la peur de tomber malade, pour eux ou leurs proches, mais tous ont saisi brutalement que cette crise n’en est pas une, qui s’inscrirait dans la continuité des pandémies antérieures, comme la grippe espagnole, comme on a pu le lire ici ou là, mais d’une rupture d’une nature beaucoup plus radicale dans la civilisation, avec la possibilité de « nettoyage du parlêtre de la surface du globe », comme le dit sans plus d’ambages Lacan dans la première partie de la Troisième. C’est donc principalement ce thème qui a été abordé spontanément par les patients, avec une recrudescence des demandes médicamenteuses, y compris pour des patients en thérapie qui n’y avaient jamais fait allusion jusqu’ici, et une alcoolisation inconnue jusque-là, notamment chez des femmes vivant
- La question de l’ennui ou du souci du confinement ne se pose pas autrement qu’e marginalement ou
Par contre, et c’est remarquable, et c’est la raison pour laquelle je trouve le travail actuel avec les patients formidable, ce qui se met en avant, c’est la question de la gravité de l’existence. Tous ces jeunes qui se perdaient auparavant dans des activités ou métiers que l’on pourrait qualifier de futiles, l’évènementiel, la communication, le marketing, etc., n’en veulent plus au sortir de cette période. À des degrés de prise de conscience et de détermination plus ou moins divers, ils souhaitent s’engager à l’avenir autrement, soit politiquement (ce que l’on entend beaucoup), soit professionnellement…
À cet égard, peut-être est-ce anecdotique, mais je souligne que les commerciaux à qui j’ai eu affaire pour la mise en place de la téléconsultation et de la continuité du travail (Doctolib, Paylib, etc..), et vis-à-vis de qui nous entretenons généralement une défiance vis-à-vis de valeurs et d’un système économique qui n’est pas le nôtre, se sont montrés d’une humanité à l’autre exemplaire en termes de temps, d’écoute, d’attention, et de patience, pour mettre en place leur système alternatif, de toute évidence, l’obtention d’un contrat commercial n’était pas au cœur principal de leur intention, alors qu’il s’agissait de leur travail, et de leur rémunération. Ces commerciaux qui sont en général des patients redoutés lorsqu’ils viennent par hasard en consultation (mais quel rapport peuvent-ils donc entretenir avec leur vie intérieure ? Quel est leur dialogue avec eux – mêmes ? Qu’attendent-ils de moi autre qu’une demande de soulagement immédiat, de type action-réaction ?), se sont montrés d’une humilité et d’une intelligence des enjeux actuels époustouflante. Une leçon pour ma part.
Le monde et en train de changer sous nos yeux, je ne rejoins pas le pessimisme de ceux qui pensent que tout reprendra comme avant, et notamment l’égocentrisme individuel, et la frénésie de jouissance égoïste, ni l’optimisme béat des lendemains collectifs qui chanteront, mais une césure a eu lieu. Les intelligences jusqu’ici mises en avant pour l’enrichissement personnel (start– up …,) se sont rassemblées collectivement, c’est ce qu’on voit avec toutes ces initiatives formidables et ingénieuses de contournement des obstacles et pénuries matérielles, essentiellement les équipements médicaux. Ces initiatives ne sont pas des faits marginaux et isolés. Par ailleurs, dans ces initiatives, la question de l’argent et de l’enrichissement ne sont jamais évoqués. Je ne crois pas, pour avoir discuté avec quelques-uns, d’une génération antérieure à la nôtre, à une arrière-pensée. Au contraire, tous perdent de l’argent, et ne comptent pas leurs moyens, qu’ils ne retrouveront pas nécessairement après la crise.
En ce sens, Jean-Pierre Lebrun a raison, radicalement raison…… jusqu’au 16 Mars 2020. Depuis le 16 Mars, en effet, le constat d’un monde converti à une jouissance sans limite est caduque, il est tombé d’un coup, brutalement, et de massif, est devenu marginal, et nous devons prendre la mesure de ce qui est train de changer dans la société. Donc vivement un Jean-Pierre 2.0, avec sa capacité unique d’analyse et de nous rendre compte de ces nouveaux changements.
La consultation proprement dite
J’en viens à ce que dit Guy Dana des consultations. À ce que j’ai cru comprendre de la lecture de son texte, Guy ne pratique pas la consultation vidéo, mais uniquement l’écoute téléphonique.
Le corps n’est pas là, c’est juste, et nous en mesurons l’absence. Mais l’image vidéo est importante. Elle permet entre autres de saisir, ce qui a été le cas pour moi, à travers leur visage, la fatigue et les traits tirés de ces patients, patientes, isolés chez eux, elles, la rupture avec les deux semaines précédentes. Le paradoxe est qu’alors même que le corps n’y est pas, il n’est jamais aussi présent qu’en consultation vidéo, et notamment ses tensions les plus rudes. De nombreux patients disent « qu’ils vont bien », alors que leur visage et leurs traits montrent le contraire. Rabattre l’image d’un visage sur le pur potentiel imaginaire serait réducteur.
La consultation vidéo est effectivement très fatiguante, car il n’est guère possible de travailler comme à l’accoutumée, de s’évader, de rêver et penser à autre chose, comme nous le pratiquons ordinairement, l’écoute flottante, dans le but de laisser tout l’espace psychique aux patients pour leurs propres associations, en nous contentant de tenir fermement les bords. Ce nouveau travail nécessite plus d’attention continue, même si l’ancien peut persister avec certains.
En effet, dans la consultation vidéo, il y a un phénomène de captation du regard, qui est visuellement très rapproché, et cela en raison même du dispositif, le smartphone, ou l’oculus vidéo de l’ordinateur, regard qui nécessite d’être soutenu, même si ce n’est évidemment pas possible tout le temps d’une consultation, mais, et bien que l’on soit en permanence amené à y revenir.
À l’inverse, l’évitement du regard par certains patients, et qui choisissent volontairement de parler en se positionnant de biais face à la caméra, surtout pour ceux qui étaient auparavant allongés, vient opportunément soulager la fatigue de l’enchainement des consultations…
De quoi parlent-ils ?
Du Réel, et c’est vraiment le moment de relire RSI.
Nous tenons une corde du Réel avec ces patients, qui leur permet de tenir le nouage RSI. C’est un travail que nous faisions déjà avec certains psychotiques, ou certains patients proches de la rupture et de l’hilflosigkeit, mais là, nous le faisons avec des patients qui se tenaient très bien jusqu’ici par eux-mêmes, et avec qui jamais nous n’aurions eu l’idée d’un abord de ce type.
Il ne s’agit donc pas d’une conversation banale, au sens où Guy Dana l’emploie, ses mises en garde sont comme toujours pertinentes et justes, mais il s’agit d’un abord thérapeutique rendu incontournable par la situation, et l’exigence de Guy doit être ici tempérée. Là aussi, Guy Dana rend bien compte des écueils et des risques de cette consultation, de ses enjeux également, mais mal compte de la situation. Pas de bavardage, nous sommes bien d’accord, d’autant que certains patients sont saturés, et sursaturés de conversations Whatsapp le plus souvent débilitantes avec leurs ami. e. s et familles. Nous ne sommes pas là dans un plus de ce flux ininterrompu et continu, sitôt oublié, sitôt raccroché, un « empilement bancal de soucoupes d’assiettes », pour reprendre une expression de Marcel Czermak, mais en position autre.
Pas de transformation des séances thérapeutiques en ersatz de SOS amitié, et c’est fondamental, et c’est pourquoi la question du paiement est également primordiale. Payer les séances, comme auparavant, mais par les moyens monétiques modernes et ne pas accumuler de dette vis-à-vis de son thérapeute. Les patients sont soulagés de régler leurs séances.
La question du repère, fixe, du rendez-vous hebdomadaire, est fondamentale à poser, alors que le temps en confinement s’étale et se délite. Autre changement, c’est moi qui appelle, à l’heure convenue, et le plus souvent avec retard d’ailleurs, question d’organisation. Je ne crois pas que la dialectique de la demande s’en trouve inversée. Personne n’a jamais pensé que c’était moi qui devenais demandeur au prétexte que j’appelais.
Question de la parole du thérapeute, j’y reviens. Nous sommes amenés à parler, à beaucoup parler. À un véritable échange humain, et nous sommes convoqués à être ce que nous sommes. Humainement. Nous continuons à tenir transférentiellement la place du semblant, et en même temps, dans le même temps, nous sommes là avec notre être, amenés à dire ce que nous savons. Et aussi que nous ne savons pas. Quelque chose tombe dans ce moment, c’est la possibilité de se planquer, et de répondre évasivement ou par un grommellement à l’angoisse et à l’interrogation du patient en le renvoyant à lui-même.
Le Réel de ce que nous sommes, une fois de plus. Et dont nous percevons immédiatement les effets chez les patients. Les rêves par exemple, ont changé de nature, et il faut relire les travaux publiés sur les rêves durant le nazisme. Nous sommes beaucoup plus qu’auparavant présents dans les rêves du patient, et à chaque fois, il s’agit de tenir une place. D’éprouver une consistance. Une analysante psychologue, et de nationalité étrangère, donc totalement isolée de sa famille, me disait qu’elle avait fait un rêve où elle était en contrôle avec moi. Elle me rapportait le cas d’une patiente (réelle) qui lui disait que sa grand-mère était décédée, mais qu’elle ne voulait pas lui en parler car elle ne voulait pas que ma patiente « comprenne ce qu’elle éprouvait ». Devant l’incongruité illogique de la situation, je lui faisais valoir que la réticence de sa patiente était une manière de mettre à l’épreuve ses capacités et de la mettre à distance. Et que la question de la patiente comme la sienne propre à mon égard était de savoir si le thérapeute allait tenir la route et allait savoir continuer à être présent et consistant auprès d’elle.
Le sexuel dans tout ça ? On peut dire que les patients sont au travail, incontestablement, il ne s’agit encore une fois pas d’une conversation ordinaire, même si elle peut en prendre les aspects Canada dry, et même s’il s’agit d’un travail de nature différente que précédemment, dans ces vidéo-consultations actuelles, et qu’il faudra veiller à reprendre le cours plus orthodoxe d’une cure lorsque la situation se sera stabilisée. Il faudra voir s’il s’agit d’une parenthèse désenchantée ou d’une cure qui ne pourra reprendre sous sa forme antérieure et qui devra se clore.
Voilà quelques réflexions rapides, superficielles, prises dans l’immédiateté. D’autres sauraient dire de manière beaucoup plus pertinente, contradictoire, et affiner ces quelques bredouillages.
Freud rappelle, dans les conseils aux médecins, qu’il s’agit pour lui avec la psychanalyse, de forger, comme l’artisan un outil à sa main, à sa main propre, et chaque thérapeute a sa propre consultation, composée de ceux et de celles à qui son style, sa personnalité, ses croyances, ont convenu. Donc chaque expérience est différente. Un certain nombre de patients ont refusé, il y a deux semaines, de passer à la vidéo-consultation, et préféré attendre la fin du confinement. D’autres préfèrent un coup de fil rapide, afin de vérifier que je suis toujours en vie. Et afin de s’assurer que je peux vérifier qu’eux aussi sont toujours en vie. (envie ?)
Pour finir, une dernière anecdote, que je dédie à Guy Dana et à notre amitié. Pendant la dernière Guerre mondiale, durant le Blitz, les analystes de Londres continuaient flegmatiquement à se réunir sous les bombes allemandes. Les débats étaient passionnés, on était en pleine controverse entre Anna-freudiens et kleiniens. La salle se déchirait interminablement pour savoir quoi faire de ces enfants éloignés d’autorité par le gouvernement à la campagne, et donc séparés de leurs parents, dans le but de les protéger. Chacun y allait de son interprétation et de ses propositions, toutes plus farfelues et contradictoires, comme on peut aisément se l’imaginer.
Au bout de deux heures de disputes épuisantes, Winnicott, qui était jusqu’ici resté silencieux, se lève du fond de la salle et dit : « Qu’on leur donne du lait… »